lundi 11 avril 2011

La fille, l'enfonceur et la nourrice

Et, hier, pour les besoins de la traduction du moment, JB cherchait dans les dictionnaires d'argot une expression sur laquelle il reviendra quand, brusquement, dans le Dictionnaire d'argot fin-de-siècle de Virmaître (1894), il découvre le sens de la locution suivante:


JB est stupéfait. Pour lui, un enfonceur de porte ouverte” correspond à la définition qu'en donne le Larousse:


Le Grand Robert, qui poursuit la ligne sémantique de son éternel rival Larousse, a lui aussi la graaande générosité de féminiser la locution en confirmant ainsi à JB sa première intuition:
Enfonceur, enfonceuse de porte ouverte, de portes ouvertes: personne qui démontre des évidences.

Toutefois, en allant voir dans le TLF, JB a la surprise de constater un sens légèrement différent (outre le fait que, évidemment, le féminin a été gommé):

 Enfonceur de portes ouvertes. Celui qui se gonfle d'orgueil d'avoir vaincu des difficultés déjà aplanies ou qui s'ingénie à démontrer une chose qui tombe sous le sens. Les enfonceurs de portes ouvertes que sont les médecins de l'heure actuelle (HuysmansLà-bas, t. 1, 1891, p. 229).

Par précaution, JB consulte dans le TLF le verbe correspondant et retrouve certes le sens des dictionnaires contemporains et usuels, mais ne trouve pas là non plus la moindre allusion sexuelle ou salace:

 P. plaisant. Enfoncer une porte ouverte. Déployer beaucoup d'efforts pour prouver ce qui est avéré ou pour réaliser ce qui est accompli. La conséquence saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte(ProustGuermantes 1, 1920, p. 245).

Et le Littré ne dit pas autre chose:


Toutefois, aha…, à l'entrée sur le substantif, le très noble dictionnaire entrouvre une… porte qui va dans le sens argotique:


L'allusion n'en demeure pas moins chaste si on la compare à celle de Virmaître. JB a néanmoins lu l'article de Gaston Esnault dans son Dictionnaire des argots (1965), où le lexicographe qui présentait l'ensemble des publications sur le sujet ne se cachait pas pour dire tout le mal qu'il pensait de l'ouvrage de Virmaître, le qualifiant de "peu sérieux". En conséquence de quoi, JB va vérifier dans le Robert des expressions et locutions, lequel lui indique:
Enfoncer une porte ouverte “faire de grands efforts pour surmonter une difficulté fictive; tenter de démontrer difficilement une vérité connue, de découvrir une chose connue, etc.” (fin XVIIIe siècle).

Avant de poursuivre sa lecture de l'article, JB, qui a ainsi (du moins a priori) l'origine datée de la locution, va vérifier dans les dictionnaires d'autrefois et, bingo, la trouve dans la 4e édition de l'Encyclopédie de l'Académie française, publiée en 1762:
On dit proverbialement de quelqu'un, qu'Il enfonce une porte ouverte. Voyez ENFONCEUR.

JB, très docile dès qu'il s'agit de sémantique, consulte l'article en question et trouve deux référencements:


Et voilà qui est intéressant. Les dictionnaires d'autrefois nous montrent que la locution, contrairement à sa consignation dans et par les dictionnaires contemporains, était jadis introduite par le substantif et non par le verbe. À preuve le Dictionnaire universel de Furetière qui ignorait la formule dans sa première édition de 1690 mais l'enregistre dans celle de 1727:


Quant au premier dictionnaire d'argot digne de ce nom, JB a cité celui d'Alfred Delvau (Dictionnaire de la langue verte, 1866), il confirme lui aussi tout ce qui vient d'être établi:


Bon, cette énigme résolue, JB peut continuer la lecture de l'article du Robert des expressions et locutions, lequel lui dit:
La forme même est ancienne, dans un sens érotique: "enfoncer ou rompre une porte ouverte", autrement dit “coucher avec une nourrice et croire qu'elle est pucelle” (1640, Oudin).

