Dans le cerveau de JB même (et justement) prompt à penser en termes de linguistique, le substantif est étrange, qui révèle encore une fois la pertinence de la théorie révolutionnaire de ce cher Ferdinand de Saussure. De fait, il y a un fort décalage sinon un hiatus entre le signifiant et le signifié de marronnage. Quand JB entend marronnage, il pense à la couleur marron — c'est, pour lui, le signifiant. Or il vient d'apprendre que le signifié (le concept, la définition) n'a rien à voir.
Et il n'est pas au bout de ses surprises puisqu'il apprend ensuite, juste en dessous de l'explication citée supra:
JB en tombe presque de sa chaise:
Ainsi donc, on a donné un nom aux esclaves noirs qui désignait en premier lieu les animaux.
Ainsi donc, on a associé les Noirs à des animaux.
Ainsi donc, pour les colonisateurs blancs, les Noirs n'étaient autres que des animaux.
Le sang de l'abbé JB ne fait qu'un tour et ce dernier monte aussitôt sur ses grands chevaux (très, très sauvages! des mustangs très, très méchants). En même temps, il a l'impression d'enfoncer une porte ouverte puisque l'appellation Nègre marron est connue. Et si elle n'est pas inconnue des oreilles de JB, il avoue son inculture et ne sait pas à quoi elle fait exactement allusion.
Aussi entame-t-il une enquête linguistique, persuadé d'emblée qu'il a affaire à une énième histoire de machisme sémantique qui révèle le mépris, à travers le lexique, du mâle blanc envers, en l'occurrence, l'homme noir — tout comme ce mépris se dirige aussi vers les femmes, les homosexuel(le)s, les étrangers, les pauvres, les personnes orientées à la gauche de l'échiquier politique. Et non seulement JB aura raison, mais il ne va pas être au bout de ses peines ni de ses déconvenues, mais aussi de ses joies et de ses satisfactions.
Il commence par le commencement, à savoir comme d'habitude l'étymologie du mot et consulte pource faire le Robert historique de la langue française. Il apprend d'ores et déjà que cette acception de l'adjectif n'a rien à voir avec celle qui désigne tant la couleur que le fruit, homonyme "emprunté (1526) à l'italien marrone “grosse châtaigne comestible”".
MARRON, ONNE adj. est emprunté au caraïbe (1640) mar(r)on “sauvage” (d'un animal, d'une plante), issu par aphérèse [= chute d'une lettre ou d'un phonème initial dans un mot, contraire de l'apocope] de l'espagnol cimarrón “élevé, montagnard”, d'où “animal domestique échappé et redevenu sauvage” et “Indien fugitif” (1535). Celui-ci est dérivé soit de l'espagnol cima (-> cime), soit de l'ancien espagnol cimarra “fourré”. ◊ D'abord en usage dans les Antilles françaises (1640), l'adjectif s'est employé à l'origine en parlant d'un animal domestique retourné à l'état sauvage et, par une analogie tristement révélatrice, d'un esclave noir qui s'est enfui dans les bois pour vivre librement (1658). Le sens d'“esclave fugitif” semble en effet être une création des colons par comparaison avec l'état d'animal retourné à l'état sauvage en s'enfuyant dans la montagne.
Or certains ne sont pas du tout de cet avis. Ainsi de Rafael Lucas qui, en 2002, dans Cahiers d'Histoire revenait sur l'histoire du marronnage et donnait une tout autre étymologie:
Et on peut à ce stade de l'enquête linguistique conclure une chose:
Le terme a dû sembler particulièrement adéquat pour la population et la mentalité de l'époque puisque trois langues se le sont approprié: l'espagnol, le français, l'anglais. Et, a priori, son entrée dans la langue de Shakespeare semble dater de vingt ans avant sa fixation en français:
Quoi qu'il en soit, l'étymologie semble radicalement différer d'une source à l'autre. Alors quoi marron vient-il de l'espagnol ou de la langue améridienne des Arawaks?
