Et JB, qui a presque fini le quatrième tome des aventures d'Elling, traduisait ce matin la phrase suivante, dans le chapitre 11 (et à chaque fois c'est lui qui souligne):
Et force m’a été de constater qu’elle était sobre comme un chameau (…)
Or, quelques jours plus tôt, il traduisait également, dans le chapitre 10:
Oh, la chameau!
Et, en cherchant dans sa traduction en vue de la rédaction de ce post, il découvre à sa grande joie que, au chapitre 4, figure le proverbe, extrait du Nouveau Testament, de l'Évangile selon Luc (Luc 18:25) (et non Mathieu comme le prétendent certains dictionnaires), dont l'amorce a donné son titre au
film de la merveilleuse Valeria Bruni-Tedeschi:
Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume des cieux.
Et, à ce sujet biblique, JB s'autorise une digression (après tout, c'est son blog (tatoué et fumeur), il y fait ce qu'il veut).
La littérature scandinave, bien plus que sa cousine française, regorge de citations de la Bible, ou d'allusions à celle-ci. Comme chacun le sait, les Scandinaves sont luthériens, donc protestants. En conséquence de quoi le traducteur se doit, face à ces fragments, de recourir à la
Bible Segond (du nom de son traducteur), eu égard à la situation religieuse française qui est, d'un point de vue textuel et lexical, compliquée — et ce sans parler des animosités historiques entre les deux religions chrétiennes.
Primo, le lexique religieux et liturgique diffère d'une foi à l'autre. Comme chacun sait, les catholiques vont à l'
église, les protestants vont au
temple. Ou du moins… "Protestants", c'est vite dit. Car, en français, le vocabulaire religieux diffère selon qu'on est calviniste ou luthérien. Ainsi, les calvinistes vont donc au
temple, mais les luthériens vont… à l'
église! Traduire des termes religieux (et JB, qui a traduit
La Pasteure sait de quoi il parle) est toujours un casse-tête.
Secundo, et c'est ce qui nous intéresse ici, les protestants français n'emploient pas la même Bible que les catholiques — même si la vendeuse de La Procure avait assuré à JB (et il y était allé à reculons, nom de Dieu, pour acheter cette Bible! ça lui avait coûté, à JB, de donner du fric aux cathos!) que les catholiques utilisent aussi la Bible Segond. Laquelle diffère de l'autre en ce qu'elle est traduite de l'hébreu (et du grec), donc plus proche du texte original, en vertu de ce principe protestant qui veut que chaque peuple ait accès aux textes sacrés dans
sa langue (et non plus en latin comme les catholiques) et que la traduction soit proche de l'original hébreu. Voilà pourquoi un traducteur du scandinave aura recours à la Bible du Suisse Louis Segond.
Or la traduction du proverbe supra par Louis Segond est:
Il est plus facile, en effet, à un chameau de passer par un trou d’aiguille à coudre qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu.
Et, cerise sur le gâteau, JB n'utilise
pas cette traduction!
Alors, bien sûr, les petits amis de JB ne manqueront pas de lui lancer:
Ben, pourquoi pas? Attends, tu nous bassines avec ta Bible suisse machin truc, et comme quoi le traducteur doit absolument l'utiliser et tout! Et tu le fais même pas?!!
Bonne question, merci de l'avoir posée!
JB n'a pas eu recours à la traduction de Louis Segond parce que, en l'espèce, il ne s'agit plus d'une citation, mais d'un proverbe, passé dans le langage courant (confer le film
Il est plus facile pour un chameau…). Le lecteur se serait dit sinon: c'est bizarre, ce n'est pas la phrase que je connais… Et comme ce n'est pas un roman sur ni autour du proverbe, mais une phrase "anecdotique" dans la narration, mieux vaut s'éloigner du principe traductionnel et se coller à la réalité linguistique immédiate.
Ceci expliqué, JB peut donc revenir au
chameau, un mot ancien en français puisque apparu en 1080 et
"issu du latin camelus
, un emprunt au grec kamelos
, lui-meme emprunté à une langue sémitique occidentale", explique le
Robert historique de la langue française. Oui, revenons au chameau et à ses analogies.
La locution
La/le chameau! signifie, pour le
Larousse:
Familier. Personne autoritaire, méchante, acariâtre, désagréable.
