mardi 18 janvier 2011

L'invisibilisation de Nelly van Doesburg

Et de bon matin, JB, toujours le nez et les oreilles et les yeux et toute la tête plongés dans ces années 20 qu'il adore définitivement, repense à ce morceau de piano de Vittorio Rieti, composé en 1920 et intitulé Marche funèbre pour un canari. On écoute cette splendeur:



La pièce ouvre un trio de marches dites "pour les animaux" (= per le bestie en italien), précédant la Marche militaire pour les fourmis puis la Marche nuptiale pour un crocodile. On n'est loin ni du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns (1886), ni du Children's Corner de Debussy (1906-1908), ni de Histoires naturelles (1906) et surtout Ma Mère l'Oye (1911-1912) de Ravel, ni enfin des Préludes flasques (pour un chien) d'Érik Satie (1912). Tous ces morceaux ayant en commun d'avoir comme motifs les animaux et surtout de trouver grâce aux yeux des dadaïstes qui les écoutaient et/ou les interprétaient dans leurs fameuses soirées-performances, lesquelles mêlaient l'art, le théâtre, la littérature, la danse et enfin la musique. À cette époque, on est touche à tout et on fait de tout: les barrières entre les disciplines artistiques sont non seulement poreuses mais sinon abolies, en tout cas déhiérarchisées.

Vittorio Rieti (1989-1994) est un compositeur italien passablement oublié, et pour cause: il n'a ni la stature ni l'élan des précédents et offre un répertoire somme toute assez classique.
Toutefois, il y a une génialité (comme on dit en suédois) dans ce morceau qui commence avec un tempo alangui, pianissimo comme dans Oiseaux tristes de Ravel (1904) auquel il emprunte le détachement et la tonalité. La marche est donc "funèbre" et surprend non pas par son amorce, on vient de le dire, connue dans son agencement, mais bien par l'irruption à l'intérieur de la partition des notes aiguës qui rappellent tant le caractère frêle du canari en question (que l'on entendrait ainsi presque voleter ou se déplacer sur son perchoir) qu'une agonie interminable. De fait, comme les Gymnopédies de Satie, voire mieux encore ses Vexations (une véritable épreuve pour l'oreille en ce que le mouvement est répété en boucle pendant… 70 minutes! - perso, JB a tenu 45 minutes avant de se précipiter sur son mange-disques électroniques pour interrompre la "mélodie"), on pourrait interpréter et entendre le morceau en boucle - une autre caractéristique de ces pièces dites dadaïstes dont Satie est à cet égard le coryphée.


Cette marche funèbre, JB l'a découverte il y a presque un an, lors d'une visite de É, tandis qu'ils allaient voir au Deutsche Guggenheim une expo assez ratée (ce qui serait presque un pléonasme puisque les expositions de l'établissement en question le sont quasi toujours). JB jetait un œil sur les rayonnages du magasin quand il découvrait des CD de musiques dites "dadaïstes". Là, oh surprise, il avise un disque dont Nelly Van Doesburg était l'interprète: Pétro Van Doesburg - Répertoire De Stijl/Bauhaus/Dada.
JB est à deux doigts de faire un infarctus et un collapsus dans le Deutsche Guggenheim.
Êscouzé-moi pour la déranche, pense-t-il in petto, mais comment se fait-il que plus de vingt ans passés avec le mouvement d'avant-garde néerlandais De Stijl, dont Theo Van Doesburg, mari de Nelly, était le fer de lance, ne lui aient révélé les activités artistiques et surtout pianistiques de Nelly, qui se fait appeler Pétro quand elle est au clavier?
Rentré dans son palais socialiste avec le CD acheté sans moufter ni barguigner, JB va compulser ses nombreux ouvrages consacrés à De Stijl. Des photos de Nelly, JB en trouve à la pelle. Toujours à côté de Theo, comme cette superbe photo prise en 1921 à Weimar:


Ici en 1921 dans l'atelier de Piet Mondriaan à Paris:


