dimanche 20 mars 2022

La guerre (2)

 




In Le Monde:
Les membres survivants des Clash, le groupe de rock britannique, ont donné leur autorisation pour l’enregistrement d’une nouvelle version de leur titre London Calling par un groupe punk ukrainien appelé Beton, rapportent le Guardian et l’agence Reuters. Les paroles du morceau intitulé Kyiv Calling appellent le monde à soutenir l’Ukraine face à l’invasion russe. Tous les profits tirés de ce morceau iront au Free Ukraine Resistance Movement.

samedi 19 février 2022

J'mettrai plus les pieds dans cette taule !

 Et JB avait traduit l'autre jour (toujours Ingvild), et c'est lui qui souligne :

Cette taule devrait plutôt s’appeler Les Ennemis. Cette taule devrait être fermée.

Qui parle ? C'est Melissa, elle a seize ans. On est en Norvège, à Oslo, dans un quartier plutôt défavorisé (oui, ça existe là-bas aussi) sans qu'on sache lequel. Les petits amis de JB avaient lu que Melissa n'avait pas forcément un langage relâché, qu'elle employait volontiers des mots qu'une adolescente ne prononcerait pas forcément. Ces deux phrases sont importantes en ce que, primo, elles font référence au bar et donc au titre du roman mais aussi, a fortiori, au ressort dramatique du roman ; secundo, elles sont prononcées tant par Melissa que par sa sœur Ronja, dix ans quant à elle.
Ici, l'aînée fait allusion au bar, Les Amis, où son père allait (ou peut-être va toujours) se soûler, alors qu'il n'a ni boulot ni argent, que les gamines bouffent des Choco pops à tous les repas ou presque.
Bon.

Et quand JB avait traduit comme ça, il s'était dit : ça colle pas, ton truc. Taule, ça colle pas.
Est-ce qu'une fille de seize ans, aujourd'hui, en 2021-22 (le livre est sorti en Norvège en 2021) utiliserait le mot taule ? Est-ce que sa sœur de dix ans comprendrait le terme, et le réutiliserait de surcroît, alors qu'à un autre endroit du roman elle ne sait pas ce qu'est une avance (sur salaire) ? Hum. Sûrement pas.
Ingvild, elle, emploie un mot neutre : stedet = le lieu/l'endroit.
JB a tout à fait conscience qu'il commet un péché de surtraduction en traduisant par taule. Mais il se dit aussi que cette version française perd tellement de ses détails socio-culturels norvégiano-norvégiens – c'est aussi un récit relevant du réalisme social –, qu'il faut récupérer à certains endroits ce qu'on a perdu ailleurs. Et il se dit enfin que ce taule est raccord avec le sentiment constant de suspicion, voire de mépris rentré, que la fille éprouve pour son père. La valeur négative du substantif correspond aux sentiments de Melissa.

Mais quand, aujourd'hui, il aboutit au passage où la phrase se répète, il (re)pense incontinent : non, ça colle décidément pas, ton truc.

C'est quoi, une taule, dans ce sens-là ?
Le merveilleux Bob, le dictionnaire d'argot en ligne indique :

  • taule ■ Établissement (troquet, bar, cabaret, boîte, restaurant) ; ■ atelier ; lieu où l'on travaille ; entreprise (mal tenue)
Donc a priori, au contraire ça colle. Le substantif taulier, ou pour le coup tôlier (qui rappelle son étymologie), signifie gérant d'un bar, et c'est son premier sens, indique le TLF :
Taulier, tôlier, -ière, subst.,arg. a) Propriétaire, gérant(e) d'un hôtel, d'un restaurant. Encore un petit coup à la bière... On pourra jamais se relever (...) le tôlier en tablier nous fout tous dehors! (CélineMort à crédit, 1936, p. 256).T'as les foies, hein, la tôlière? Allons l'addition, et magne-toi, grossis-le encore un peu ton magot (VaillandDrôle de jeu, 1945, p. 43). b) Propriétaire d'une maison de prostitution. L'insaisissable phénomène − l'Hermaphrodite − est si recherché des taulières (Simonin, J. BazinVoilà taxi!1935, p. 74).− [tolje], fém. [-jε:ʀ]. Supra prononc. − 1resattest. a) 1889 tollier « propriétaire ou gérant d'un hôtel, d'un restaurant » (MacéMes lundis, p. 256), 1901 taulier « id. » (Bruants.v. misérable), b) id. tôlier, tôlière « patron, patronne, en général » (ds Esn.)
De ce point de vue, purement lexical, ça colle toujours.

