mardi 16 août 2011

Si j'avais un marteau, je serais…

Et JB, hier soir, utilisant pour les besoins de sa traduction la locution être marteau (en l'occurrence: "ça le rend marteau"), s'interrogeait évidemment sur l'origine de la formule. Que le TLF qualifiait de "populaire" et répertoriait ainsi:

 Avoir, recevoir un coup de marteau (sur la tête). Avoir l'esprit dérangé, être fou. Non, vraiment M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup de marteau certainement (Maupass.Contes et nouv., t.1, Dimanches bourg. Paris, 1880, p. 332). Coup de marteauAccès de folie. Elle finit par oser lui parler de son coup de marteau, surprise de l'entendre raisonner comme au bon temps (ZolaAssommoir, 1877, p.698).
P. ell. Être marteauCoucher ici? C'est-i qu'vous seriez marteaux? (BarbusseFeu, 1916, p.116). «Quelle drôle de boîte!», se dit le valet de pied, qui demanda à ses camarades si le baron était farce ou marteau (ProustPrisonn., 1922, p. 227). Personne à l'esprit dérangé. Ce garçon ne te fera pas un très bon mari, parce qu'il tire du côté de sa mère: une famille de marteaux (PagnolMarius, 1931iv, 10, p.245).

Au vu de cette explication, le substantif marteau devient adjectif "par ellipse". La locution consacrée étant d'abord l'action à proprement parler. Autrement dit, c'est parce qu'on se prend un coup de marteau qu'on devient marteau. C'est parce qu'on a "un coup" de folie qu'on finit fou. Vraiment? JB veut dire tout autant: est-ce vraiment le cas au niveau de l'évolution sémantique du terme? est-ce vraiment le cas dans la vraie vie?
De plus, deuxième constatation qui amène une deuxième question: au vu des exemples tirés de la littérature, la métaphore du marteau pour désigner la folie semble récente. Vraiment?

Répondons d'abord à la deuxième question. La consultation de la section étymologique du TLF offre un mystère:
b) 1587 avoir un coup de marteau «être fou» (Ronsard, Œuvres, éd. P. Laumonier, t. 18, p. 293, vers 11); 1889 être marteau (d'après Esnault)
Ainsi donc, on aurait une occurrence vers la fin du XVIe siècle chez Ronsard, puis plus rien pendant 300 ans, puis, à la faveur d'on ne sait quoi, la métaphore resurgirait. Hum. JB est on ne peut plus sceptique. D'expérience, il sait que cela n'est guère possible (sauf dans le cas d'un mot grossier qui constitue un tabou linguistique) et qu'il s'agit souvent d'une erreur de lecture.

Et il est d'autant plus sceptique que le Cotgrave (1619), le premier vrai dictionnaire (en fait français > anglais) de la langue française, n'indique pas ce sens — en revanche, il donne trois proverbes alliant l'enclume et le marteau, tournures restées dans le langage. Idem des Curiosités françaises d'Antoine Oudin (1640) qui lui aussi recense "entre le marteau et l'enclume" mais ne cite aucun "coup de marteau" synonyme d'"accès de folie". Un bond au XIXe siècle dans les dictionnaires d'argot ne donne là non plus pas le moindre résultat, ni chez Delvau (1866), ni chez Rigaud (1888).
Aha.
Pourtant, le Robert historique de la langue française est formel:
◊ On dit au figuré être marteau “être fou” (1889), elliptiquement d'après avoir un coup de marteau (1587) par le sémantisme qui donne toqué, frappé, dingue, etc.

Là encore cette mystérieuse date de 1587 qui renvoie à Ronsard, alors que l'attestation de la métaphore est seulement attestée en 1889. Ce qui est d'autant plus plausible du fait, on vient de le voir, de son absence dans les dictionnaires d'argot. De même, ni Les études philologiques comparées sur l'argot de Francisque Michel (1851), ni L'argot ancien de Lazare Sainéan (1907) ne proposent d'entrées au mot marteau dans un sens et un emploi populaire, alors même que le TLF qualifie ainsi la locution. C'est signe qu'elle est bel et bien postérieure aux études sur l'argot effectuées et parues dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Pour peu qu'elle eût été utilisée autrefois, elle figurerait dans le Dictionnaire de Furetière (1690), le moins orthodoxe de tous quand on le compare à celui de Richelet (1680) ou aux éditions de l'Académie — et l'emploi syntagmatique y figurerait d'autant plus qu'il a été employé par Ronsard, LE plus grand poète français de la Renaissance. Or rien. Alors, quid?

JB va retrouver la citation dans le tome 18 des Œuvres complètes de Ronsard, dans l'édition de Lemaunier, effectivement à la page 293. Il apprend que la mention fait partie des Fragments, les quasi toutes dernières œuvres de Ronsard (mort en 1585) dans une pièce intitulée Jugement de Ronsard sur ses contemporains. On lit:


Bon.
Question: le sens employé par Ronsard renvoie-t-il effectivement au coup de folie?
Réponse: oh que non!
Car que signifie à l'époque avoir un coup de marteau?
Même la première édition (1694) du Dictionnaire de l'Académie nous l'explique (et c'est JB qui souligne):
On dit proverbialement qu'On n'est pas sujet à un coup de marteau, pour dire, qu'On ne s'assujettit point à venir prendre ses repas à une heure fixe.
Pas convaincus? Qu'à cela ne tienne. Le libéral qu'était Furetière donne à la fin du même siècle une signification identique:


Quel verbe emploie Ronsard après le vers dans lequel il intègre "coup de marteau"? Bingo: "prévoir". Il y a là cette idée de temporalité, de devoir prorogé, d'obligation repousée. Ce que Ronsard veut dire, c'est que certaines personnes ont une propension atavique, et donc en l'espèce rebelle, à ne pas vouloir servir "les Sœurs" en temps voulu, au moment où ils devraient le faire. Tout bornés qu'ils sont, ils n'en sont pas toqués ni cinglés pour autant. Ils ont certes "un coup de marteau (…) dans le cerveau", mais il ne sont pas marteaux pour autant.