Alors ça c'est surprenant… Cela veut dire que le sens érotique est plus ancien que le sens communément admis? Cela veut dire que le sens aujourd'hui tombé en désuétude est plus ancien que le sens qui s'est perpétué dans le langage?? Cela veut dire que la locution introduite par le verbe est plus ancienne que celle introduite par le substantif et admise dans et par les dictionnaires???
Oui, puisque la définition du Robert n'est autre qu'empruntée aux Curiositez françoises dudit Antoine Oudin, ouvrage effectivement publié en 1640:



Mais il y a mieux. Antoine Oudin consigne déjà la légère différence qu'il y a entre le fait d'enfoncer une porte ouverte et d'être un enfonceur qui, chez le linguiste, rompt des "huis ouverts":



Pourquoi les "huis"?
Parce que, autrefois, et notamment en moyen français, l'huis désignait la "porte extérieure d'une maison". Le TLF nous le confirme (c'est le premier sens, "vieilli et littéraire") et le Godefroy également:


Quant à la porte en tant que telle, dans l'acception que nous en avons aujourd'hui, elle renvoie à l'entrée pratiquée dans l'enceinte qui protège la ville — sens que l'on retrouve aujourd'hui dans, par exemple, la “Porte de Clignancourt”. Confer, toujours, le Godefroy:


Et ce syntagme "huis ouverts", nous devons, aujourd'hui en 2011, l'entendre par son contraire: "à huis clos". De fait, on parlait en moyen français de choses ou de conversations faites "à huis clos" = “secrètement” ou "à huis ouverts" = “publiquement”:


La précision, qui semble de prime abord quelque peu superflue, est néanmoins importante comme nous le verrons tout à l'heure.

Mais, pour en revenir aux locutions telles que Oudin les a énoncées et définies, et en conclusion: le verbe introduit la locution quand elle a un sens érotique; le substantif la régit quand elle désigne un homme fat. Quoi qu'il en soit, au final, c'est l'acception érotique qui a eu raison de la formulation non connotée sexuellement. Et ça c'est réjouissant!

Toutefois il y a un truc qui cloche par rapport à la personne désignée par la définition .
Entre 1640 et 1890, on assiste à un glissement lexicographique même si, dans les deux définitions, d'une part l'homme se trompe dans son jugement, d'autre part la femme a déjà perdu sa virginité contrairement à ce qu'on pouvait croire. Ainsi, la femme avec qui couche le fanfaron berné est au XVIIe siècle une nourrice alors que, au quasi tout début du XXe siècle, il s'agit d'une fille déjà enceinte. Et, bien que le sémantisme soit plus ou moins identique (il y a dans les deux cas l'idée de grossesse et d'enfantement vs la virginité), il n'empêche qu'en deux cent cinquante ans, le sens a glissé.

Si on refait comme tout à l'heure le chemin sémantique à l'envers, en se laissant cette fois guider non pas par le Robert mais par le Larousse de l'argot et du français populaire (1990), un enfonceur est cette fois devenu:
1. Policier habile
2. Homme d'affaires malhonnête.
3. Enfonceur de portes ouvertes. a. fanfaron; b. client naïf d'une fille qui se passer pour vierge.
Nouveau glissement du lexique: la nourrice devenue entre-temps une fille enceinte, est désormais, à notre époque, une prostituée.

Qu'est-ce que cela nous dit en termes d'ethnolinguistique?
Que la nourrice dans l'acception d'alors a disparu; qu'être fille-mère ou ne plus être vierge n'est plus forcément (on va s'entourer de précautions, hein) infamant pour une jeune femme ou jeune fille; que la prostitution est devenue un phénomène si courant qu'elle passe allègrement dans le langage mais que, confer ce que Sara Stridsberg n'a de cesse de répéter dans ses romans, la part belle et toujours faite au client. Autrement dit: le mâle a toujours raison et la femme l'induit toujours en erreur. Et non seulement ça, mais la femme, qui a donc perdu sa virginité depuis belle lurette, n'est autre qu'une salope, ce que dit bien le glissement sémantique de la locution qui nous intéresse aujourd'hui.
Et les lexicographes ne sont pas en reste pour attester de ce dénigrement.