La taule, c'est aussi la prison. Du strict point de vue cette fois du rapport entre le lexique et la symbolique narrative, ça colle encore : malgré tous ses efforts pour rester "clean", le père ne peut s'empêcher de retourner au Stargate. Partant, il en est prisonnier. Le Stargate est donc une prison pour lui, en même temps que c'est un endroit glauque, et un bar par surcroît.

Et pourtant non, ça heurte, ça résiste à l'oreille, ça pique (comme on disait il y a encore cinq ans dans le nouveau français parlé). Taule ne va décidément pas. JB, qui a 104 ans, ne peut se départir qu'il s'agit d'un substantif déjà passé de mode dans sa jeunesse, circa en 1274.
Mais il va le remplacer par quoi. Par troquet ? comme le suggère Bob plus haut ? 
Non, troquet a des accents plutôt sympathiques. Là, JB serait carrément dans le faux-sens voire le contre-sens, et ce serait pire encore : il serait bon pour le bûcher ou la crucifixion, à l'instar de Saint-Sébastien, son double patron.

Que suggère Bob, si JB fait une recherche inversée, c'est-à-dire par le sens et non par le terme ?

  • tripot ■ Maison de jeu, maison de jeu de dernier ordre, où l'on joue et où l'on dupe ; ■ lieu de débauche, débit de boissons de bas étage, cabaret, tabagie ; mauvais lieu, bordel
  • trou à rat Lieu étriqué, petit, sans espace, sordide (mauvais logement, mitard, etc.) ; domicile étriqué, provincial ; (trou individuel creusé pour s'abriter)

Certes. Sauf qu'on en revient à la case départ en payant 20 000 francs.

JB cherche dans le Dictionnaire de (sic !) synonymes de Bertraud du Chazaud (re-sic ! mais une mine quand même) au mot bar – et, sans même lire les mots proposés, la lumière se fait dans son esprit tarabiscotté tarabiscoté :

RADE

Non pas la rade de Brest (avec Querelle qui "sentait venir en lui et s'y établir, une nouvelle nature"), mais le rade, le bar, le café, le troquet. Un rade, explique cette fois Bob, c'est :

rade  (1815)  #nom masc.

■ (moderne) Bar, café, débit de boissons, (boutique) ; ■ (hist.) comptoir de débit de boissons, comptoir (de marchand de vin) ; ■ (hist.) tiroir de comptoir, tiroir

Rade, dans les oreilles sans doute encéruménées de JB (oui, il a osé !),  a des accents plus neutres que taule, légèrement plus positifs aussi. C'est un terme plutôt argotique, mais pas familier non plus, ce que confirme le TLF :

Arg. Comptoir d'un bar. Pour faire plaisir au camarade On l'invite à v'nir en prendre un Su' l'rade (J. BerthierdsBruant1901, p. 170).Au-dessus du rade étaient accrochées, collées, glissées (...) une tinée de photos, vedettes et boxeurs français (Le BretonRififi, 1953, p. 131).

− P. méton. Café, bistrot. J'aimerais bien, tout de même, aller un de ces jours patienter une demi-heure « Chez Marcel », rue de la Santé, en face de la taule. Les visages de ce rade appartiennent à des amis non admis au parloir, des amis des parents du détenu (A. SarrazinL'Astragale, 1966, p. 135).

Et c'est une synecdoque, cela dit en passant, en ce que c'est une analogie qui désigne en fin de compte une partie pour le tout : au départ, le rade correspond au zinc du bar et a fini par le désigner entièrement. Et, d'un point de vue morphologique, c'est une apocope : la dernière syllabe du mot radeau est tombée, qui désignait dès 1849, indique le Dictionnaire historique Robert, le "comptoir de café". Ainsi est né le rade. 

