jeudi 29 septembre 2011

Au petit bonheur la chance

Et hier, à cette heure-ci sinon plus tôt, JB était en villégiature forcée au 18e étage d'un immeuble berlinois qui en compte 19. La veille, lorsqu'il y avait pris ses quartiers, la dame blanche (qui se dit en anglais banshee, comme celles de Siouxsie) lui avait dit que la nuitée coûterait 36 € l'unité, en prenant soin de préciser: "Cette somme, l'hôtel autrement dit, vous devez la virer sur ce compte-là. L'autre somme, sur ce compte-ci". Et JB de répliquer: "Si la première somme est l'hôtel, la seconde est le péage, c'est ça?" Ça les avait fait ricaner. Bref.

Toujours est-il que JB se réveillait hier aux horreurs et que, depuis son 18e étage, il bénéficiait d'une vue imprenable, aussi plongeante que panoramique sur Berlin. Il était 6h30 du matin, JB avait déjà bu 1 litre de café et fumé 30 cigarettes et, devant le spectacle urbain, il en était resté coi d'admiration. Du coup, il avait pris une petite photo:

© icke

Comme la photo le montre, il y avait cet étrange filet tendu devant la vitre — et JB s'était demandé s'il avait été accroché pour empêcher les gens de se prendre pour Birdy ou pour empêcher les vrais oiseaux de venir se poser sur l'espace attenant à la fenêtre.

Tout en regardant, JB avait sa musique dans les oreilles. Et notamment ce morceau d'Eric 'Monty' Morris qu'il aime tant et qui convenait si parfaitement à la situation et à sa villégiature. Et il n'est pas le seul à le trouver renversant puisque, sur toitube, on trouve le commentaire suivant:


Allez, on écoute — et JB a pris soin de consigner les paroles pour ses petits amis, juste en-dessous:



There comes a time in life with chances we take
And if you're fortunate, you'll get a break
Don't look back when you're moving along the way
Or you'll realize, there's tears in your eyes
We all got problems but we've got to fight hard
Cause if you turn back, then you will be wrong
Take my advice and rather think twice
Then your days and your nights will be so nice

Écoutant ça et regardant Berlin, JB se disait que c'était exactement ça: qu'il ne fallait surtout pas regarder en arrière mais droit devant, vers la Tour de la télévision, vers l'horizon. Mais il se disait surtout que, oui, on prend des risques — et il s'étonnait que risque et chance, en anglais, se cristallisent en un seul mot: chance.

Et, invariablement obsessionel (rien de neuf sous son soleil socialiste, même matinal et même naissant), JB se souvenait avoir entamé en février de cette année un post sur ce mot, chance. Car quelle chance n'a-t-il pas eue, ce mot. Le mot chance. Quelle fortune linguistique notre chance française n'a-t-elle pas connue! Puisqu'elle va s'exporter dans de très nombreuses langues. À commencer par l'anglais qui l'importe dès le XIIIe siècle, indique à JB le Oxford Dictionary of English Etymology. En anglais moderne, le substantif chance a 5 définitions majeures (il en y a d'autres, plus techniques, mais ce sont celles ci-dessous qui nous intéressent), ainsi que nous l'explique le American Heritage Dictionary:

    1. The unknown and unpredictable element in happenings that seems to have no assignable cause.
    2. A force assumed to cause events that cannot be foreseen or controlled; luck: Chance will determine the outcome.
  1. The likelihood of something happening; possibility or probability. Often used in the plural: Chances are good that you will win. Is there any chance of rain?
  2. An accidental or unpredictable event.
  3. A favorable set of circumstances; an opportunity: a chance to escape.
  4. A risk or hazard; a gamble: took a chance that the ice would hold me.

Le français, quant à lui, en connaît quatre, que JB emprunte au Littré:
1° Façon d'advenir, suivant des conditions qui ne nous sont pas connues.
2° Absolument et abusivement heureux hasard, bonne fortune.
3° La probabilité qu'il y a qu'une chose arrive ou non.
4° Sorte de jeu de dés.

À part la cinquième définition, que JB a pris soin de souligner car elle correspond au sens de chance employé également par Eric 'Monty' Morris (sur laquelle il revient dans pas longtemps), on voit que les significations sont à peu près identiques.
Bon.