Et le
Petit Robert de préciser que le substantif peut aussi s'employer comme adjectif:
Ce qu'il (elle) est chameau!
Toujours est-il que, d'un point de vue grammatical, tant dans sa nature substantivale qu'adjectivale, et comme on le voit, le terme demeure au masculin: on ne dit ni
"Oh, la chamelle!", ni
"Ce qu'elle est chamelle!". Voire, même désignant une femme, et bien qu'on emploie l'article
la, le substantif demeure au masculin.
Le
Grevisse nous explique ce phénomène:
Dans divers noms employés pour des humains par métaphore ou métonymie, le sens et le genre primitifs continuent à exercer leur influence.
Et de citer
"les petits rats de l'Opéra",
"un dragon",
"un âne",
"un perroquet". Si on ajoute à cela, donc, le
chameau, on voit donc qu'il ne s'agit, à de rares exceptions près (en plus de
"le rossignol milanais", aka La Castafiore chez Hergé),
que d'emplois analogiques dont les significations donnent une image négative de la femme. Un énième exemple de machisme linguistique?
La question mérite doublement d'être posée. Car, en l'espèce, pour l'évolution sémantique du terme
chameau, on ne peut pas en faire l'économie. Pour savoir comment on passe du mammifère à deux bosses (le dromadaire, qui n'a qu'une bosse, fait lui aussi partie des camélidés) à la
"personne méchante", il faut s'appesantir un peu sur une étape lexicale manquante.
Car avant de désigner une femme méchante,
la (pour le coup)
chameau est, nous indique le
TLF:
b) Arg. Terme injurieux désignant une femme de mœurs légères. Tu viens de la retape, chameau! (Zola, L'Assommoir, 1877, p. 792).
Et encore, là, c'est la version soft.
Regardons par exemple dans… au hasard… euh… oui! Dans
Le petit citateur, de 1881, autrement intitulé
Curiosités érotiques et pornographiques. Qu'est-ce qu'on trouve comme définition?
Champêtre et classe.
Ce sens, jugé
"populaire et très bas" par le
Littré (1872-1877), serait attesté en 1828 selon le
Robert historique de la langue française (qui ne cite aucune source, JB y revient) et:
s'emploie (ainsi que dromadaire) comme terme d'insulte à l'égard d'une femme, d'abord au sens de "putain" (métaphore de la "monture"), puis de "personne hargneuse", par oubli du premier emploi (cf. l'évolution de vache).
800 ans (c'est énorme) séparent donc le sens initial introduit en français et cet emploi apporté par le langage de ce qu'on appelait
"le bas-peuple". Autrement dit l'argot, pour faire vite. Le
Robert des expressions et des locutions (1993) explique:
Le mot est ancien mais, comme la plupart des termes désignant les animaux exotiques, il n'a donné lieu à des effets de sens que récemment.
Toujours est-il que cet argot, en ce XIXe siècle, n'enrichit pas le substantif de cette seule signification." Prenons par exemple l'explication que fournit du mot
chameau le
Dictionnaire argot-français & français-argot (1896), de Georges Delesalle:
Oui, un chameau peut aussi, à l'époque, désigner un
"exploiteur", un voleur, un contrebandier, dans tous les cas un homme. Et si ce sens est tombé en obsolescence aujourd'hui, il est attesté dans tous les dictionnaires d'argot. Ce qui intéresse particulièrement JB ici, rapport au machisme linguistique, c'est le déséquilibre opéré par les lexicographes entre les deux définitions selon que le mot renvoie à l'homme ou à la femme.
Comparons à cet égard les termes et le ton employés par Delvau dans son
Dictionnaire de la langue verte (1866). La première entrée concerne la femme, donc la prostituée, la seconde l'homme, donc le contrebandier:
La définition qui porte sur la femme est uniquement négative. Non seulement cette dernière n'est plus digne de
"respect", mais ce
"depuis longtemps". Non seulement on ne peut ni ne pourra plus lui faire confiance, mais c'est tellement ancré en elle que cela en devient irrémédiable.