Pour savoir, il faut retourner à la source, c'est-à-dire à l'espagnol. Et JB convoque ses vieux souvenirs du lycée, à l'époque où ses efforts pour tenter d'apprendre la langue de Cervantes ont été réduits en miettes par une professeure qui, lors du premier cours, lui a appris à dire chêne-rouvre en espagnol, un terme que, aujourd'hui encore, JB emploie au quotidien. Résultat des courses: JB est nul en espagnol, cultive sa nullité et adore parler de fenestra (au lieu de ventana) et dire: "Siii! Mucho bueno!", ce qui hérisse (c'est bien normal) les oreilles de tout hispanophone normalement constitué linguistiquement.
Bref.
Toujours est-il que JB tombe sur un article passionnant d'un dénommé José Arrom, publié dans la Revista española de antropología americana en 1983, et qui commence par cette phrase:
Peu de termes possèdent un champ sémantique aussi étendu et suscitent une problématique aussi complexe que le mot cimarrón.
Et JB de s'exclamer: Nous y voilà donc!Au cours de ses recherches dans les dictionnaires, José Arrom tombe lui aussi sur cette prétendu étymologie espagnole pour, très vite, découvre que celle-ci ne serait plus que "probable" et qu'il s'agirait d'un terme désignant une réalité sud-américaine. Il découvre que le mot apparaît en castillan pour la première fois en 1535 dans l'ouvrage de Gonzalo Fernández de Oviedo, Histoire générale et naturelle des Indes, où les deux acceptions du terme apparaissent puisqu'il est question tant de [et JB laisse le mot espagnol] "Indien cimarrón et brave" que de "porcs cimarrones et sauvages". Et, déjà, dans les textes contemporains, cimarrón est employé tant comme adjectif que comme substantif.
Donc, pour résumer:
1535 en espagnol, 1620 en anglais, 1640 en français.
Et voilà le pot aux roses.
En fait, cimarrón ne vient pas du tout de l'espagnol mais de la langue taïno. C'est un "indigénisme" [l'auteur dit: "cimarrón es un indigenismo de origen antillano"]. De fait, on retrouve une occurrence où le terme est écrit simarrón. Et c'est bien cette orthographe qui est juste. Ou plutôt presque juste. Presque. L'étymon original étant simaran qui signifie fugitif. Le Wiktionnaire espagnol nous le confirme:
José Arrom poursuit son explication:
En taïno, simara signifie flèche. Le suffixe -n indique un duratif, simaran renvoie donc à l'idée de la flèche échappée de l'arc et donc du contrôle humain, donc: fugitive.
Or qu'ont entendu les Espagnols? Ils ont cru entendre dans ce mot vernaculaire leur cima castillan et le suffixe -arrón qui forme de nombreux mots. C'est ce qu'on appelle en linguistique une dérivation ou une parasynthèse: un mot se crée par déformation, ici à cause d'une mauvaise compréhension. Si on ajoute à cela la configuration géographique des lieux (montagnes, végétation dense), tout prédispose à cette confusion.
Mais cette erreur illustre remarquablement le machisme linguistique dont il était question plus haut, mais concerne cette fois les linguistes.
Pour les linguistes, forcément continentaux et forcément blancs, cimarrón ne peut venir que de la langue castillane, certainement pas d'une langue amérindienne, laquelle ne peut décemment pas avoir le statut de langue de culture. C'est une langue au bas mot de sauvages, une langue véhiculaire, rien de plus. Et tant pis si la linguistique a appris que de nombreux mots et/ou de tournures syntaxiques sont introduits dans une langue par contact: une langue va importer un terme ou une formule qui n'existent pas chez elle, et pour cause, les deux langues sont issues de deux familles différentes. Malgré cela, le linguiste va s'acharner a trouver une explication autochtone, endogène, et non allochtone, extérieure. C'est SA culture nationale, SON patrimoine linguistique qui doivent être responsables de cette richesse sémantique.
Il s'agit maintenant de savoir comment le cimarrón espagnol (1535) est introduit en français (1640) et, surtout, pourquoi il devient marron?
Comment?
