vendredi 6 janvier 2012

Traire: il trait, il trayait, il trai… ?

Et JB, l'autre jour, qui traduisait et travaillait (et l'inverse vaut aussi puisqu'il travaillait et traduisait), était confronté au problème térébrant suivant:
Il voulait conjuguer le verbe extraire au passé simple.
Or non, pas possible, interdit, ainsi que l'indique n'importe quel tableau de conjugaison trouvable sur internet, à savoir le premier venu:


Ainsi donc, on ne peut extraire ni au passé simple, ni au subjonctif imparfait.
JB le savait mais, là, il était un peu dans la marde, comme on dit en québécois. Parce qu'il fallait absolument, pour des raisons de répétition, qu'il emploie le verbe extraire au passé simple.
La tuile aux amandes grillées et calcinées!
Et JB avait une pensée émue pour son père d'accueil danois qui, le siècle dernier, s'était bien moqué de la langue française en disant que, ce qui le faisait se tordre de rire, c'était, dixit, "qu'on puisse pisser en français dans 18 temps" (si on exclut l'infinitif). Quelque vingt-cinq ans plus tard, JB trouve qu'il s'agit là d'une constatation empirique fort instructive.

Restons en Scandinavie et avec les trayeuses — puisque, c'est une réalité que l'on… tait (du verbe taire qui, lui, a un passé simple (il tut) et n'entre donc pas dans le cas de figure qui nous intéresse) trop souvent: les meilleures trayeuses électriques sont de fabrication suédoise, à savoir de marque Alfa Laval (JB vient même d'en trouver une à vendre ici et se demande très franchement s'il ne va pas en faire l'acquisition incontinent) —
Restons donc en Scandinavie puisque, outre extraire, les verbes traire et braire ne se conjuguent pas au passé simple ni à l'imparfait du subjonctif. Extraire étant un dérivé de traire (mais de quelle manière???), peut-on d'ores et déjà entrapercevoir ne fût-ce qu'une règle systémique, si taire ne fait pas partie du lot?
Oui, mon capitaine:
Se conjuguent ainsi les verbes raire, braire et traire (et ses composés). En voici d'ailleurs la liste, tirée d'un savoureux dialogue intitulé Le Jardin des Plantes ou les verbes français, écrit en 1841 par un certain B. Jullien, "membre troisième classe de l'Institut Historique", dans la revue L'Investigateur, journal de la Société des Études Historiques, où deux individus n'ont rien d'autre à foutre de leur journée que de discourir pendant des plombes sur les problèmes posés par la conjugaison française (et JB, qui fait la même chose, compatit complètement):


On voit déjà que la question taraude au quotidien les locuteurs francophones — et qu'elle les taraudait bien avant JB.

Et donc, comme le dit notre ami qui sent tout de même un peu la naphtaline, il s'agit de verbes défectifs.
C'est quoi?
Pour reprendre la définition du Grevisse, "les verbes défectifs sont des verbes dont la conjugaison est incomplète". Tous des verbes irréguliers du 3e groupe (autrefois, on parlait de 3e et de 4e groupe) dont voici une liste peu ou prou complète quoi que erronée (être et pouvoir ne sont pas défectifs, pour une liste exacte, voir ici), mais que JB reproduit pour des questions de lisibilité:


Attention, il s'agit de ne pas les confondre avec des verbes impersonnels, lesquels ne se conjuguent qu'à la 3e personne du singulier et/ou du pluriel, qui sont par nature défectif et peuvent appartenir au 1er groupe (avérer, adirer, etc.) ou au 2e (s'agir).