L'homme, lui, s'en sort nettement mieux. Tout chapardeur et profiteur qu'il soit, il demeure un
"compagnon", dont le qualificatif
"rusé" souligne la bonhomie. Il n'est pas
matois ni
roublard (synonymes négatifs de l'adjectif), il est
futé (synonyme positif). Quand bien même le lexicographe décrit avec force détails la nature de sa malignité.
Pour lui, ce n'est pas si grave. Pour elle, c'est sans espoir. C'est DSK en France ou
Rainer Brüderle en Allemagne avant l'heure. Et c'est tellement sans espoir que, d'un point de vue lexical, l'image propre au masculin est tombée en obsolescence (le sens n'est plus repris par aucun dictionnaire contemporain, même le
Robert historique ne le cite pas — c'est dire!). L'image propre au féminin est restée: mieux (ou, en l'espèce, pire), elle a continue d'évoluer sur le plan sémantique (et qu'elle s'applique aujourd'hui tant aux hommes qu'aux femmes n'arrange rien à l'affaire!).
Pour les plus sceptiques, il suffit de lire la définition du mot appliqué à l'homme par Lorédan Larchey, ajoutée dans la 8e édition, datant de 1880, de son
Dictionnaire historique d'argot, initialement intitulé
Excentricités du langage et publié en 1860, rehaussé pour l'occasion de la mention
"mis à la hauteur des révolutions du jour" (en l'espèce: sic!). Elle fournit un résumé parfait, par le biais d'une équation lexicographique confondante, à ce que JB vient d'expliquer:
JB en reste coi.
Les lexicographes ou les auteurs d'ouvrages spécialisés n'en reviennent pas eux-mêmes. Ainsi de Jean Hyacinthe Adonis Galoppe (sic!), signant sous le nom Galoppe d'Onquaire, qui s'en émeut dans son ouvrage de 1862
Hommes et betes: physiologies, anthropozoologiques mais amusantes:
L'incompréhension est telle que même les locuteurs s'interrogent. Ainsi de cette question posée dans le mensuel
L'Intermédiaire, dans son édition du 20 novembre 1893:
Lequel
Dictionnaire de l'Académie, dans sa
8e édition (1932-1935), n'a toujours pas intégré cette acception, quel qu'en soit le degré injurieux, qui figure cependant dans la
9e édition (en cours d'élaboration depuis les années 1990) dans son sens contemporain:
☆2. Fig. et fam. Personne désagréable, méchante. Quel chameau !
Déjà, en 1856, elle était écornée pour son incurie par un ouvrage anonyme, intitulé
Encyclopédiana, et portant le sous-titre
recueil d'anecdotes anciennes, modernes et contemporaines. Sous ses abords triviaux, le le livre n'en reste pas moins une mine pour les étymologies restées obscures des mots d'argot.
Alors justement, si on tente à présent de se demander comment ces significations sont nées, par le biais de la sémiologie linguistique, on a déjà quelques éléments de réponse. C'est l'analogie, la comparaison, qui donne le sens. C'est l'image que le sujet parlant a de l'animal quand il l'associe à l'un ou l'une de ses semblables qui crée l'expression. Et ce principe vaut pour les deux exemples liminaires. Dans son ouvrage mentionné supra datant de 1860, Lorédan Larchey citait L'
Encyclopédiana sorti quatre ans avant:
Parce que le chameau
"est sobre et laborieux", la locution être
sobre comme un chameau a vu le jour. Bien que le tour n'apparaisse pas dans les dictionnaires généraux du XIXe siècle et ne soit pas daté par leurs équivalents contemporains, il est en tout cas employé par Balzac (et JB a assez montré dans le blog tatoué et fumeur à quel point Balzac avait enrichi la langue française par des analogies passées depuis dans le langage courant) dès 1832 dans
Modeste Mignon, puis en 1836 dans
La Messe de l'athée, etc. L'explication de Larchey avec la Campagne d'Égypte par Napoléon (1798-1801) est donc plausible. JB y revient dans quelques instants.