Ou enfin celle-ci, prise en 1925 avec la danseuse Kamares (et le chien du couple van Doesburg, prénommé… Dada!!!):


Bref, Nelly est tout le temps présente, qui nous regarde sur les photos. Mais à son sujet, rien. JB parcourt les 238 pages de l'ouvrage consacré à Theo van Doesburg sous la direction de Serge Lemoine: pas une ligne sur elle. JB compulse l'ouvrage de Carsten-Peter Warncke sur le mouvement De Stijl: rien non plus. Pire: le livre est ponctué d'une série de portraits des grands artistes de De Stijl, mais Nelly est là encore absente. Nelly est oubliée, Nelly est invisibilisée. Encore une femme de l'avant-garde refoulée dans les oripeaux d'une scène où seuls les hommes ont droit de cité, rétrogradée au rang de faire-valoir à la seule grandeur des mâââles artistes.
JB est furax, fumasse, furibard.


Pourtant, Nelly est là. Elle est aussi là à la fin de l'ouvrage de Serge Lemoine qui ne daigne pas lui consacrer une ligne. On la voit ici, sur cette superbe photographie publiée dans l'avant-dernier numéro du magazine De Stijl, en 1927, où elle montre un visage que l'on trouverait presque tragique:


Et le commentaire d'évoquer une "tournée de conférences avec la collaboration musicale variée de Pétro v. D.":


Nelly est déjà là comme participante du mouvement Dada en Hollande, ainsi que Kurt Schwitters l'indique dans son journal Merz, de janvier 1923:


Schwitters cite, tout de suite après I.K. Bonset (le pseudonyme de Theo van Doesburg quand il enfile sa casquette de poète):
Et une Hollandaise, PETRO VAN DOESBURG, est dadaïste. (Elle vit à Weimar.)
Et le compositeur de la Ursonate d'expliquer deux pages plus tard:
Puis-nous présenter? Kijk eens, wij sijn ["sijn" - sic: Schwitters a fait une faute d'orthographe, la forme correcte en néerlandais est zijn; qu'il a confondue avec son équivalent allemand à l'infinitif sein et qui se prononcent presque pareil; quant à kiijk eens, c'est une formule passe-partout qui signifie littéralement regardez donc, mais qu'on traduira par: alors voilà. La phrase néerlandaise signifie donc: Alors voilà, nous sommes] Kurt Schwitters, non pas dada mais MERZ; Theo van Doesburg, non pas Dada mais Stijl; Petro van Doesburg, et vous ne le croirez pas mais elle se fait appeler dada; et Huszar, non pas dada mais Stijl.

Mais qui, en fin de compte, est Nelly?
Nelly, née Petronella Johanna van Moorsel le 27 juillet 1899, d'où son nom Pétro quand elle est pianiste, a suivi des études de piano au Conservatoire Royal de La Haye. Via son frère Cees, elle rencontre Theo van Doesburg à l'exposition La Section D'or, le 10 juillet 1920, au Kunstring de La Haye. Leur amour est scellé, ainsi que leur collaboration artistique, qui durera jusqu'à la mort précoce de Theo en 1931 (ils ne se marieront qu'en 1928).
Theo est déjà un agitateur de l'avant-garde. À la fois peintre, écrivain, architecte, il est surtout le grand penseur du mouvement De Stijl qu'il crée à Leyde en 1917 avec Piet Mondriaan, Vilmos Huszár, Bart van der Leck, J.J.P. Oud, Jan Wils, Robert van 't Hoff, Gerrit Rietveld et Georges Vantongerloo. Quand le père de Nelly apprend la liaison de sa fille avec cet homme scandaleux, il lui lance un ultimatum: soit elle rompt avec Theo, soit elle doit rompre avec sa famille et Petrus van Moorsel lui coupe les cordons de la bourse. Nelly écrit à Theo pour lui expliquer la situation, celui-ci rentre précipitamment de Berlin, tente de convaincre le père qui n'en démord pas. Nelly quitte donc sa famille, s'installe avec Theo et, dès 1921, le couple entame un long voyage en Europe qui les mène notamment à Weimar (d'où la photo plus haut) où ils visitent le Bauhaus, mais aussi à Vienne, au mois de décembre.
Dans le livret du CD cité plus haut, James Hayward nous raconte:
At the home of Alma Mahler (widow of Gustav and then married to Bauhaus director Walter Gropius), Nelly also met the young Italian composer Vittorio Rieti. Rieti had recently composed Tre marcie per le Bestie and this trio of playful Satie-esque, neo-Dada marches would become a permanent feature of her performance repertoire.
Et JB, rapport à l'invisibilisation des femmes artistes, ne peut s'empêcher de comparer le destin d'Alma Mahler à celui de Nelly/Pétro van Doesburg.