Dans un article passionnant sur l'histoire de marronnage publié dans Africultures en 2008, Dénètem Touam Bona nous explique le processus de circulation lexicographique:
Et JB adore cette explication qui définit le marronnage comme une volonté de "dé-domestication". La dédomestication pour s'extraire de la domination masculine chère à Pierre Bourdieu, donc de la culture blanche, masculine, hétérosexuelle, chrétienne et qui exclut donc tout être qui ne répond pas à ces présupposés. La domination masculine a essayé de domestiquer les homosexuels en leur imposant tantôt la lobotomie, tantôt la stérilisation, tantôt la stage de conversion (toujours en application chez certains communautés évangélistes américaines ou norvégiennes). La domination masculine essaie toujours de domestiquer l'étranger en lui imposant des règles de séjour et de "stationnement" (lutte contre le nomadisme, interdiction des campements, refoulement aux frontières, expulsion vers un pays d'origine réel ou supposé). On peut multiplier les exemples à l'infini.
Ainsi donc on passe par analogie de cimarrón pour désigner le fugitif, à l'animal enfui et ce faisant dédomestiqué, à l'esclave fugitif, à l'appellation stigmatisante "nègre cimarrón" = “nègre fugitif” qui se fixe en français en tant que "nègre marron".
Dans son ouvrage intitulé L'esclave fugitif dans la littérature antillaise, Marie-Christine Rochmann consacre quelques lignes sur l'étymologie du terme. Et, même si elle se trompe, elle nous renseigne elle aussi sur l'importation du terme.
"Marronner, c'était déserter", cite-t-elle. Donc un marron est un déserteur, un fugitif. Donc un esclave est par essence un déserteur, on fuyard. Et comme un marron désigne aussi un animal, le noir est par conséquent un animal.
Mais pourquoi marron en français?
Peut-être pour les mêmes raisons que celles qui ont poussé les Espagnols à entendre et puis à écrire cimarrón. Dans ce terme né par parasynthèse, les Français entendent un mot qu'ils connaissent: l'adjectif marron qui désigne la couleur brune. Ce qui, pour une langue comme la nôtre, est bien pratique: le mot désigne aussi un homme ou une femme à la maison foncée, que celle-ci soit noire ou marron.
Si on continue de dérouler la pelote étymologique qui nous explique l'introduction du mot marron en français, ce sont les Québécois de l'Université de Laval qui, malgré l'erreur linguistique qu'ils commettent, datent très exactement l'importation lexicale:
Du Tertre décrit des événements s'étant déroulés en 1639 et le Robert nous indiquait l'année 1640 comme entrée dans la langue du mot marron. On voit cependant que l'orthographe n'est pas encore fixée puisque le religieux écrit Maron. Mais il faut également lire le mépris qui sourd de ses mots. Dans la même veine, dans un autre ouvrage datant quant lui de 1654, le même Du Tertre écrit:
Ce qui fait dire à Victor Schoelcher dans ouvrage paru en 1842, Des colonies françaises: Abolition immédiate de l'esclavage:
Puis, un peu plus loin dans l'ouvrage:
Nous en avons donc la preuve ultime si nous en doutions. Tout le lexique qui désigne l'esclave et donc l'homme noir le réduit à un animal (l'animal fugitif + l'animal croisé de deux bêtes différentes), à une chose égarée (la flèche taïno, puis l'animal perdu, puis l'épave), donc à une entité vouée à être perdue, à se perdre, à la perdition. Dans le vocabulaire qu'elle emploie, voilà l'identité et le sort que la domination masculine réserve à l'homme noir. Au "nègre". On peut enfin, comme une espèce de cerise marinée au curare et posée sur un gâteau indigeste, lire la définition que donne au mot "nègre" Pierre Larousse en 1872 dans son Grand Dictionnaire Universel pour voir à quel point l'association de l'homme noir à l'animal est perdurée par les lexicographes, donc ceux qui vont nous aider à bien parler notre langue:
Nègre, justement.
Si le Robert historique de la langue française nous indique qu'il est "emprunté (1529) à l'espagnol", il précise aussi:
◊ Nègre “homme de race noire” a pris au XVIIIe siècle plus particulièrement le sens d'“esclave noir” (1704) , avec les locutions traiter (qqun) comme un nègre (1740-1755) et travailler comme un nègre (1812), cette dernière encore vivante.