Il en va de même pour l'origine du sens métaphorique de
chameau quand il s'applique à l'homme. Francisque Michel, dans son ouvrage
Études de philologie comparée sur l'argot et sur les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie (1856), outre qu'il donne les différents synonymes en usage, explique le sémantisme par l'utilisation que font les hommes du camélidé. Parce que celui-ci devient un animal de trait, qui
porte les marchandises sur leur dos, l'image se forge du voleur qui
emporte son larcin en le plaçant lui aussi dans son dos:
Pour le sens qui se rapporte à la femme, Larchey, on l'a vu à l'instant, évoque les seins qui rappelleraient donc les bosses du chameau pour expliquer l'association sémantique du second à la première. JB ne revient pas sur les explications grivoises exposées plus haut dans et par
Le petit citateur. Il y a en tout cas un imaginaire sexuel à la base de la connotation érotique. Or, à ce niveau, il apparaît que l'imagination des lexicographes, tous des hommes soit en dit en passant, et donc des sujets parlants de sexe masculin, soit en l'ocurrence sans limite. Le même Francisque Michel en a, lui, une autre:
Et, question sémiologie, la palme du machisme et de la vulgarité revient au même Alfred Delvau qui, dans un autre ouvrage intitulé
Dictionnaire érotique moderne (1864) croit savoir que:
Pour information, le terme
gourgandine, avant de désigner la
sotte, a été synonyme de
prostituée. De même, donc, que
chameau a fini par renvoyer à une femme
méchante. On pourrait, on
devrait effectuer une sémiologie des termes désignant la prostituée, ce qu'a d'ailleurs fait sommairement Pierre Guiraud dans son
Dictionnaire érotique (1978), recensant
"près de 500 mots", et encore, insiste-t-il,
"ils ne constituent qu'une partie de ce lexique". Et d'ajouter, p. 98 — et JB recopie in extenso le passage tant il illustre d'une part ce qu'il souhaite montrer dans ce post en insistant sur le mot
chameau, d'autre part le machisme linguistique viscéral et historique à l'œuvre dans, notamment, la langue française.
On aura été frappé par l'extrême mépris qui entoure la "prostituée". On peut admettre qu'il soit en partie justifié, encore qu'il ne soit pas commun à toutes les cultures — mais de là à assimiler une femme à la gadoue, à une vesse sous prétexte qu'elle a la jambe un peu légère!
Mais ce qu'il y a de plus surprenant c'est que la plupart de ces mots sont couramment appliqués aux "femmes", aux femmes en général, en dehors de toute connotation érotique. Or ils sont quasiment tous dépréciatifs: la femme est une carne, une fumelle, une pouffiasse, une roulure. Certes il s'agit de mots populaires et argotiques, mais on entend aujourd'hui, dans tous les milieux, des mots tels que bonne femme, nana, souris, rombière, etc., tous mots qui ont désigné à l'origine une "prostituée".
À travers ce langage, il apparaît que toute femme est une putain en puissance et à ce titre marquée des stigmates de la prostitution: laideur, puanteur, méchanceté, etc. (…)
JB n'insistait pas pour rien sur l'emploi par Delvau de
"depuis longtemps". À en croire le lexique, la femme a toujours été une prostituée avec toutes les connotations que le terme implique, et le demeurera irrémédiablement, comme l'actualité nous le confirme (cf. supra)
très trop régulièrement. Autrement dit, la femme est vouée à être qualifiée, dénommée, représentée par des termes dépréciatifs et injurieux. Et que les lâches ne viennent pas nous dire qu'il s'agit d'un discours politiquement correct propre au XXIe et de surcroît féministe (so what?), l'exemple trouvé par JB plus haut dans
L'Intermédiaire montre que les locuteurs du XIXe siècle trouvaient eux aussi qu'il s'agissait d'une
"injure" que d'employer le terme
chameau pour désigner la femme. Le décidément bien-nommé Galoppe d'Onquaire ne faisait pas d'autre constat dans son analyse, que JB poursuit ici; même s'il convient de moduler le propos de sa dernièe phrase, confer ce que disait Pierre Guiraud:
À cet égard, et pour terminer la partie sémiologique, JB décernera cette fois la palme de la mauvaise foi. L'heureux gagnant est le
Robert des expressions et des locutions (1993), cité supra et donc voici l'article en entier. Les auteurs, Alain Rey et Sophie Chantreau, nous expliquent en effet — et c'est JB qui souligne:
CHAMEAU n. m. Le mot est ancien mais, comme la plupart des termes désignant les animaux exotiques, il n'a donné lieu à des effets de sens que récemment. Alors que l'âne symbolise la sottise depuis l'Antiquité, le chameau n'évoque la méchanceté que depuis le XIXe siècle environ. Il semble que ce soit d'abord une injure adressée aux femmes (le chameau étant à la fois un animal difforme, selon les critères familiers, et une monture, par un jeu de mots constant), peut-être par suite d'une confusion avec un autre terme injurieux (XVIIIe siècle) grande gamelle, proche la forme ancienne cameil, camel.