Rade. 
Hum.
Ça a l'air pas mal.
Rade.
Hum.
Ça a même l'air de coller.
D'autant que Bob a précisé que l'usage était moderne.
JB décide, pour s'en convaincre, de consulter son nouveau joujou. Un outil conçu par Gougueule, intitulé Google Books Ngram Viewer et qui permet de vérifier, à travers les occurrences dans Google Books, de la fréquence d'un mot. Et que découvre JB, ce faisant ? Ça :


Le mot rade (au masculin, bien sûr) est de plus en plus utilisé, et surtout depuis 2003. Si Melissa a seize ans en 2021, elle est née en (pff… JB doit prendre sa calculette, c'est dire s'il est nul en maths, lui qui est loin d'avoir fait Maths LM)… 2005. Bingo.
On récapitule :

Ce rade devrait plutôt s’appeler Les Ennemis. Ce rade devrait être fermé.

Yes ! Jawoll !!


Mais quand, au tout début début, JB a employé taule, il ne cessait d'avoir une phrase qui lui trottait dans la tête. Une phrase qui disait peu ou prou, sans qu'il sache si la citation était exacte : "J'remettrai plus les pieds dans cette taule."
Cette phrase, dont il ne savait si elle avait été prononcée par un homme ou par une femme, était en tout cas extraite d'une chanson, mais dont là non plus JB était incapable de remettre le nom. Est-ce parce qu'il tournait et retournait cette phrase dans son cerveau, en tout cas elle parasitait, elle polluait la traduction – et, ce faisant, indiquait que le choix traductionnel était une erreur.
Marx soit loué la musique !

Et ce morceau, c'était lequel ?
JB s'est mis à chercher. Mais il n'a pas trouvé immédiatement.
En revanche, il a retrouvé quasi immédiatement la citation originale :
"J'mettrai plus les pieds dans cette taule !"

La phrase est prononcée en 1968. Le 9 juin 1968. Par une femme. Une ouvrière. Les accords de Grenelle viennent d'être signés entre le gouvernement et les syndicats, qui prévoient certes une augmentation du SMIG mais qui sonnent aussi le début de la fin des manifestations massives de mai 1968. Il faut reprendre la travail.
Cette femme, cette ouvrière, elle n'a pas de nom ni de prénom dans le film réalisé par Jacques Willemont et Pierre Bonneau, encore étudiants à l'IDHEC. Et elle n'en aura pas pendant longtemps – JB y revient plus bas. Elle intervient sous la forme d'une voix, qu'on entend après un long plan d'une minute environ sur plusieurs attroupements de gens : c'est la fin de la grève aux usines Wonder de Saint-Ouen, les ouvrières doivent reprendre le travail puisque les accords ont vu le jour. 
Cette femme, cette ouvrière, dont on ne connaît ni le nom ni le prénom, n'est qu'une voix, ou plutôt un cri, ou plus précisément une harangue, une imprécation. Elle est contre la reprise du travail. Elle refuse de revenir dans les ateliers. Puis elle prononce cette phrase qui deviendra d'anthologie :


Là voilà, la phrase qui trottait dans la cervelle de JB !
Voilà la phrase audio, que JB a isolée avec ses petites mains :
 


Cette femme, cette ouvrière, "cette Dora Maar des usines Wonder", ainsi que la qualifie Cécile Guilbert dans Roue libre, va parler pendant trois minutes. À partir de 1'30" environ jusqu'à 4'30" environ. Trois toutes minutes, et sa phrase qui dure cinq secondes environ va entrer dans l'histoire. Et là voilà la vidéo :


Mais un JB bouleversé aimerait faire son Serge Viallet et dire à son tour "stop !" comme dans Mystère d'archives sur arte, puis décortiquer dix petites secondes de la séquence juste avant et juste après la phrase. Pourquoi ? Sans doute parce que toutes les émotions humaines passent sur le visage de cette femme, de cette ouvrière. Et parce que toutes les actrices en herbe devraient étudier ce visage dans les écoles de théâtre, de même que tous les dessinateurs de roman graphique devraient étudier les changements de ses expressions dans les écoles d'illustration.