De fait, si on consulte le Dictionnaire de l'Académie de 1798, on trouve la définition suivante:Ce que ne dit pas le Robert et que souligne le Dictionnaire de l'Académie, c'est que l'expression est utilisée "familièrement". Or quel est le destinataire de cette expression? À qui s'adresse-t-on quand on l'emploie? Certainement pas à un noir. Mais bel et bien à un blanc. Autrement dit, la locution, qui naît par analogie avec une réalité, non seulement valide mais consacre cette réalité sans la dénoncer (sous-entendu: il est normal que l'homme noir soit un nègre, donc "employé aux travaux des colonies", donc qu'on le fasse travailler au bénéfice de l'homme blanc sans qu'il jouisse de droits quelconques, donc qu'il soit un esclave et rien d'autre), mais, en revanche, la même réalité devient brusquement péjorative, insultante si elle concerne un blanc.
De plus, d'où qu'on prenne les termes qualificatifs, c'est une sémantique qui se mord la queue. Confer la définition dans le Littré du mot marron que le lexicographe désigne, dans sa définition, donc dans l'identité de l'être décrit, comme un "nègre":
On est toujours, en cette fin de XIXe siècle, confiné dans l'étymologie du début du XVIe siècle où on parlait de "negros cimarrones".
La question suivante qui se pose d'emblée est:
Quel sort réservait-on aux marrons?
Nos amis québécois de l'Université Laval nous renseignent:
Et c'est William Blake qui illustre avec force détails sordides la réalité de ces assassinats. On observera le soin quasi mortifère qu'il a apporté dans le dessin des yeux révulsés et l'importance accordée aux symboles de la mort qui jonchent le sol sur lequel est posée la potence:
Toutefois, il est un phénomène qui nous intéresse à plus d'un titre.
C'est le retournement de l'insulte. La réappropriation pour se désigner de l'injure initialement proférée contre soi.
Les Noirs vont en effet être les premiers à retourner positivement une terminologie fondamentalement négative. Ce faisant, ils renversent aussi un certain ordre établi. C'est d'abord Marcus Garvey, ce Jamaïcain… marron (et si!) qui devient le symbole du mouvement rastafari, qui fonde en 1917, et c'est JB qui souligne, la United Negro Improvement Association. Puis c'est Aimé Césaire qui, en 1935, parle de "négritude". Puis ce sont évidemment les années 60 avec le slogan "Black is beautiful".
À partir de là, l'insulte aura du souci à se faire.
La manœuvre sémantique est à ce point géniale qu'elle sera copiée par tous les groupes dont il était question plus haut dans ce post.
De même que les homosexuel(le)s américains vont se définir comme gay et annuler le sens négatif qui sous-tendait le mot d'argot, de même qu'ils diront plus tard Gay is Good, copiant Black is Beautiful, les homosexuel(le)s français(es) délaisseront à jamais, à partir des années 70, le terme homophile pour lui préférer les termes à l'origine infamants de pédé ou gouine.
À l'identique, le Manifeste des 343, à savoir en 1971 ces 343 femmes déclarant avoir avorté et exigeant la légalisation de l'avortement et "le libre accès aux moyens anticonceptionnels", adoptera le qualificatif de "salopes" qui a en réalité été employé par Cabu dans un dessin pour ridiculiser les attaques (masculines) dirigées contre elles, qu'il soutenait.
Enfin, les punks dont on présentait hier les crêtes sur ce blog tatoué et fumeur, en utilisant un mot qui à l'origine renvoie à une "personne sans valeur" positivisent une dénomination négative. On lit l'étymologie du mot punk ici:
Dans tous ces exemples, il est question de ce que la linguistique, durant ces mêmes années 70, appelle les "performatifs de l'insulte" (Milner, 1978) ou les "hypothèses opératoires ou opérationnelles" qui sous-tendent les injures (Chastaing & Abdi, 1976/1980) et permettent de "liquider l'adversaire" en les prononçant. Tout ceci fondera indirectement la théorie queer de Judith Butler dans son Trouble dans le genre quand elle parlera du "discours performatif" qui permet de se libérer du genre assigné.
De se libérer de la domination masculine qui, par son langage et son lexique, nous réduit à une entité. Bref, il s'agit de libérer son identité en commençant par se libérer de la sémantique.
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