Pardon?
"Il semble"? Il ne semble pas, il est
attesté! Un peu léger pour des lexicographes, quand même. Et si, certes, le mot
gamelle (donc, encore un mot pour désigner la prostituée, ici plus particulièrement, explique Pierre Guiraud,
"la fille à soldat") est phonétiquement proche de
chamelle, leur explication ne tient pas une seconde.
Primo, du point de vue de la linguistique morphologique, on disait certes en moyen français
chamoil pour désigner le chameau, ainsi que de multiples variantes, que nous confirme le
Godefroy (dictionnaire du moyen français):
camoil,
cameil,
camil. Mais d'une part la
chamelle a été désignée par le substantif
chamoille. Et d'autre part le terme
chameau, tel que nous le connaissons dans sa forme contemporaine, est fixé dès le XVIe siècle. Pour preuve, tant le
Cotgrave (1611) que le
Thrésor de la langue française de Jean Nicot (1606) le recensent ainsi.
Secundo, d'un point de vue lexical, la thèse ne tient pas non plus. JB l'a expliqué dans la partie grammaticale: le terme n'apparaît
jamais sous sa forme féminine,
chamelle, pour désigner la femme, quel que soit le sens que
chameau prenne au fil des décennies, ainsi qu'on va le voir ci-dessous.
Parce que, justement, et c'est le dernier point, quand apparaît-il, ce sens? Celui de chameau signifiant prostituée?
JB l'a indiqué au début de ce post, les lexicographes avancent la date de 1828, sans toutefois citer de source. En outre, Delvau ajoutait la phrase suivante dans sa définition que JB publie à présent entièrement:
Le
Dictionnaire de la langue verte ayant été publié en 1866, cela fait un usage depuis 1816, donc depuis la fin des guerres napoléoniennes (1814), ce qui renforce l'hypothèse avancée par Larchey d'une propagation de la métaphore par les soldats, après la Campagne d'Égypte. Pour l'
Encyclopédiana, tout à la fois truculente et lassante à force d'être prosaïque, le rapport de cause à effet ne fait pas un pli:
JB passe sur le fait que Larchey a plus que copié allègrement sa source sans la citer avec certitude. Quoi qu'il en soit, et d'autant plus parce que le
Dictionnaire de bas langage de d'Hautel, publié en 1808, ne comporte pas d'entrée au mot
chameau, on peut conclure que la métaphore animalière pour désigner la prostituée, et donc la femme, provient de l'argot des soldats et se répand dans le langage de la rue au cours de la décennie 1810.
Une autre piste à suivre concerne la mention, par les lexicographes contemporains, de l'ouvrage écrit par Gaston Esnault,
Dictionnaire des argots (1965). Ce dernier, dans la partie étymologique du terme, propose non seulement une explication sémiologique, mais fournit des informations étymologiques précieuses:
ETYM. Équivalent comique, et voté non péjoratif, de monture. Dès 1842 a cours le dicton populaire: "Cette vie est un désert avec le chameau pour le voyage." Mais, au XVIIe siècle, à Rouen, écamelle, féminin d'écamel, chameau, est une injure; en 1828, une Parisienne qui en a appelé une autre chameau! dromadaire! passe en correctionnelle.
Pardon? En correctionnelle? Nan!
Bon. Résumons.
JB ne voudrait pas froisser Gaston Esnault († RIP), mais il n'a trouvé aucune trace de cet
écamel(le). Ni dans la base Gallica de la BNF, ni dans gougueule, ni dans
aucun des dictionnaires de patois normand existants. Le peu qu'il ait déniché n'a rien à voir avec le chameau, comme l'expliquent Édélestand & Duméril dans leur
Dictionnaire du patois normand (Basse Normandie) (1849), qui reste en la matière une référence:
Le seul terme approchant se trouve dans le livre de Camille Maze,
Étude sur le langage de la banlieue du Havre (1903), et qui correspond à la prononciation normande de
chameau:
Mais d'
écamel(le), rien nulle part. Et quand bien même, le même argument que JB opposait au
Robert vaudrait ici.