En fait, la chance, c'est donc ce qui "arrive", ce qui survient, mais c'est d'abord ce qui tombe. De fait, chance, souligne le Robert historique de la langue française, "est issu de l'évolution du latin cadentia", qui a donné notre cadence française. Ce même cadentia, poursuit le TLF, est une "substantivation du participe présent pluriel neutre de cadere «tomber» qui s'employait aussi en latin classique dans le vocabulaire du jeu en parlant de l'osselet". D'où le quatrième sens donné par le Littré mais que le TLF, pour sa part, liste en premier:


À cet égard, le Robert historique de la langue française indique:
◊ Sa spécialisation au jeu “chute de dés” (1200) a disparu, sauf dans quelques locution aujourd'hui mal comprises comme jouer sa chance, donner la chance “jeter les dès le premier”.
Re-bon.

Donc la chance comme chute, la chance issue de cadere, verbe latin qu'on retrouve en français moderne dans le verbe choir, d'où la chute — la boucle est bouclée, et le dictionnaire latin > français Lebaigue (!) nous le montre, JB a même surligné en bleu, histoire que ses petits amis voient bien:


Et, pour en finir avec le latin (puisque c'est quand même le pot aux roses, cette histoire de l'étymologie latine), c'est le supin de cadere, casum, qui a donné casus, substantif qui lui-même reprend les sens modernes de la chance tant anglaise que française. Et on voit bien, à travers l'évolution sémantique de casus comment on passe de la chute à l'événement, c'est-à-dire à ce qui arrive, à ce qui tombe à tel moment, ainsi que nous l'explique le toujours décidément bien-nommé Lebaigue:


Autrement dit, la chance viendrait d'abord de la ruine, du déclin, de la mort. Ça alors… On aimerait plutôt retourner cette évolution sémantique en implorant les déesses de la… chance et en s'exclamant: "Avec un peu de… chance, je ne connaîtrai ni l'accident, ni la maladie, ni la mort!" Et ainsi, on n'entendra pas dans l'origine du mot chance ses sens anciens quand on le prononcera.
Et c'est d'ailleurs ce qu'aurait pu penser JB du haut de son 18e étage s'il ne s'était abîmé dans la contemplation d'un Berlin qui s'éveillait, tandis qu'il écoutait Eric 'Monty' Morris dont voici la photo, alors qu'il était encore minot:


Puisque c'est lui, le chanteur jamaïcain qui a donné en avril dernier un concert à Leipzig, qui a ressuscité dans la tête compliquée de JB cette histoire de chance à l'étymologie tellement singulière. Lui qui emploie la locution anglaise take a chance. Puisque, en l'occurrence, chance ne signifie pas du tout chance, mais risque, comme on l'a vu. Take a chance, ce n'est pas du tout “prendre une chance”, mais bel et bien prendre le risque de, ainsi que nous le confirme le Larousse:


Ce sens, nous indique cette fois le site etymonline, est récent. On se souvient que l'anglais a emprunté au français le substantif chance au XIIIe siècle, et ce glissement sémantique qui fait évoluer le terme en le faisant passer de l'événement à la bonne fortune, en passant par la possibilité et l'occasion à saisir, pour finalement le fixer au risque, date de 1859 seulement — donc une paille pour l'étymologie:


Cette évolution sémantique du chance anglais suit d'ailleurs l'évolution sémantique du chance français dont on voit ci-dessous les sens en moyen français:

Et, en moyen français, devenu cheance, il regroupe les troisième et quatrième sens:
CHANCEsubst. fém.FEW II-1 cadere
[T-L : chëance ; GD, GDC : cheance ; FEW II-1, 27a : cadere ; TLF V, 494a : chance]
A. - "Ce qui échoit à qqn, situation créée par le sort"
1. "Situation qui comporte des incertitudes"
2. "Occasion à saisir"

Les petits amis de JB et lui aussi par la même occasion comprennent ainsi mieux comment on passe de la chance au risque. Et si la langue possède un inconscient linguistique (ce dont JB est persuadé), on voit que la chance anglaise en tant que risque n'a pas pris son sens en l'air — si JB peut se permettre cette expression. De fait, on a vu plus haut qu'un des sens de casus en latin était justement… risque.