Première image. On regarde. D'abord l'image. Puis le texte. On essaie alors de comprendre l'image.


Ici, elle apparaît enfin dans le cadre de la caméra. Jusque-là, elle a été coincée entre les deux syndicalistes, des hommes forcément (sic) de la CGT, censés défendre ses intérêts. Et déjà, elle est en colère. Elle refuse obstinément de reprendre le travail.


On voit que le syndicaliste à gauche, il s'appelle Maurice Bruneau, a posé une main sur l'épaule de l'ouvrière. Il veut par ce geste sans doute lui témoigner sa sympathie, mais peut-être aussi la calmer. Et pour cause, elle crie toujours.


Or, brusquement, on ne lit plus la colère sur son visage. On dirait qu'elle pleure.


Le caméraman, Pierre Bonneau, s'en est-il rendu compte lui aussi ? L'ouvrière a les yeux plus plissés, la bouche plus allongée, les commissures plus marquées, comme si elle retenait ses larmes, comme si elle mangeait ses lèvres pour retenir ce chagrin qui semble prêt à exploser.


À la faveur d'un léger déplacement de la caméra, l'ouvrière entre encore plus dans le cadre. Mais les deux syndicalistes se sont eux aussi rapprochés. Que comprennent-ils ? Qu'il leur faut soulager la peine de cette camarade syndiquée ? Ou peut-être plutôt que les paroles ne suffiront pas ? Qu'il va falloir leur faire preuve de beaucoup de patience pour la faire taire ?
Oui, ça doit être ça… Stop ! 


Tiens, tiens. Maurice Bruneau vient d'enlever sa main de l'épaule de la femme qui semble toujours aussi affligée. Pourquoi ? En a-t-il assez de consoler ? Veut-il, doit-il, rompre cette intimité aussi brusque que brutale induite par son geste ?


La voilà, sa main. Voilà la forme qu'elle prend, le poing légèrement replié sur lui-même. C'est la main d'un négociateur, qui sait qu'il doit convaincre son interlocutrice, qu'il faut mettre fin à tout ça, à cette colère de femme. La colère d'homme, il la connaît par cœur. Mais la colère sans fard d'une femme délaissée par ses partenaires, l'effondrement non feint d'une ouvrière, il en fait quoi ? Elle affiche un abattement tel qu'elle est même incapable de regarder le syndicaliste. C'est dire si ses mots n'ont aucune portée sur elle, en elle. 


Il abaisse le poing, flanche-t-il ? Elle relève la tête, mais n'a toujours aucun regard pour lui. Ni pour l'autre. Elle fixe un point au-delà d'eux, loin d'eux. Elle les écoute, mais elle les ignore. Que voit-elle ? Que pense-t-elle ? Cela fait maintenant une seconde, allez, deux, que le syndicaliste de droite a pris la relève dans le posage de main pseudo-consolateur sur l'épaule.


Maurice Brumeau a renoncé : à la suite de son poing abaissé, c'est maintenant la tête qui prend la même direction : surtout ne plus regarder cette femme dans les yeux. Et pour cause : à l'abattement succède le désespoir. Elle est toujours aussi enserrée par trois hommes, avec en plus cette main qui la contraint


Le désespoir est toujours aussi grand.


Elle accorde un bref regard, pendant une demi-seconde, à Maurice Brumeau. Comme pour être sûre qu'elle ne se trompe pas.


Et soudain elle a un mouvement de recul. On le perçoit très nettement sur la vidéo : on la voit déglutir, et ici on la voit ouvrir les lèvres : elle est bouche bée, elle est choquée, elle est consternée, elle est au-delà de la stupéfaction. Elle n'en revient tellement pas de ce qu'elle entend que son visage est obligé de refléter son émotion profonde.


Ça y est. Enfin. Elle reprend la parole. Elle reprend le combat. Est-ce parce qu'elle crie, très fort, qu'un quatrième homme vient de se glisser dans le cadre, à gauche ?