Entre janvier et février 1923, le collectif d'artistes tel que le présentait Kurt Schwitters plus haut donne une série de spectacles intitulée tantôt Dada-tournee, tantôt Dadasoirée. On voit ci-dessous une reproduction de l'affiche, illustrant également le livret du CD, qui annonce la toute première de ces Dadasoirée, le 10 janvier à La Haye. Tout en bas, on reconnaît les pièces de Rieti, Tre marcie per le Bestie, mais avec une jolie faute puisqu'il est écrit la (la en italien signifiant la même chose en français et indiquant donc l'article défini à la troisième personne du féminin singulier, le en italien étant le féminin pluriel):


Ici, le carton invitant la population de Leyde à se rendre le "mercredi 14 février à 8 heures du soir" au "théâtre" (= schouwburg) de la ville, pour la "Grande soirée Dada" (= Groote Dada avond) à laquelle participe notamment "Madame (= Mevrouw) Petro van Doesburg".


À en croire le Wikipédia néerlandais (qui cite Nelly par son nom de jeune fille), le programme musical se compose uniquement de l'interprétation de la Marche militaire pour les fourmis:


Ce que confirme a priori le carton pour la soirée organisée à Haarlem le 12 janvier 1923:


Et on constate également que Pétro/Nelly interprète également le Ragtime Parade d'Érik Satie (1919), ici rebaptisé Dada-Rag-Time, avec un merveilleux jeu de mots sur le nom du compositeur normand qui aurait assurément bien ricané de voir son patronyme associé à l'adjectif/substantif néerlandais satiriek = satirique.
À ce propos, si on faisait un petit intermède musical avec Satie, justement? JB a déniché cette merveilleuse vidéo où on entend, donc, le Ragtime Parade mais aussi Je te veux (1902), cependant que Dita Von Teese nous apprend à nous coiffer selon la mode des années 20 — d'ailleurs, c'est précisément cette coiffure qu'a JB sur sa tête à lui pendant qu'il écrit pour ses petits amis.



Ces Dadasoirée ne sont pas du goût de tous les Néerlandais. On se souvient de la répugnance du père de Nelly à la (sa)voir s'acoquiner avec Theo van Doesburg. Et la presse d'Amsterdam, par la voix du magazine illustré Het Leven, après la soirée du 23 janvier, n'est pas tendre envers les dadaïstes. Ce que disait Schwitters? Du "nonsense". Et le journaliste d'ajouter: "Ça n'intéressait personne." Ha ha ha! Dans son reportage, l'hebdomadaire publie non seulement une photo de Nelly avec un feuillet posant la question Wat is Dada? = Qu'est-ce que Dada?