Voyons quelles définitions proposent les lexicographes de l'argot qui, tous, recensent la métaphore.
Si on retourne au même Delvau de tout à l'heure, mais en allant cette fois consulter son Dictionnaire érotique moderne (1864), on lit ça:


JB en reste coi. Non seulement il n'est pas question d'une femme mais d'"une foule", mais par surcroît celles-ci sont "(…) violées trois ou quatre cent fois par d'autres que par lui." C'est ahurissant. Et même si le ton se veut ironique par rapport au naïf ainsi trompé, même s'il s'agit au fond d'un sarcasme, il n'empêche: la banalité avec laquelle cette définition est formulée puis lancée montre à quel point le viol d'une femme est une affaire sinon courante, en tout cas admise et admissible. On a ici l'impression d'entendre l'antienne: “si elle s'est fait violer, c'est qu'elle l'a cherché.”
Les petits amis de JB le trouvent trop radical?
Qu'à cela ne tienne. Voyons tous ensemble la définition qu'en apporte, vingt ans après (1888), Lucien Rigaud dans son Dictionnaire d'argot moderne:


"L'inauguration". Sic. Grosso modo, c'est comme à la foire d'empoigne ou au marché aux bestiaux: y en aura pour tout le monde.
Juste une seconde, JB doit aller dégobiller vite fait.

Allons regarder ailleurs, cette fois dans le Dictionnaire érotique (1978) de Pierre Guiraud, lui qui, JB n'a de cesse de le répéter, s'est indigné dans son ouvrage de la "dévalorisation de la femme — conséquence de son aliénation". Outre que la prostitution est "un fait culturel considérable", le linguiste et lexicographe insiste alors pour souligner à travers le lexique sur la prostituée à quel point "(…) on peut observer que la femme est un bien de consommation d'une très faible valeur (…)"
Pierre Guiraud recense nom seulement la locution mais nous renseigne sur son sens. Car, de fait, elle peut être décomposer en deux significations. La première est évidente, qui donne au verbe enfoncer le sens de "coïter". On dit aussi “enfoncer son coin, son pilotis”. Le Glossaire érotique de la langue française de Louis de Landes (1861) ne dit pas autre chose:


Deuxième partie de la locution, la fameuse "porte ouverte" qui, toujours selon De Landes, signifie:

Et Pierre Guiraud va plus loin. La porte désigne le “sexe de la femme”. Ou plutôt: la "porte de devant" qualifie le “sexe de la femme”, la "porte de derrière" “l'anus”. Quant à la "porte ouverte", il renvoie au “vagin non vierge”. Quant à l'"enfonceur de portes ouvertes", Pierre Guiraud le définit ainsi: un “fanfaron d'amour”. Et, rien que pour cette définition, JB envoie une pensée pleine "d'amour" au linguiste († RIP).
Mais ce n'est pas tout.
Ainsi, "se tromper de porte" (variante: "se tromper d'endroit") signifie “sodomiser une femme”. Par conséquent, tant anatomiquement que lexicographiquement, on ne peut pas "se tromper de porte" avec un homme — si JB a bien compris sa leçon de biologie.
Mais ce n'est pas tout.
Car quel synonyme donne-t-il au mot porte?
Aha…
Bingo — et c'est JB qui souligne:
dépuceleur de nourrices
La revoilà, notre nourrice.
Et la définition donnée est identique ou quasi: un “fanfaron”. Pierre Guiraud nous explique enfin:
C'est le terme générique en français héréditaire et populaire.

De Landes ne donne pas d'autre sens:


Idem pour Delvau:


Rigaud nous en donne une formulation légèrement différente:


Et si les dictionnaires d'autrefois ne le recensent pas, le syntagme trouve sa place dans le Littré (et c'est peut-être, ainsi que JB le bleuit, parce que la locution appartient au "langage très libre" qu'elle est bannie notamment de l'Encyclopédie de l'Académie):


Intrigué, JB remonte la pelote lexicographique et trouve effectivement l'expression chez Oudin, donc en 1640:


Le Grand Robert recense la locution avec l'extension sémantique qui lorgne (ou qui louche!) vers l'alcoolisme, sens que confirme le TLF:

DÉPUCELEUR, subst. masc.
Celui qui dépucelle (une fille).
♦ Loc. fam. Dépuceleur de nourrices, de femmes enceintes. Fanfaron, naïf. Elle [Gervaisele prenait [Coupeau]peut-être pour un dépuceleur de nourrices, à venir l'intimider avec ses histoires (ZolaAssommoir, 1877, p. 763).
− Au fig. Dépuceleur de bouteilles. Grand buveur. Ce folâtre et rusé compère, grand brasseur de filles et dépuceleur de bouteilles... : Pierrot (Huysmans ds Lar. Lang. fr.).
Prononc. : [depyslœ:ʀ]. Étymol. et Hist. Ca 1500 (Sermon joyeux d'un depucelleur de nourrices ds Anc. Poésies fr., VI, 199)

Et le TLF nous indique non seulement une date (vers 1500), mais également le recueil où trouver la première occurrence.
Sans perdre une seconde, JB file sur la basse Gallica de la BNF et retrouve le poème en question:


L'histoire est celle d'un homme qui, faisant la cour puis couchant avec une fille qu'il croit vierge, la rencontre le lendemain et se rend compte qu'il s'agit d'une nourrice et, par conséquent, qu'il a été berné. D'où, donc, la locution dépuceleur de nourrices puis enfonceur de portes ouvertes. N'est-ce pas? On pourrait d'autant plus le croire que le Robert historique de la langue française nous explique l'origine de la locution du fait que "la nourrice, ayant du lait, est mère", elle n'est donc plus vierge. En est-il vraiment ainsi?

Avant de répondre à cette question, on peut indiquer que le fameux Sermon a connu une fortune tant d'édition que de lecture. Repris dans moult anthologies de poésies scabreuses, on ne connaît pas son auteur, de même que l'on sait qu'il a été publié sous le le manteau, ainsi que l'atteste cette mention bibliographique puisée dans un ouvrage de 1769:


Et même la très sérieuse Sorbonne, sur son site consacré aux œuvres de Molière, donne implicitement raison à JB, voire, cite une source antérieure:


Et l'université de citer le même passage que JB avait choisi, c'est-à-dire la fin:


Ça signifie quoi?
JB veut dire: qu'est-ce qu'il essaie de montrer?
Il essaie de montrer que le Robert historique de la langue française se trompe sans doute. Que, à l'instar de "la peau de chagrin" de Balzac, c'est le succès de l'image inventée par l'auteur qui a fait passer cette image dans le langage. Autrement dit: c'est le Sermon joyeux d’un dépuceleur de nourrices, la poésie, qui a généré la locution — eu égard, JB insistait là-dessus il y a une seconde, au succès qu'a rencontré le texte.

Les petits amis de JB se demandent cependant: "mais comment passe-t-on alors de “dépuceleur de nourrices” à “enfonceur de portes ouvertes”?
Que nous dit le texte ci-dessus?
Je suis [celui] qui romps les huis ouverts
Et dépucelle les nourrices
Nous avons vu plus haut qu'Antoine Oudin, en 1640, donnait deux occurrences pour l'expression qui nous occupe. Il parlait, JB tient à le rappeler, de 1) "enfonceur d'huis ouverts" pour désigner le fat, le "fanfaron d'amour" de Pierre Guiraud; 2) "enfoncer ou rompre une porte ouverte" pour qualifier celui qui croit avoir couché avec une pucelle alors qu'il s'agit d'une nourrice, donc qui a perdu sa virginité.
Les deux cas de figure nous montrent que les définitions se retrouvent dans les vers du Sermon. Le sémantisme sexuel du verbe "enfoncer", comme nous l'avons vu également, plus propice à l'analogie érotique que "rompre", va participer du glissement de la locution vers son sens communément admis aujourd'hui. De même, la disparition de "huis ouverts" au profit de "portes ouvertes" (l'huis ne désignant plus en français moderne la porte de maison en tant que telle, mais une pièce de cette même porte — ainsi que nous l'avons vu tout à l'heure) va permettre à la locution de se fixer dans son énoncé contemporain.

Allez, devant cette énigme et cette porte qu'on a réussi à enfoncer et donc à ouvrir, on se quitte avec Boulette, alias Philippe Katerine, qui, déjà à l'époque, se demandait: Qu'est-ce qu'il y a derrière la porte?

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