Elle explose. "Non, moi j'rentrerai pas ! Non j'rentrerai pas là-dedans !" C'est autour de Maurice Brumeau d'être stupéfait, d'ouvrir la bouche ouverte tant est grande sa surprise face à la colère de cette ouvrière.


"Moi j'mettrai plus les pieds dans cette taule, hein !"


Elle est en furie. Même une captation ne peut la saisir qu'en mouvement, en flouté.


La colère se transforme en rage. Maurice Brumeau, interloqué dans les images d'avant, semble se résigner. Tout comme son collègue semble pour sa part avoir reculé de quelques centimètres.


Ces hommes peuvent-ils lui faire entendre raison ?


Et le désespoir est de retour, intact. Mais il s'agit d'un désespoir qui crie l'injustice flagrante. Même Maurice Brumeau, à fermer les yeux et la bouche comme il le fait, doit ne serait-ce qu'inconsciemment le sentir. Ou a-t-il abdiqué ?


Que se passe-t-il ? Que ou qui cherche-t-elle en regardant légèrement sur sa gauche ? Un soutien ? Une issue de secours ? Et pourquoi le quatrième regarde-t-il la caméra qui n'a pourtant cessé d'être là ?


Voilà : après les cris, les larmes semblent revenir. Maurice Brumeau prend la pose de celui qui se retrouve face à une déraisonnable.


Va-t-elle abandonner ?


Ha ! Ce serait mal la connaître ! Elle repart de plus belle.


Elle est inarrêtable. Elle s'en prend à présent directement au deuxième syndicaliste. Lequel bien sûr ne lui tient plus l'épaule. Quant à Maurice Brumeau, après avoir dû baisser les yeux sur l'image précédente, il la regarde avec une défiance qui trahit uniquement son impuissance.


Et à nouveau la consternation : mais qu'est-ce que c'est que ces mecs ?!


Cette "impression rétinienne" qu'a subi JB en regardant ces images, c'est non seulement en ces termes qu'Herve Le Roux a lui-même qualifié son sentiment, mais aussi à cause d'elle qu'il a réalisé un long (plus de trois heures) film documentaire, Reprise (1997, visible sur toitube, donc), où il part à la recherche de cette femme. On sait qu'elle s'appelle Jocelyne. L'ouvrière en colère a un prénom : Jocelyne.
Pour le reste, JB laisse Antoine de Baecque raconter :


Et la musique, au fait ?
La phrase de Jocelyne que JB a d'abord ré-entendue, semple, dans sa tête ?
Elle aussi il l'a retrouvée.
Ce sont Les Thugs qui l'ont incluse dans le dernier morceau de leur album de 1991, I.A.B.F.. La chanson s'appelle Welcome To The Club (on peut l'écouter ici, calée pile au bon moment). Et bien que JB ne comprenne plus trop pourquoi il écoutait il y a trente ans ce genre de musique, le morceau ne s'ouvre pas moins sur Jocelyne qui l'avait déjà marqué à cette époque : "J'mettrai plus les pieds dans cette taule!"

PS : Un bémol. Ça vaut quand même le coup de l'écouter, ce morceau. Il commence par la phrase de Jocelyne. Puis, à mi-morceau, c'est toute son imprécation qui est samplée. Puis la musique aux guitares saturées revient, reprend le dessus. Puis il y a un fade, la musique s'estompe, et Jocelyne revient de plus belle. Et là c'est toute la suite du dialogue qui est collé sur le morceau. Tout à coup, ce qu'on prenait pour un "club", une boîte de nuit quoi, est en fait l'usine, l'usine de Jocelyne. L'ouvrière, qui refuse de reprendre travail, a encore gagné grâce à sa colère obstinée.

mardi 15 février 2022

Mon cœur verglacé

 Et JB doit traduire la phrase :

– Det er glatt, sa Melissa. – Det er sånn underkjølt regn.

Du coup il s'y colle (hö !) :

— Il y a du verglas. 

