vendredi 28 décembre 2012

Bougre d'andouille (à col roulé)

Et JB, qui l'autre soir dînait chez la Mopsfamilie, en vint à parler de l'andouille, via les hasards de la conversation. Le partenaire commensal face à lui disait détester cette charcuterie — et JB de branler du chef. Le voisin et par ailleurs partenaire dudit partenaire (boah, c'est compliqué, c'te histoire) se demandait quelle était l'origine du mot, et si andouille avait à voir avec l'espagnol hondo, qui est un synonyme de profond. JB en doutait, mais allait tout à trac (après avoir demandé la permission) vérifier sur l'ordinateur d'un des membres de la Mopsfamilie. Il interrogeait le Trésor de la langue française qui lui révélait donc:

Prob. du b. lat. *inductilia, plur. interprété comme coll. fém. sing. de inductile, neutre substantivé de inductilis, pris au sens − soit de « choses prêtes à être introduites dans », dér. de inducere au sens de « introduire, faire entrer dans »

Rentré chez lui, il en avait la confirmation dans le Robert historique de la langue française, qui précisait même qu'il s'agit d'un "terme d'alimentation ancien", attesté aussi loin que vers 1178. Ainsi donc, le 18 juin de cette même année (pour les tout jeunes lecteurs du blog tatoué et fumeur: non, le 18 juin 1178, le Général de Gaulle ne lance pas encore son fameux appel), quelque part dans ce qui est la France, quelqu'un mange de l'andouille alors qu'un "impact météoritique sur la Lune crée le cratère qui portera le nom de Giordano Bruno". Ça alors!

Bon. En un mot comme en cent, JB trouve l'andouille définitivement dègue. C'est une infection généralisée, répugnante à commencer par son odeur. Il ne peut la voir ni en peinture ni dans une assiette, quand bien même celle-ci serait celle de son voisin. Mais JB, vainquant son dégoût de l'andouille, allait découvrir à sa grande surprise que le mot a connu une richesse lexicale des plus étonnante.
De fait, déjà en moyen français, le mot est connu:

A. - "Andouille (charcuterie)" : La povre n'a que les os et la pel, Et si ne puis trouver medicin bon : Endoulles font pluseurs de son pourcel, Tantost n'ara ne boudin ne jambon (DESCH.Oeuvres Q., t.1, c.1370-1407, 229). ...des eschines de porcs, andoilles saucites, et cotelletes de porc sauprises. (CHIQUARTCuis. S., 1420, 136).
- Rompre andouilles aux genoux. "Entreprendre qqc. qui ne peut pas réussir" : Jouons nous donc a jeu plus delictable, Sans vouloir rompre andoilles aus genoulx (LA VIGNERess. chrest. B., 1494, 134).

Mais, surprise, il y a un second sens, nämlich:

B. - [Sens obscène, dans des cont. grivois ou équivoques] "Membre viril" : Et tant fist par son beau parler, Par dons, requestes et promesses Qu'ensemble vouldrent assembler Jambes, andolles, culz et fesses. La povrette en telle presse Fut mise que le cueur luy faillit. (COQUILL.Oeuvres F., 1478-p.1494, 384).

Tiens donc!
Eh oui, même le Robert historique confirme que ce sens "vieilli [est] aussi ancien que le sens propre de “membre viril”". Pierre Guiraud, dans son Dictionnaire érotique le définit tout naturellement par "pénis" et atteste l'existence de ce sens du XIIIe au XVIIe siècle. Il en donne d'ailleurs des synonymes: andouille des Carmes et andouille à col roulé, qui plaît énormément à JB.
De fait, Le Roux, dans son Dictionnaire comique de 1750 1718, n'en a pas oublié la signification:


JB adore cette définition pudique "instrument dont fait les enfants" qui, aujourd'hui, fait davantage l'effet d'une faute grammaticale puisqu'on devrait plutôt dire "avec lequel" — mais bon. Toujours est-il que l'andouille des Carmes est tout aussi ancien. JB ne pense pas qu'on portait des cols roulés au Moyen Âge, mais il laisse le soin à la grotte de lui expliquer l'histoire du pull à col roulé.
Et, plus d'un demi-siècle avant Philibert Joseph (Le Roux), Antoine (Oudin) donnait une autre locution dans ses Curiosités françaises (1649), tout aussi savoureuse (avec jeu de mots, l'adjectif):


Toujours est-il que si pénis rime avec saucisse et, mieux encore, signifie saucisse (à l'instar de boudin, boudin blanc, boyau, saucisson et, donc, andouille), l'analogie érotico-charcutière est plutôt de forme et d'aspect, nous explique Pierre Guiraud. Et, si on daigne jeter un œil dans l'incontournable Petit citateur, de 1881, qui traite des "curiosités érotiques et pornographiques", andouille n'a plus droit de cité — confirmation que ce sens n'existe plus. Mais pas pour longtemps…

Néanmoins, l'andouille ne donne pas uniquement dans la métaphore culinaro-sexuelle. Ainsi, dès en moyen français, de la locution rompre l'andouille aux genoux, qu'on a vu supra, que le Robert des expressions et locutions donne au singulier (le genou) et explique ainsi:
"faire un travail absurde, impossible et inutile", et notamment, "user de violence mal à propos". C'est prendre l'andouille pour un morceau de bois sec, que l'on rompait au genou.