Mais aussi avec une caricature, réalisée par le célèbre Jordaan, d'elle interprétant la Marche nuptiale pour un crocodile, ici renommée "marche funèbre":


Néanmoins, à en lire les extraits de presse disponibles sur et grâce à Wikipedia, Nelly a interprété la totalité des Marches. Et JB ne résiste pas au plaisir de traduire du néerlandais vers le français, rien que pour ses petits amis, quelques compte-rendus de la prestation de Nelly. Il commence par Het Vaderland du 11 janvier 1923, après la Dadasoirée à La Haye:
Après que la salve d'applaudissements se fut tue, une dame s'installa au piano pour interpréter la Marcia Nuptiale per un Crocodilo de Vittorio Rieti. Elle exécuta cette musique tout à fait audible avec une grande dextérité. Immédiatement après la pause, des meuglements et autres miaulements tonitruants retentirent de nouveau dans la salle. Il fut annoncé que la dame allait jouer la Marche funèbre pour un oiseau [sic - JB] ainsi que la Marche militaire pour une fourmi [re-sic - JB], toutes deux également de Rieti, mais il s'écoula un temps interminable avant que le boucan daigne bien cesser. Et, pendant la musique, certes très inspirée par les Français modernes, toujours ce vacarme et ces bruits insensés dans la salle. Censés servir d'accompagnement? Un homme cria alors: "Je vous en prie!" Et, tout aussi brusquement, la marche était terminée. Nouvelle salve d'applaudissements et cris d'acclamations allant crescendo.

Dans le même quotidien daté du 29 janvier, après la Dadasoirée à Rotterdam, un certain Henri Borel a visiblement nettement moins goûté les pitreries de nos dadaïstes chéris, se plaignant du "tapage de tous les diables" qui régnait dans la salle ainsi que des "huées, récriminations et chahut" qui grondaient pendant l'interprétation par Nelly de la Marche funèbre pour un canari. Néanmoins, le journaliste insiste pour dire: "Je suis au moins en mesure de vous assurer d'une chose: elle a très bien joué."
Aaah, merci pour Nelly.
Mais lui aussi, à l'instar de son confrère anonyme, d'utiliser le mot "une dame" [= een dame], et on en conclut que c'est ainsi que Nelly a dû être présentée au public. Il précise même, entre parenthèses, sur un ton moqueur: "(ne trouvez-vous pas ce mot bourgeois?")


Nelly a non seulement connu mais été en contact avec pour ainsi dire tous les artistes des mouvements d'avant-garde de cette époque. Il est toutefois des photos pour lesquelles JB a une affection toute particulière. Puisqu'on y voit Nelly à côté de l'artiste allemande (et lesbienne) Hanna Höch.
Ici, en 1924 à Paris, une Nelly (à gauche) qui se fend d'un sourire forcé et une Hanna (à droite) qui a l'air de s'ennuyer comme une ratte morte entourent un Mondriaan guère plus inspiré.


Là, un an plus tard, les deux femmes, qui tiennent les poupées de Hanna, semblent nettement plus guillerettes et ravies de leur compagnie respective, maintenant qu'elles n'ont plus de barbons à leur côté.



À la mort de Theo en 1931 à Davos (où il faisait une cure pour se soigner de son asthme), Nelly se charge de l'exécution testamentaire et de la conservation des œuvres de son mari. En 1938, elle part à Londres visiter une nouvelle galerie, Guggenheim Jeune, tenue par une certaine… Peggy Guggenheim, avec qui elle devient amie. Cette amitié durera toute une vie. Elles partent ensemble dans le sud de la France en 1939, partagent un appartement à Paris qu'elles fuient avec l'arrivée des Allemands, s'installent à Megève. Peggy fuit la France en 1943 mais paie le voyage de Nelly en 1947 pour qu'elle la rejoigne à New York. Nelly va être chargée par Peggy pour son exposition Art in the Century de collecter les œuvres des artistes d'avant-garde — ce qui explique pourquoi tant d'œuvres de Theo van Doesburg sont en possession du Musée Guggenheim.

Nelly meurt en 1975 à Meudon, dans l'atelier qu'elle avait construit.

1 commentaire:

Vence a dit…

Vous pouvez trouver un article sur l'exposition au centre Pompidou de Stijl/Mondrian sur http://blog.paris3e.fr/post/2011/01/14/De-Stijl