Hum… Il hésite pour la suite (ça rime, dirait Mathea dans le livre de Kjersti). C'est quoi de la underkjølt regn ? Littéralement : de la pluie refroidie ? Il voit la note d'Ingvild – car Ingvild a annoté son texte pour ses traducteurs·trices. En quasi vingt-cinq ans de métier, JB n'avait jamais vu ça : un auteur ou une autrice qui prend le soin (et le temps !) de tout expliquer ce qui paraîtrait compliqué à un·e non-norvégianophone de naissance. Ingvild indique donc :
 

Mais oui, c'est bien sûr ! C'est de la pluie verglaçante. Comme Ingvild l'explique. Et elle précise également que le syntagme est "très adulte" pour la jeune fille de seize ans qu'est Melissa. Elle ajoute que Melissa "est fière de la [l'expression] connaître". Ce qui signifie in fine qu'il faut absolument conserver dans la deuxième partie de la phrase cette fameuse pluie verglaçante. Ok. JB continue :

— Il y a du verglas. C'est de la pluie verglassante.

Mais ! Il y a une faute hénaurme !!! Pourquoi JB fait la faute, lui qui a une orthographe pourtant pas dégueu ? Il a sans doute été aveuglé, lui qui a toutes les tares oculaires de la planète (au moins !), par la désinence -as du mort (!) mot verglas… Pour qui sonne le glas mais pour qui tonne le verglas ! Bref.

Et puis d'abord pourquoi on dit verglas, avec un S, et verglacé, avec un C ? C'est quoi, encore, cette distinction chichiteuse typique de la langue française ?!?
JB n'est pas le premier à s'interroger. Dix ans avant lui, le journaliste Bruno Dewaele, dans La Voix du Nord, a tiqué sur la différence orthographique – il a d'ailleurs fait dans le titre de son article la même mauvaise blague, ou presque, que JB :


Pour répondre à la question posée par Bruno, JB lit dans le tome 3 de la toujours impeccable Grammaire historique de la langue française de Poul Nyrop (elle date de… 1909 !) que matelas est un emprunt à l'italien : materasso. Mais Popoul explique également qu'il s'agit d'une "formation analogique" ou le -as "s'est substitué à d'autres terminaisons, surtout à -at, et à l'italien -accio, -asso". Et s'il ne glose pas sur échalas (ou dans le tome 1, mais rapport à un 
rhotacisme où le L du mot a remplacé un ancien R – bref, JB ne va pas non plus y passer des plombes, question phonétique et morphologie linguistique !), il explique cependant que le substantif verglas s'écrivait autrefois verglaz et est "tiré de l'ancien verbe verglacier". C'est ce qu'on appelle un déverbal, un substantif tiré d'un verbe, tout comme combat est le déverbal de combattre

Car, de fait, JB et son nouveau poteau Bruno n'étaient pas loin d'une certaine vérité avec leur blague à deux balles sur le glas et le verglas. Une vérité certes pas étymologique (glas vient du latin classum, où le C est devenu G par assimilation [comme pour le mot glaire qui vient de clarusglaire, JB adore !], alors que le glas de verglas est tiré de glace comme on l'a vu plus haut et qu'il vient du latin glacia), mais bel et bien orthographique, la vérité. Jusqu'en moyen français, les deux mots s'écrivaient pareil, ainsi que le dévoile le Dictionnaire de l'ancienne langue française (du moyen français, en fait) de Frédéric Godefroy :


Donc le glas et le verglas, même combas – oui, JB a encore osé, mais il a bouclé une boucle !
Mais il n'ose pas glais et glaire – si, trop tard.
 
N'empêche, JB n'est pas tout à fait convaincu par ce verglas qui donner verglacer. Il se dit qu'il irait bien jeter un œil dans Le bon usage, la certes inamissible mais imbitable (en ce qu'il faut un quart d'heure avant de trouver ce qu'on cherche, plus un autre quart d'heure pour comprendre ce qu'on lit) grammaire des Belges Grevisse et Goosse. Et il trouve cette précision :


Et JB est bien content que ce soit "bien glissant", car il a du même coup trouvé la bonne traduction à sa phrase :

— Ça glisse dehors. La pluie est verglaçante.

