vendredi 11 décembre 2009

Sentir le bonheur

Jeg kjenner på lykken, men jeg kjenner ingen lykke. Jan Erik pleier å si at lykken ikke kommer over natten, selv om alle ønsker og drømmer er innfridd.
© Gjøre Godt, Trude Marstein, Gyldendal Norsk Forlag AS, 2006

Voilà un passage furieusement difficile à traduire.
Le contexte narratif, que le lecteur va comprendre quelque vingt lignes plus loin:
Le narrateur est un homme, dont on apprend plus tard qu'il s'appelle Glen. Deux autres personnages sont en présence: une certaine Trine et un certain Jan Erik. Ils discutent, c'est le soir, on est en juin, il fait beau en Norvège, la nuit est très claire. Entre eux, il y a une franche camaraderie, une espèce d'amitié peut-être. Puis on apprend la vérité: en fait, Glen et Jan Erik forment un couple homosexuel. Trine est une amie qui s'apprête à coucher avec Jan Erik pour qu'il leur fasse un enfant, leur, à Glen et lui, Trine étant la mère, mais surtout une mère porteuse. On sent peu à peu que Glen n'est pas aussi partant que cela dans ce projet d'enfant, pas autant que son amoureux, Jan Erik.
Il est très important, pour le traducteur, de savoir cela car la phrase citée en exergue annonce l'ambiance qui régit cette rencontre - qui n'est pas un ménage à trois. Dans cette phrase, il est question de bonheur = lykke. L'idée de la phrase, c'est que Glen essaie de voir en lui s'il est habité par le bonheur, mais hélas il ne sent pas de bonheur.
L'auteure, Trude Marstein, joue sur le mot kjenne qui signifie à la fois sentir, dans le sens de toucher (sens qu'il faut entendre dans la première occurrence) mais aussi sentir dans le sens de ressentir, éprouver (sens qu'il faut entendre dans la seconde occurrence). Il y a donc un effet stylistique qui joue 1) sur la répétition, voire la redondance puisqu'elle est double (2 fois kjenne + 2 fois lykke) et 2) la lexicographie puisque nous sommes face à deux verbes qui sont non seulement homographes mais issus de la même famille morphologique.
En traductologie, s'il y a effet dans la langue source (ici: le norvégien), il faut le reproduire dans la langue cible (ici: le français). Idéalement, il faut le reproduire à l'identique, en l'occurrence trouver en français un équivalent parfait de l'effet stylistique norvégien. C'est évidemment impossible car la langue, qui est aussi le reflet de la psyché d'un peuple, traduit les différentes visions de ce peuple: comment il est au monde, comment il s'envisage dans ce monde, comment il se représente, etc., etc. Si ce n'était pas le cas, nous parlerions sans doute tous la même langue.

Pour preuve, ce verbe kjenne på qui se différencie de kjenne. La première variation, un verbe dit prépositionnel (une structure commune à toutes les langues germaniques: le verbe est suivi d'une préposition qui modifie le sens du verbe originel), est l'exemple parfait de ce que je viens à l'instant d'essayer de montrer: la différence de la conscience de soi.
Les Scandinaves ont une relation à leur corps assez différente de la nôtre. Et notamment via la proposition que l'on trouve ici: , qui signifie sur. On retrouve cette structure notamment pour les parties du corps, souvent à propos des cheveux: Håret i hodet på meg, littéralement: les cheveux dans la tête sur moi; en français: les cheveux que j'ai sur la tête. Ici, c'est pareil. Un autre exemple, très courant et toujours difficile à traduire: Jeg ser på ham at han er glad; littéralement: je vois sur lui qu'il est content. Il faut comprendre: je vois à l'expression de son visage qu'il est content. En français, on est donc obligé d'employer une périphrase pour traduire ce rapport au corps. L'ethno-linguistique nous serait ici d'un grand secours pour comprendre pourquoi ces différences de conscience et de conception de soi (et de l'autre) varient autant et donnent ces tournures linguistiques.
Pour la phrase de Trude Marstein, il faut donc comprendre par ce jeg kjenner på lykke, littéralement: je sens sur le bonheur, ou plutôt: je sens le bonheur sur moi; encore plus précis: je sens en moi si le bonheur s'y trouve / je sonde mon corps pour savoir si le bonheur l'habite / je réfléchis pour savoir si je contiens du bonheur / je me demande si je ressens une quelconque forme de bonheur. Etc., etc. Les prérogatives lexicographiques doivent contenir les idées sémantiques suivantes: 1) le ressenti, 2) l'introspection, 3) l'intérieur, 4) le bonheur. Comment dire?