Hasard (ou pas — voire pas du tout) de l'étymologie, ce glissement sémantique dans la langue anglaise de chance en risk a connu la même fortune linguistique, au XXe siècle, que celle qu'avait connue le chance français au Moyen Âge, tandis que le terme s'exportait dans de nombreuses langues. À commencer par le norvégien qui l'a littéralement plaqué (et on remarque que la langue d'Ibsen a comme à son habitude norvégianisé l'orthographe):

sjanse chance f, occasion f, (risiko) risque m
ta sjansen courir sa chance, prendre le risque

Même chose en danois, bien qu'il y ait une nuance que ne contient pas le norvégien. Puisque, dans la langue d'Andersen, la définition est "agir pour atteindre quelque chose, mais en ayant conscience que le résultat risque d'être négatif". Autrement dit, toujours en reprenant cette idée d'inconscient linguistique, le danois a conservé l'étymologie pour partie négative du terme chance:


Toutefois, ce même dictionnaire de la langue danoise, sur le site ordnet.dk, ne manque pas de souligner que cet emploi est controversé, voire qu'il "est considéré par certains comme incorrect":


Même chose en français qui a tendance à copier et à traduire le formule syntagmatique en française. La Banque de dépannage linguistique québécoise nous rappelle qu'il s'agit d'un anglicisme à bannir:


En allemand, Chance dans le sens de risque = Risiko existe également. On observe d'ailleurs, cette fois dans la langue de Goethe, un léger glissement sémantique au profit de risque, du hasard, et donc aux dépens de la bonne fortune, de l'événement. Il suffit pour s'en vaincre d'observer ce tableau des occurrences qui hiérarchise les emplois:


Mais le plus intéressant, trouve JB, si on reste dans ces glissements sémantiques autour du substantif chance et qui ont, dans les langues respectives, donné des formules syntagmatiques (confer donc take a chance pour prendre le risque de) — le mieux demeure les créations lexicographiques autour du terme.
JB a ainsi découvert l'existence, pour rester dans l'allemand, de Chancentod, un tefme que ne reproduit pas le Duden allemand, mais qu'on peut trouver sur le site Mundmische qui répertorie les néologismes:


Chancentod est une expression très souvent employée dans le sport, particulièrement dans le football, et désigne l'incapacité d'un joueur ou d'une équipe entière à transformer les occasions de but en but réel.
Les "occasions de but" en question se disent donc chances (= Chancen) en allemand. Sachant aussi que Tod signifie mort, Chancentod, c'est littéralement “la mort des chances” < “la mort des occasions de but”; en bon français footballistique: un vendangeur.

Les Suédois ont créé pour leur part un verbe: chansa:


La définition de ce mot appartenant au "langage populaire" étant: "essayer, au risque de gagner ou de perdre". Et l'exemple choisi signifiant littéralement: "Elle ne connaissait pas la réponse mais a “chancé” sur Beethoven". Autrement, chansa < “chancer”, c'est tenter, oser, miser, tabler sur. Et comment traduit-on chansa en anglais? Bingo!

Car les Suédois en connaissent un rayon question take a chance. JB en veut pour preuve le hit planétaire du Take A Chance On Me d'ABBA de 1978, que ses petits amis pourront écouter à loisir ici. Ils se souviendront que, tandis qu'Agneta et Frida, entonnaient "Take a chance on me", Björn et Benny répétaient en boucle "take a chance".

Mais JB, qui dan le cadre de sa villégiature forcée à pris des risques et connaît depuis tout de la réalité étymologique du substantif chance, préfère de loin le Chances que Stranger Cole et Gladstone Anderson chantait en 1966. Puisque, comme chez ABBA 22 ans plus tard, il s'agissait déjà de tenter sa chance auprès de quelqu'un = take a chance on somebody et ainsi de courir un risque tout comme de prendre le risque = take a chance. Pour ainsi avoir peut-tre la… chance que ça marche.
Alors espérons que ça marche. Même si c'est au petit bonheur la… chance.