Idem du précieux Dictionnaire du bas-langage de d'Hautel (1808), qui confirme l'existence de la locution mais, en plus, en indique une autre, qui consiste également en une analogie de forme, comme le sens médiéval de pénis:


La forme, toujours, mais plutôt l'aspect que le contenu.
En effet, dans son Dictionnaire des proverbes français (1749), André-Joseph Panckoucke donne le tour suivant, que ne reprend pas le Robert, c'est donc signe que l'expression est tombée en désuétude, ce qui est bien dommage:


De nos jours, on dira plutôt qu'un vêtement boudine. Un sens que JB affectionne bien sûr. Le sémantisme charcutier part de la même image, celle de quelque chose/quelqu'un serré, compressé dans une enveloppe. Le Robert historique l'explique cependant ainsi, datant le verbe boudiner de 1842, donc tardivement:
[il] procède de la série des sens analogiques et figurés de boudin, s'employant en industrie textile et en technique, et familièrement avec l'idée de "serrer (qqch) dans ses vêtements". ◊ Son participe passé BOUDINÉ, ÉE a été adjectivé et substantivé, qualifiant une partie du corps ronde et épaisse, une personne serrée dans un vêtement étriqué (cf. saucissonné). ◊ Boudiné n. m. a désigné un élégant prétentieux de la fin du XIXe siècle en raison de sa veste étriquée.

À ce stade de l'enquête lexicographique, on peut s'intéresser une seconde à cette analogie vestimentaire de l'andouille.
Comme on l'a vu, déjà le Moyen Âge, andouille signifie pénis (on le trouve dans le Roman de Renart, mais aussi chez Villon, bien sûr) - sens qui s'éteint peu à peu. Au XIXe siècle, andouille, à l'instar des adjectivations de saucisson et boudin, désigne un vêtement qui engonce celui ou celle qui le porte et, par extension, cette personne. Puis, dans le milieu de XXe siècle, le sémantisme sexuel est réapparaît dans l'argot à travers la locution andouille à col roulé, dont le Larousse de l'argot et du français populaire donne comme synonyme andouille de calcif et dont les entrées respectives dans le vocabulaire seraient en 1957 et 1977. Retour à l'envoyeur ou, dada de JB, énième phénomène de l'inconscient linguistique, où le sens d'un mot, tombé en obsolescence, réapparaît à l'identique quelques siècles plus tard?

Quoi qu'il en soit, on pourrait croire que la métaphore vestimentaire explique le sens devenu courant d'imbécile, niais, sot. Eh bien non, c'est l'inverse. Selon Jean-Pierre Colin dans le Larousse précité, la signification apparaît en 1836, chez Vidocq, et est un "terme injurieux, désignant une personne molle (comme un boyau), sans énergie ni intelligence". Encore, donc, une analogie de forme. Et, si on va chercher dans l'ouvrage de référence, c'est-à-dire dans Les Voleurs, on trouve effectivement:


Dans son Dictionnaire de la langue verte (1866), Delvau nous explique stricto sensu la naissance de cette analogie:


Alors vive la charcuterie, et tant pis si ça sent. Lorédan Larchey va même plus loin, dans son Dictionnaire historique d'argot (1880), puisqu'il nous indique une acception hyperbolique et pléonastique du terme à travers l'adjectif ficelée:


Il s'agit d'une hyperbole en ce qu'elle renforce l'image, mais c'est aussi un pléonasme en ce que l'andouille est fondamentalement retenue par une ficelle. Et c'est d'ailleurs étrange qu'entre 1178 et 1880, en l'espace de sept siècles, l'analogie soit passée du dur (le pénis) au mou (le caractère). Ainsi donc, en cette fin de XIXe siècle, l'andouille n'est plus caractéristique que par sa mollesse, son absence d'allant.
Ou pas?

Peut-être ce sens dérive-t-il lui-même d'un autre syntagme incluant le mot andouille.
C'est-à-dire?


Le dépendeur d'andouilles n'a rien à voir avec la charcuterie, mais avec le tabac. C'est-à-dire?
L'introduction du tabac en France a lieu au milieu du XVIe siècle. L'andouille de tabac est le résultat obtenu par le séchage des feuilles. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1751-1772) nous en explique le procédé:
prenez des feuilles de tabac prêtes à torquer ; choisissez les plus larges & les plus belles ; étendez-les sur une table bien unie ; mettez sur ces feuilles celles qui seront moins grandes ; roulez-les les unes sur les autres, & vous aurez une andouille de tabac.

Ainsi, celui qui va décrocher les andouilles mises à sécher s'appelle un dépendeur. Ce qui,à en croire les lexicographes, expliquerait la locution. Ainsi de Lucien Rigaud, dans son Dictionnaire du jargon parisien (1878):


Cette acception d'andouille scelle en français le second sens du terme et trouve sa locution finale dans faire l'andouille, à savoir faire l'idiot < faire l'imbécile < faire le mariole < faire des bêtises < faire n'importe quoi — locution qui date à peu près de la même époque, 1877 pour être précise, nous dit le Larousse.


A posteriori, pour JB, qui espère un jour traduire les histoires complètement déjantées pour les tout petits de Rune Belsvik, avec ses personnages improbables de Dustefjerten, cette étude lexicographique a priori hors-sujet n'est rien que de l'or en barre. Le nom du personnage (dont on ne sait si c'est un animal ou un humain) signifie en effet pet (= fjert) imbécile (= dust). La traduction anglaise, par l'éditeur, est littérale et géniale: Foolfart. Mais, en français, ça peut donner quoi?
Un temps, JB avait justement pensé l'appeler Niguedouille qui, nous informe Lazare Sainéan dans son ouvrage, Le langage parisien au XIXe siècle de (1920), est une composition à partir d'andouille, justement:


Nigaudinos serait pas mal non plus — d'autant qu'il a été employé par Balzac dans le Père Goriot (et tous les petits amis de JB savent combien Balzac a inventé des expressions, locutions et mots qui sont passés dans la langue française).


Le problème de nigaudinos est bien sûr son accent légèrement espagnol qui va mal dans un contexte norvégien. Ou pas?
Réponse quand JB aura traduit l'ouvrage…

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