C'est par exemple le cas de braire.
JB peut braire, mais il ne peut pas dire je brais.
Ce dont s'était déjà ému (à juste titre, trouve JB, qui s'illustre assez souvent en âne de première) Émile Littré dans son… Littré:
D'après l'Académie, ce verbe est usité seulement à l'infinitif: braire; aux troisièmes personnes du présent de l'indicatif: il brait, ils braient; du futur: il braira, ils brairont; et du conditionnel: il brairait, ils brairaient. Cela est trop sévère. D'abord un fabuliste, faisant parler des ânes, pourrait employer sans hésiter les autres personnes: je brais, tu brais, nous brayons, vous brayez; de même au futur et au conditionnel. Puis rien n'empêche de se servir de l'imparfait: il brayait; et des temps composés: il a brait, il avait brait, etc.
En cela, Mimile copiait quelque 30 à 40 ans plus tard ce que son collègue Pierre-Alexandre Lemare écrivait dans le volume 1 de son Cours de langue française en 1819:


Ainsi que les petits amis de JB peuvent le constater à l'œil nu, le sujet est chaud bouillant, hautement polémique, et risque, si vous n'y prenez garde, de vous faire fâcher à mort avec vos meilleurs poteaux lors d'une discussion post-repas, après que les convives se sont rassasiés d'un bon plat de hure.
JB en veut pour preuve le bien-nommé et salvateur Club Inutile qui s'insurge "contre la discrimination verbale" et lance "un appel à la régularisation des verbes défectifs":


Il tombe sous le sens que JB a déjà rejoint le club et paie sa cotisation.

À en croire Wikipédia, les verbes défectifs le sont car ils sont également "archaïques". Il est certain que vouloir placer dans la conversation courante et quotidienne les verbes ardre, issir et souloir est un exercice périlleux et qui demande beaucoup de témérité.
Toutefois, et pour revenir à l'exemple qui nous occupe et nous préoccupe, traire fait partie du langage courant. JB en veut pour preuve son sémantisme sexuel fort répandu (mais, JB l'a vérifié, a priori assez récent: ni le Dictionnaire érotique de Pierre Guiraud, ni les différents dictionnaires d'argot ne recensent cette acception). Il suffit pour s'en convaincre de tapoter dans gougueule traire + porno et on obtient… 689 000 réponses! Siii! Donc "archaïques", les verbes défectifs, escouzé-moi pour la déranche, mais là, vous repasserez.

Revenons cette fois sérieusement à nos verbes défectifs et au verbe traire et à ses composés, donc à extraire. Car, ainsi que JB l'a constaté, le sujet est vraiment, mais alors vraiment problématique. Et JB a des sueurs froides quand il lit, dans Les formes conjuguées du verbe français de Pierre Le Goffic, la précision suivante:


Aïe aïe aïe! Si les grammairiens vont même débusquer les fautes dans les traductions, alors JB a sérieusement intérêt à se tenir à carreau. De fait, jusque-là, ces messieurs et dames pistaient seulement la prose française. Et des perles, concernant la conjugaison du verbe extraire au passé simple, ils en ont trouvées! Ainsi du Grevisse qui cite Julien Green lequel, dans son journal, à la date du 19.XII.1948, notait:
Il ne voulait pas que les filles de ferme trayassent les vaches.
Hiii…
Ou alors cette chère Marguerite qui, dans Les petits chevaux de Tarquinia, écrivait:
Une fois les poissons ramenés dans la barque, il s'en distraya.
Re-hiii…
Et ce sans parler de Stendhal qui, s'amuse toujours le Grevisse, "emploie °distraisant (26 janvier 1806) et °extraisant (20 août 1805)".

Dans les trois exemples, les auteurs et traducteurs ont utilisé la désinence du passé simple employé pour la conjugaison des verbes du 1er groupe. Extraire étant un verbe du troisième groupe, primo on comprend pourquoi le Grevisse ajoute un ° quand il cite le verbe conjugué: il marque ainsi une forme non établie, incorrecte ou hypothétique; secundo, on s'étonne qu'un grammairien tel que Pierre Le Goffic propose d'utiliser cette forme erronée.

Que faire? disait déjà Lénine, pas du tout à propos de la conjugaison en général, ni de celle du français en particulier.
Le Grevisse ne propose aucune solution.
Notre fameux (fumeux?) Club inutile suggère:


Dupré, dans son Encyclopédie du bon français (une mine!) de 1972, insiste:
Comme le fait remarquer justement Aristide (Figaro Littéraire, 6 novembre 1967), “il faut condamner le monstre: ils extrayèrent, qui fait croire à l'existence d'un verbe extrayer”.
Alors que faire?
Avant de répondre à cette question, il faut aller sonder la linguistique qui va répondre à nos interrogations et, surtout, nous expliquer pourquoi la situation prend des tours aussi non seulement insolubles, mais également prompts à déclencher une guerre civile (JB n'exagère qu'à peine, comme d'hab).