Il ne traduit pas c'est glissant, parce que ça ferait deux gérondifs l'un à côté de l'autre, ce n'est pas très heureux. Quoique… Ou si ? Non. Ingvild a bien précisé que Melissa était fière d'employer un mot d'adulte. Donc on va la faire bien parler (JB est encore au début de sa traduction, il ânonne un peu dans les voix, c'est normal). Contrairement à sa petite sœur, la narratrice de l'histoire, qui a un langage dit plus enfantin, un registre légèrement plus relâché, un langage parlé, quoi.

Bon, ceci fait, JB retourne à son verglas et aux preuves qu'il ne trouve pas convaincantes. Mais d'abord pourquoi verglas ? D'où vient ce mot ? Alain Rey (RIP †) et ses camarades expliquent dans le Dictionnaire historique de la langue française :


La revoilà, la fameuse glace qui explique le C de verglacer. Bon, compris. Adjugé, vendu. Ceci dit, ils se trompent : Popoul nous a expliqué que verglas était un déverbal, alors que Linlin nous soutient l'inverse. Hum. Non, JB, tu ne vas te lancer dans une énième recherche étymo-lexico-grammaticale !!!

N'empêche, quelle belle étymologie… Verglas parce que la glace à l'apparence du verre. JB a un orgasme étymologique ! Et doublement quand il pense que, dans les langues germaniques, glas signifie verre. C'est génial !
Et Frédo Gode le lui confirme, non pas l'orgasme, mais la magnifique origine du mot. En moyen français, verglacer, à l'époque verglacier comme on l'a vu, s'écrivait plutôt comme ça :
 

Verreglaz et verreglacier. Comme c'est beau. Bohbohbohbohbohbohboh…


Seulement voilà, JB n'est pas au bout de ses surprises, ni de son orgasme. Car quand il consulte le TLF, il voit dans la rubrique étymologique la remarque suivante (c'est lui qui souligne) :

Étymol. et Hist. 1. 1193-97 « tomber par l'effet du verglas » verreglacier (HélinantVers de la Mort, éd. Fr. Wulff et E. Walberg, V, 3, p. 5); 2. 1381 « faire du verglas » avoit... verglacié (Lit. remiss. in Reg. 119, Chartoph. reg., ch. 58 ds DuCanges.v. Gelicidium); cf. 1530 il verglace (Palsgr., p. 559); Besch. 1845 le considère comme ,,vieilli``; 3. 1521 verglacé « couvert de verglas » ici fig. cœur verglacé (Marguerite d'AngoulêmeLettres à G. Briçonnet, éd. Chr. Martineau, M. Veissière, t. I, p. 33); 1580 Decembre. Gelé... verglacé (La PorteEpith., 106 vods Hug.).

De quoi ? Un cœur verglacé… Gloups. Comme c'est beau. Comme si Marguerite disait: "L'amour me transit, j'ai le cœur verglacé." Pauvre Marguerite d'Angoulême (1492 – 1539) qui deviendra la grande Marguerite de Navarre, la grande écrivaine.
Cette précision étymologique est de taille dans la mesure où elle nous apprend que Marguerite crée ainsi un néologisme à travers son image poétique – et ça, seul·e·s les grand·e·s y arrivent. En utilisant une analogie, elle donne à la langue française un nouveau sens du verbe verglacer, en l'espèce du participe passé adjectivé. Ce n'est pas rien. Et doublement pas dans la mesure où ce néologisme est le fait d'une écrivaine : on se regorge toujours (JB le premier) de ceux inventés par Balzac, un mec, mais pas assez de ceux inventés par les autrices. Ça va être le prochain combas combat de JB, tiens.
Mais qu'a-t-elle écrit très exactement à ce Guillaume Briçonnet, évêque et confident, notre Marguerite chérie ?


JB a fait exprès de trouver une traduction anglaise dans le livre que Kathryn Banks consacre à la littérature française de cette époque. Parce qu'il comprend que Kathryn a été émue comme lui par cette portion de phrase, que JB traduit en français moderne :

(…) afin que le pauvre cœur verglacé et mort de froid puisse sentir quelque étincelle de l'amour en lequel je désire le consumer et le brûler en cendres.

Oh, Marguerite… Marguerite et son "pauvre cœur verglacé"
Marguerite et JB dans le verglas, même combas !

lundi 7 février 2022