J'en parlais hier à mon ami allemand C, qui parle un peu suédois et donc comprend le norvégien, d'abord pour lui montrer la beauté de ce passage. Et je lui demandais comment on traduirait cela en allemand (nous parlons allemand ensemble). Il m'a répondu qu'en français, pour lui, on aurait sans doute tendance à traduire par réfléchir. Alors qu'en allemand, on dirait plutôt in sich hinein schauen ou hören, donc regarder ou écouter en soi. Si on revient donc à l'ethno-linguistique, les Scandinaves sentent en eux, les Allemands regardent en eux-mêmes, les Français… réfléchissent. Ce que je trouve passionnant, c'est de voir lequel des cinq sens se voit ici convoqué: en norvégien, c'est le toucher/le ressenti; en allemand, c'est la vue et l'ouïe; en français… ce n'est aucun des cinq, les Français ne mobilise(rai)ent que leur cerveau. Qui a dit cette phrase désormais célèbre: Cogito ergo sum. Descartes, bien sûr. Nous y sommes en plein!


Mais quid, donc, de la phrase de Trude Marstein?
Je crains personnellement de devoir avoir recours à la périphrase.
En traduction, souvent, quand on est comme ici confronté à une difficulté sémantique ou lexicographique à deux propositions, il faut la traiter comme un problème de mathématiques, comme une équation à deux inconnues. Et il faut partir de la fin. La deuxième partie de la phrase est plus simple à traduire: je ne ressens aucun bonheur. Mieux: je ne ressens aucune forme de bonheur. Ce ingen étant en norvégien définitif, sans retour; sans quoi l'auteure aurait dit ici ikke noen. Et puis il y a dans cette proposition française une musicalité non négligeable. Surtout: il y a d'un point de vue lexicographique et narratif la conséquence de l'introspection. Je m'explique: Glen va chercher en lui pour savoir s'il éprouve du bonheur à l'idée du coït (pas d'autre mot) à venir, mais il n'en a pas. Cela donnerait quelque chose comme:
Je me demande si je ressens [en moi la présence/quelque part en moi] du bonheur, mais je ne ressens aucune forme de bonheur.

En français, on peut aussi jouer sur l'article partitif. On pourrait imaginer une structure qui opposerait primo sentir (ou ressentir) du bonheur, secundo sentir de bonheur (c'est moi qui souligne). Ce de devient absolu, comme une espèce de rouleau compresseur - selon moi, dans mon oreille. Car il ne faut pas oublier non plus un maître-mot de la traductologie: small is beautiful. On doit plutôt en faire moins que plus — ce qui n'est pas facile quand on sait que traduire du norvégien donne toujours 20% de texte en plus en français (on vient de le voir plus haut), et ce qui peut occasionner de tomber systématiquement dans la sous-traduction, lorsqu'on est toujours en-deçà du sens, lorsqu'on le réduit.
L'autre difficulté, c'est la musicalité, j'en parlais. Si on compte les pieds des deux subordonnées on obtient en norvégien 6/8. Il faut en français parvenir à un rapport similaire. Le problème que pose la proposition supra tient dans son déséquilibre. On est dans un rapport de 18 pour 12, l'écart est beaucoup trop important.

(…)

Je ne sais pas…

Peut-être vais-je garder cette forme-là, qui en plus est un alexandrin:
Je me demande si je ressens du bonheur,
mais je ne ressens aucune forme de bonheur.






La totalité du passage donne donc - histoire de revenir à sa beauté dont je parlais plus haut:
Je me demande si je ressens du bonheur, mais je ne ressens aucune forme de bonheur. Jan Erik dit toujours que le bonheur ne vient pas avec la nuit, bien que tous les désirs et les rêves aient été exaucés.


© Faire le bien, Trude Marstein, trad. JB Coursaud, Éditions Stock, 2010

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