Exit, donc, le marteau ronsardien pour signifier la folie et retour au marteau argotique.

Dans le Larousse de l'argot & du français populaire, Jean-Paul Colin est plus avisé, qui, en plus de nous expliquer ce qu'il résume à un seul "adjectif" par "fou, dérangé mentalement", nous précise dans la partie étymologique de l'entrée du terme:
emploi métonymique: rapport de cause à effet entre le coup et le dérangement mental (1882, Chautard).
Le lexicographe renvoie ici à La vie étrange de l'argot, ouvrage publié en 1931 chez Denoël par Émile Chautard et que Céline, JB l'apprend, adorait au point de s'en être abondamment servi, comme l'indique une page consacrée à l'auteur:
Ce livre imposant est devenu un véritable classique de la langue verte, il figurait dans la bibliothèque de Céline qui l’utilisa pour la rédaction de Mort à Crédit. " Pour Céline, "le Chautard" est l’ouvrage de référence en matière d’argot. Il s’agit de La Vie étrange de l’argot, publié par Denoël et Steele en 1931, par Émile Chautard, "de la société de l’Histoire de Paris et de l’Ile- de-France", ouvrier typographe. Ce fort volume de 720 pages n’est pas à proprement parler un dictionnaire, mais une étude thématique, organisée selon le principe "du berceau à la tombe" faite de documents et d’anecdotes qui illustrent l’emploi des formes argotiques. " (Note de Jean-Paul Louis, dans Lettres à Marie Canavaggia, Tome III, index analytique, du Lérot, Tusson, 1995.)

Enfin, dans son Dictionnaire des argots de 1965, Gaston Esnault apporte les précieuses indications suivantes:
marteau, n. m. Coup de marteau 1° Bizarrerie, “"fêlure" au cerveau (populaire avant 1840). — D'où en avoir un coup, un petit coup (1956) et être marteau (1889, peu répandu avant 1896), être "toc-toc", être "piqué".
JB répète: "peu répandu avant 1896".
Et voilà. Merci qui? Merci, Gaston.
Car, pour le coup, l'explication de Gaston corrobore les emplois recensés par le TLF: le coup de marteau donne des citations contemporaines à l'attestation aux environs de 1880; la formule adjectivée se retrouve principalement au XXe siècle.


JB n'en a pas fini pour autant.
Car, hier soir, tandis qu'il cherchait une origine éventuelle en moyen français, il trouvait, en dernière position dans la liste, le sens suivant au substantif marteau:
D. - Par métaphore [Contexte grivois] : ...il attacha au bancq les deux marteaulx qui avoient en son absence forgé sur l'enclume de sa femme (C.N.N., c.1456-1467, 495).
Ça alors! s'exclamait JB dans son palais socialiste.
Pour aussitôt déchanter car force lui était de constater qu'il ne comprenait strictement rien ni à la citation, ni au sens. Certes il comprenait qu'il y avait là un jeu de mots entre l'expression entre le marteau et l'enclume dont on a vu l'ancienneté puisqu'elle était déjà recensée dans le Cotgrave; certes il comprenait que le substantif devait désigner un organe génital, mais lequel?

Ni une ni deux, JB courait consulter le truculent Glossaire érotique de la langue française de Louis de Landes (1861), s'étonnant au passage que le Dictionnaire érotique d'Alfred Delvau, publié trois ans plus tard en 1864, ignore le terme. Quoi qu'il en fût, De Landes expliquait:


Déjà, c'était un peu plus clair dans l'esprit de JB. Mais pas entièrement. JB ne voyait pas par quelle mystérieuse analogie le marteau venait désigner le sexe féminin. Et c'est évidemment Pierre Guiraud qui, dans son Dictionnaire érotique de 1978, venait cette fois éclairer sa lanterne en reprenant comme exemple la citation de Tabarin datant du XVIIe siècle:
marteau (remmancher le) d'une femme “coïter”
La métaphore est, à première vue, curieuse car le marteau fait penser au pénis plus qu'au vagin. Mais l'emploi est motivé, ici, par l'expression remmancher son marteau, le marteau n'étant plus conçu comme l'instrument qui coigne, mais celui dans le trou duquel on enfonce un manche.

Et voilà une autre énigme lexicographique résolue.
JB était, et est, aux anges.
Il peut prendre congé de ses petits amis en leur faisant écouter If I Had a Hammer de Nicky Thomas, reprise en 1970 du Si j'avais un marteau du légendaire… Clo-Clo, écrite par Pete Seeger et Lee Hays. Car, du coup, à la lumière, de la signification sexuelle du substantif, on est en étant de se demander si, en composant reprenant la chanson, Claude savait vraiment de ce sur quoi il turlutait. Auquel cas il était sans doute un peu… marteau.

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