Ce qui intéresse JB plus et tout particulièrement, c'est cette date de 1828 et cette prise de bec ayant fini au tribunal.
JB s'emploie donc à tenter de remettre la main dessus. Il se dit dans un premier temps qu'il doit bien y avoir un compte-rendu du procès quelque part. Mais où? Il consulte tout un tas de revues juridiques publiées à l'époque. Avant et après. Rien. Aucune qui n'inclue la date de 1828. Finalement, il apprend que ce ne peut être que la
Gazette des Tribunaux, également intitulée
Journal de jurisprudence et des débats judiciaires, journal quotidien (!) qui paraît à partir de 1825. Bon. Problème: où la trouver? Rien dans la base Gallica, rien dans le site américain archive. Rien rien rien.
Or si. Il existe des versions numérisées sur le site de la
bibliothèque de l'École nationale de l'administration pénitentiaire. La numérisation a été effectuée en partenariat avec l'Énap, la BNF et l'École Nationale de la Magistrature. Et, effectivement, ils y sont
tous! De 1825 à 1849. Mais pourquoi peut-on faire simple quand on peut faire compliqué? Puisqu'il n'y a non seulement pas de recherche possible par mot, mais il faut à chaque fois faire mille et une manipulations pour revenir à chaque numéro. Oj! se dit JB, j'en ai pour un an. Très vite, il comprend que chaque numéro donne son nom à l'adresse internet. Ça lui évite à chaque 5 retours et rechargements — c'est énorme quand on sait que JB doit consulter 365 numéros sans savoir à quel moment de cette fichue année 1828 le compte-rendu est censé se trouver, si tant est qu'il s'y trouve.
Et donc il cherche. Il exclut d'emblée janvier. Février: rien. Mars: rien. À chaque fois, il tape
chameau dans l'option
rechercher de Safari, qui lui répond un invariable
"introuvable", et jette toutefois un œil rapide au journal, pour s'assurer qu'il ne passerait pas ainsi à côté d'une éventuelle coquille.
Avril 1828 touche presque à sa fin, quand, le dernier jour du mois, ce désormais fameux 30 avril 1828, Safari répond à JB:
"1 élément". Dans son palais socialiste, JB s'écrie:
"Ouais!" Et il jubile doublement puisque 1)
il a trouvé, 2) le compte-rendu est sa-vou-reux. C'est d'ailleurs une notice plus qu'un compte-rendu (parfois, ils font 2 pages!): une
"chronique judiciaire". La voici, sachant que le procès a eu lieu la veille, le 29 avril 1828:
Pardon? Une
"faiseuse de mouron pour les oiseaux"???
JB ne jubile plus: il exulte.
Il connaît bien le substantif mouron qui a donné la
locution:
2. Loc. verb. Se faire du mouron. Se faire du souci, s'inquiéter.
Mais le
TLF nous explique aussi qu'il s'agit ici d'une plante:
A.− BOTANIQUE
1. Mouron des champs; mouron rouge ou mouron bleu. Plante herbacée annuelle (de la famille des Primulacées) très commune dans les jardins et les champs, aux fleurs solitaires donnant naissance à une capsule qui contient de nombreuses graines toxiques. Le Mouron rouge est une très petite herbe à fleurs rouges, bleues, ou parfois blanches; il ne faut pas la confondre, dans ce dernier cas, avec le Mouron des oiseaux, car ses graines, au contraire, les font périr; son fruit est un pyxide (F. Faideau, A. Robin, Bot. élém.,classe de 5e, Paris, Larousse, 1902, p. 42).
2. Mouron blanc ou mouron des oiseaux. Synon. usuel de alsine; synon. morgeline.
Et le
Wiktionnaire nous le confirme:
(Botanique) Petite plante annuelle, à fleurs blanches, (Stellaria media (L.) Vill., 1789), de la famille des caryophyllacées, envahissante dans les cultures, et qui peut servir à la nourriture des oiseaux en cage.
