minneløs.
JB traduit:
amnésique.
Or problème.
Cette composition n'est pas référencée dans le dictionnaire norvégien:
Le dictionnaire propose donc le verbe minnes = se souvenir et le substantif minnelse = séquelle.
Et, visiblement, la langue norvégienne n'a pas de mot pour désigner l'adjectif amnésique:
Autrement dit, la langue norvégienne a adopté la terminologie médicale (elle-même adoptée en français en 1771) pour le substantif, dont elle possède par ailleurs une composition qu'on peut traduire littéralement par perte (= tap) de (= s) mémoire (= hukommelse). Un petit rappel pour les personnes qui pèchent avec les compositions germaniques (anglais, allemand, norvégien, etc.): c'est toujours le second mot qui devient le mort de départ en français.
Donc JB recommence et décompose le mot norvégien:
sans mémoire.
Puisque cet adjectif, minneløs, est également une composition qui assemble le substantif minne (= mémoire) et le suffixe privatif -løs (= sans). Mais attention, comme on le voit, le norvégien a deux mots pour mémoire: hukommelse, qui désigne la faculté de se souvenir; et minne, qui l'objet de cette action, c'est-à-dire le souvenir en tant que tel.
Alors que faire?
La clé se trouve dans le texte, comme souvent. L'histoire, dans ce roman de Lars Saabye Christensen, est celle d'un homme qui se réveille le 4 janvier 2001 et qui a perdu la mémoire. Or le récit est raconté par un narrateur extérieur, qui interpelle régulièrement le lecteur, qui connaît le personnage, affirme ne l'avoir jamais quitté des yeux. Ce narrateur est une instance immatérielle dont JB ne dévoilera pas l'identité au risque de tout révéler aux futurs lecteurs de ce roman. Premier pré-requis traductionnel.
Le second se situe dans l'écriture de l'auteur, toute en allitérations et en images poétiques ou lexicographiques. JB va donc conserver cette forme périphrastique sans mémoire, mais va lui préférer sans souvenirs puisque, dans les faits, c'est ce qui se passe et qui est important: Kim Karlsen n'a plus de souvenirs, mais il voudrait se souvenir. La traduction donne donc:
Ainsi que je l’ai souligné tout à l’heure, Kim Karlsen était encerclé par l’instant car l’instant constitue la seule histoire de la personne sans souvenirs. Oui, la personne sans souvenirs est toujours pour l’instant, comme le dit la locution; le pas suivant reste le premier, en même temps qu’il est le dernier.
JB a par ailleurs choisit le substantif la personne à cause justement du double sens du terme en français. Personne, c'est à la fois quelqu'un ET personne! Et Kim Karlsen est, lorsqu'il se réveille, lui aussi à la fois quelqu'un et personne. Pourquoi, en quoi? Hélas, JB ne peut le révéler, mais si ses petits amis sont perspicaces, ils auront compris…
Freud, dans un article de 1910 intitulé Sur le sens opposé des mots originaires, s'était déjà étonné de cette dualité du signifié basé sur un contraire morphologique. Citant une brochure du linguiste Karl Abel, datant de 1884 (donc aux balbutiements de la linguistique), Freud relève quelques exemples: without en anglais, "c'est-à-dire “avec-sans”". Il cite aussi le latin "sicus sec — succus suc". Il poursuit: "En allemand, Boden signifie aujourd'hui encore la partie la plus haute aussi bien que la partie la plus basse de la maison." Etc.
Pour le psychanalyste, c'est la preuve que le langage du rêve, qui pratique aussi l'inversement en termes de signification, où ce qui est montré et/ou dit signifie en réalité le contraire, est un prolongement d'une forme du langage humain. Il conclut:
(…) nous sommes autorisé à apercevoir une confirmation de notre conception du caractère régressif et archaïque de l'expression de la pensée dans le rêve.
Or, au risque de décevoir certains (à commencer par JB), Freud s'est trompé. Il s'est trompé non pas dans son raisonnement, mais dans son analyse. Et c'est un autre chouchou de JB, Émile Benveniste, qui l'a montré dans un article de 1956 intitulé Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne.