Et, justement, au risque de faire tomber dans les pommes ses petits amis, JB l'annonce comme ça, d'emblée, à brûle-pourpoint, sans prendre de gants:
Autrefois, et ce jusqu'au moyen français, c'est-à-dire circa jusqu'en 1550, le verbe traire (et donc ses composés) se conjuguait à tous les temps.
JB allant à présent communiquer le tableau de conjugaison du verbe traire au passé simple, il conseille à tous ses petits amis sensibles soit de fermer les yeux, soit de prendre une profonde inspiration, soit de se précipiter sur leurs sels. Attention, éloignez les petits nenfants de l'écran, ils pourraient être traumatisés:


Et non content de cela, JB va également livrer le tableau de conjugaison du verbe braire, montrant ainsi que, déjà, le verbe était défectif, mais qu'il possédait un passé simple. Attention, là aussi c'est très dur:


Alors qu'a-t-il bien pu se passer?

Si les petits amis de JB sont vigilants et perspicaces (ce qu'ils sont), ils n'auront pas manqué de remarquer que JB n'a cessé de parler de "traire et ses composés": extraire, retraire, distraire, soustraire, abstraire, attraire, portraire, rentraire et enfin l'ancien fortraire. Ce qui signifie donc que traire a connu, jadis, une fortune particulière. Et pour cause.
Jusqu'au moyen français, on employait le verbe traire dans le sens qu'a de nos jours le verbe tirer. On peut regarder le long article que consacre au verbe le Dictionnaire du moyen français mais, là encore pour des raisons de lisibilité, JB préférera la définition synthétique que propose le Lexique Godefroy:


Toutes les définitions passées du verbe traire au sens de tirer sont aujourd'hui tombées en obsolescence, hormis dans le syntagme nominal “un animal de trait”. Et, en consultant les différentes acceptions de traire, JB a un orgasme traductionnel puisque: que ne signifie pas, entre autres, ledit verbe en moyen français? JB le donne en mille à ses petits amis:


Ça alors!
JB est donc à la fois traducteur et traiteur/tireur, s'il ose dire. Si traduire, c'est aussi tirer (< traire), alors cela autorise alors certaines adaptations dont certains traductreurs/trices prétendent qu'elles constituent une exagération. Si traduire, c'est pousser (un des sens de traire), alors cela libère le traducteur du surmoi traductionnel (si JB ose dire) qui l'empêche parfois de se libérer de l'injonction de fidélité qui lui est faite implicitement et qu'il admet servilement.

Mais revenons à la conjugaison du verbe traire.
La linguistique et la grammaire historique peuvent-elles nous expliquer pourquoi traire est devenu un verbe défectif?
Oui mon capitaine!
Et à cela, trois raisons.

1) Une caractéristique morphologique.
Les langues, au fil de leur évolution, ont tendance à évincer la difficulté, à écarter les formes compliquées, à supprimer certaines lettres embarrassantes voire carrément certaines syllabes. Exemples: hostel est devenu hôtel; de nos jours, en français parlé, on élimine quasi systématiquement le ne de la négation (“il est pas venu”). C'est ce sort que subit le verbe traire. Le grand grammairien qu'était Ferdinand Brunot le mentionnait dans son ouvrage La pensée et la langue, évoquant la lente disparition du passé simple et du subjonctif imparfait dans le langage courant:


Autrement dit, à conjugaisons compliquées, disparition progressive dans l'usage. On se souvient également de l'hésitation de nos anciens dans la conjugaison du verbe traire. Et, dans son Histoire de la langue française (1905 - 1938), le même Brunot nous explique que, concurrencé par tirer, la conjugaison de traire va très vite devenir incomplète pour peu à peu faire du verbe un verbe défectif:


John Palsgrave (1480 - 1554) est un grammairien anglais qui, avec L'éclaircissement de la langue française (1530), a produit la toute première grammaire française, quoique écrite en anglais. De la même manière qu'un des tout premiers dictionnaires français est également anglais, celui de Cotgrave (1611). On voit toutefois que c'est à peu près à l'époque de Palsgrave que l'hésitation entre tirer et traire s'effectue. Si on regarde dans sa grammaire, on voit qu'il donne comme traduction du verbe to draw, to pull le verbe tirer, mais conjugue le verbe traire:


Autrement dit, traire subit le même sort que ouïr, lui-même concurrencé par écouter. Il est autrement plus facile de conjuguer des verbes réguliers tels que tirer et écouter que des verbes irréguliers tels que traire et ouïr. Cela vaut en 2012 comme cela valait déjà en 1512. À preuve, la morphologie actuelle des emprunts à l'anglais. Chaque fois que le français moderne importe un verbe anglais, il va lui ajouter le -er du premier groupe, qui propose la conjugaison la plus simple.

Mais l'autre raison, qui découle de celle-ci et explique la transformation de traire et, de fait, ouïr en verbes défectifs, est d'ordre sémantique.

2) Une caractéristique sémantique.
Et c'est un autre grammairien qui nous explique le phénomène, Kristoffer Nyrop, lequel, avec sa Grammaire historique de la langue française (1909). Le lexique de la langue subit ce que le Danois appelle la "restriction de sens". Autrement dit: tel mot, qui autrefois connaissait plusieurs significations, voit celles-ci se réduire et, avec le temps, ne plus avoir qu'un seul sens. Cela se produit pour des raisons dites "emphatiques" (l'exemple étant notamment: pour les Parisiens, “le bois” se rapporte immédiatement à celui de Boulogne) ou historiques. C'est le cas du mot république qui, à partir de 1789, va connaître une nouvelle vigueur et fortune que l'on sait. Dans ce cas de figure, les mots vont prendre "un sens spécial", dit Nyrop.
Traire participe de ce phénomène mais s'inscrit dans une évolution bien particulière qui a… trait (!) au champ sémantique de l'agriculture. Le français possède une quantité de mots dont le sens spécial n'est plus qu'agricole: labourer ne signifie plus travailler mais uniquement remuer la terre; poulain ne désigne plus que le petit du cheval alors que, autrefois, il faisait référence au "petit d'un animal quelconque"; pis "se disait d'abord des hommes et des animaux", etc. Idem de traire:



Ceci posé, reste la solution de notre énigme:
Comment conjuguer traire et donc extraire au passé simple et, partant, au subjonctif imparfait?

Dupré comme Grevisse se rapportent à Émile Littré qui disait, à propos de extraire:
Le parfait [= passé simple] j'extrayis, l'imparfait du subjonctif j'extrayisse sont inusités, à tort; on devrait les remettre en usage; car rien dans l'euphonie ne s'y oppose.
Puis à propos de distraire:
Si le parfait défini de l'indicatif et l'imparfait du subjonctif manquent aujourd'hui, c'est seulement par défaut d'habitude. Autrefois ces temps existaient, et l'on pourrait les reprendre: je distrayis, que je distrayisse.

Donc pas de extraya ni extrut mais extrayit.

JB aimerait terminer sur un exemple trouvé dans la grammaire de Palsgrave. Nyrop nous a en effet expliqué que la polysémie peut finir par aboutir à une restriction de sens. De même, on sait que cette même polysémie peut rendre un mot tabou: c'est le cas, pour ne prendre qu'en exemple, du verbe baiser qui, dès qu'il est prononcé, ne renvoie plus à embrasser mais à avoir des relations sexuelles. Aussi, et à cet égard, vu ce qu'on a constaté sur l'évolution sémantique récente du verbe traire, vu l'évolution sémantique du substantif harnais qui, dans certains cercles, devient un vêtement à part entière, JB ne peut que remettre au goût du jour la phrase de Palsgrave:

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