Voilà quoi ressemble le mouron des oiseaux. Voilà ce que cultive
"la dame Michout, dite Lanoue":
Mais revenons à notre chronique judiciaire, en entier cette fois:
JB adooore! Tout est merveilleux:
• La faiseuse de mouron des oiseaux.
• Les injures, puisque la femme Gaudron s'estime
"injuriée" en se faisant traiter de
"Chameau!" — confer ce que disait JB sur le ressenti, déjà au XIXe siècle et, donc, dans le document attestant l'apparition du terme
chameau avec ce sens.
• Les injures qui s'enchaînent et sont un trésor pour tout lexicographe et linguiste et amateur de mots — la dame Michout dite Lanoue utilise en tous points ce que JB décrivait sur le principe analogique, mais elle fait mieux: elle part d'un sémantisme (celui de l'animal exotique) et le décline en autant de mots qui lui viennent à l'esprit et, de surcroît, ajoute l'insulte
chameau (le dromadaire, lui, le pauvre, ne connaîtra pas la même richesse lexicale que son cousin à deux bosses). Ce faisant, et sans le savoir, la dame Michout dit Lanoue ne sait pas qu'elle entre dans la postérité lexicographique.
• Les fautes de français, ce
"agonisée d'injures" devenu un classique, et aussi l'erreur dans la conjugaison du verbe pronominal.
Car enfin, pour boucler la boucle, ce témoignage de 1828 est une perle traductionnelle pour JB qui, comme il l'a dit en amorce, laquelle a précipité cette recherche et ce post, travaille sur le 4e tome des histoires d'Elling. Le comparse de ce dernier, Kjell Bjarne, parle en dialecte d'Oslo et en faisant des fautes. Pour cela, l'auteur a également recours à une graphie non normée.
JB a très longtemps hésité sur la meilleure manière de restituer ce norvégien. Puis il a décidé d'y aller carrément, ça donne, en trois exemples (et c'est lui qui souligne):
— T’es complètement à côté de la planque! Nan, j’t’assure, t’es un cas. Et t’es craspouète aussi… T’as vu ton front? T’as l’air malade, hein.
— Mais nan! J’aide aussi Arnstad à entasser les marchandises dans la réserve. Pi je plie les cartons pour les foutre à la poubelle. Y a du pain sur la branche, hein. (…) Ce boulot, Elling, c’est qui m’est arrivé de mieux. Reidun, la gosse, et ce boulot. Ch’rais dev’nu zinzin, sinon. Comme toi. J’aurais fait des conneries.
— C’est que, euh… les murs, y z’étaient p’us vraiment blancs, a fait observer Kjell Bjarne, en détournant le regard.
Si JB a réussi à franchir la barrière mentale (puisque c'en est avant tout une), c'est grâce à la lecture de l'ouvrage de Gilles Philippe et Julien Piat,
La langue littéraire (2009). Il en avait déjà parlé
il y a trois ans.
Les auteurs expliquent que, à partir de 1850 environ (donc pile pendant la dissémination dans le langage du terme
chameau dans sa signification de
prostituée), la prose romanesque française a tenté de s'éloigner de la poésie et de la langue littéraire pour se rapprocher de la langue parlée, donc la langue du peuple. Elle a essayé de restituer ce décalage qui existe de tout temps entre l'écrit français et l'oral français. Les écrivains l'ont fait de deux manières: en insufflant soit de l'
oralité, en composant les dialogues tels que ceux-ci se disent quand ils sont parlés (donc y compris avec les fautes d'orthographe et les réductions syllabiques), soit ce que Philippe & Piat nomment la
vocalité, c'est-à-dire le fait de prolonger le principe d'oralité sur et dans la narration, sans le limiter aux seuls dialogues (Céline en est l'exemple), en racontant l'histoire à proprement parler avec le langage de la rue, dans un registre dit relâché ou populaire.
JB a appliqué ce principe de l'oralité pour les dialogues de Kjell Bjarne. C'est un choix de traduction. Et toute traduction de qualité est un travail littéraire où le traducteur a fait un choix franc, détermine (que ce dernier fonctionne ou pas est une autre question).
JB a fait un choix. Ah, le chameau!