Benveniste explique que "le propre du langage est de n'exprimer que ce qu'il est possible d'exprimer". Et il ajoute tout de suite après: "Ceci n'est pas une tautologie."
Autrement dit, pour peu que le principe de contradiction régisse la formation lexicale, encore faut-il que que la pensée des locuteurs ne distingue pas de contraire entre deux réalités. Or, insiste Benveniste, le langage ne peut pas exprimer le rien. Toute réalité restituée par un mot signifie quelque chose. Là où le linguiste rejoint le psychanalyste, c'est au niveau de la fonction. Et peut-être Benveniste aurait-il dû employer le terme langue et non langage. La langue, c'est ce qui nous est donné, c'est un peu comme un dictionnaire, disait Ferdinand de Saussure: tel mot désigne telle chose, telle réalité. Après, le locuteur s'empare de ce dictionnaire et de ces mots et, grâce à la pensée, leur attribue ce sens ou un autre d'ailleurs, choisit d'utiliser ou pas tel mot et en préfère un autre: c'est le langage.
Autrement dit, pour revenir à Freud et Benveniste, le rêve et la langue ont tous deux un langage particulier qui fonctionne par refoulements, par non-dits, par contraires, par contradictions — que ceux-ci soient voulus ou non, apparents ou non, et qu'ils le soient pour le locuteur et le colocuteur. C'est là-dessus que Benveniste termine son article (et c'est JB qui souligne):
On peut, au niveau du langage, préciser: il s'agit des procédés stylistiques du discours. Car c'est dans le style, plutôt que dans la langue que nous verrions un terme de comparaison avec les propriétés que Freud a décelées comme signalétiques du “langage” onirique. On est frappé des analogies qui s'esquissent ici. L'inconscient use d'une véritable “rhétorique” qui, comme le style, a ses “figures”, et le vieux catalogue de tropes fournirait un inventaire approprié aux deux registres de l'expression. On y trouve de part et d'autre tous les procédés de substitution engendrés par le tabou: l'euphémisme, l'allusion, l'antiphrase, la prétérition, la litote.
Là, JB a un petit orgasme traductionnel.
Puisque c'est exactement le raisonnement qu'il a suivi pour résoudre son problème de traduction. Il est certes parti de la langue, de la morphologie du mot minneløs, mais il a suivi le langage, le style de l'auteur. C'est l'écriture fictionnelle telle que la pratique Lars Saabye Christensen qui a apporté une solution à ce qui était compliqué à traduire, pour des raisons linguistiques, lexicographiques, stylistiques, et surtout narratives.
Mais JB aimerait citer la toute fin de l'article de Benveniste en ce qu'il nous aide à être mieux nous-même:
Ce qu'il y a d'intentionnel dans la motivation gouverne obscurément la manière dont l'inventeur d'un style façonne la matière commune, et, à sa manière, s'y délivre. Car ce qu'on appelle inconscient est responsable de la manière dont l'individu construit sa personne, de ce qu'il y affirme et de ce qu'il rejette ou ignore, ceci motivant cela.
Benveniste nous dit ici deux choses.Primo: le style façonne une identité, l'affaire est entendue, et il est le prolongement d'un inconscient, donc de choses refoulées.
Secundo, et c'est le plus important: nous sommes libres. Libres dans la pensée, libres dans le langage. Libres de dire ou de ne pas dire. Et donc libres de refouler.
Le (la) psychanalyste rétorquera certes au linguiste que le refoulement empêche aussi de se libérer. Mais il permet aussi de survivre. Pour combien de temps? Benveniste s'arrête aux portes de sa spécialité, la linguistique, et n'empiète pas sur celle de la psychanalyse. Il ne répond donc pas à cette question, et JB va suivre son exemple (le lâche!).
Il montrera plutôt, demain ou une autre jour, comment l'oubli et la mémoire sont en fait, dans la langue, liés par l'amour. Reste à savoir s'ils sont aussi liés par l'amour dans le langage…
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