Oui, LE Metropolis de Fritz Lang, dans sa version quasi totale du fait de la découverte en Argentine en 2008 des images manquantes puis de leur restauration. Une diffusion avec le Rundfunk-Sinfonieorchester de Berlin sous la direction de Frank Strobel. JB dit comme on le dit en allemand: "Boah!"
JB a toujours eu une relation particulière avec Metropolis, lui qui a étudié l'art totalitaire et l'art d'avant-garde dans ses jeunes et innocentes années. Il a toujours été fasciné par les auteurs:
Leur vie, et surtout leur vie commune, est un petit concentré d'histoire allemande de la première partie du XXe siècle. Couple à la vie comme à la scène (comme on dit), ils sont mariés de 1922 à 1933 et réalisent ensemble 9 films (lui en tant que réalisateur, elle en tant que scénariste). L'arrivée de Hitler au pouvoir ne marquera pas seulement la fin de leur union qui partait déjà à vau-l'eau — mais elle la précipitera sûrement. Alors que Goebbels essaie de convaincre Fritz Lang de devenir le réalisateur officiel du Führer, proposition que celui-ci décline avant de s'enfuir d'Allemagne, Thea von Harbou va collaborer avec Veit Harlan (oui, le "fameux", l'auteur du Juif Süss, film de propagande nazie) et prendra sa carte au NSDAP en 1940. Après la guerre, certains de ses ouvrages resteront interdits dans les territoires qui deviendront la RDA. Puisque Thea von Harbou était aussi écrivain et que le Metropolis est une adaptation cinématographique du roman homonyme publié la même année que sa mise en scène à l'écran, c'est-à-dire en 1926.
Cette divergence idéologique marquerait presque l'ensemble de la soirée d'hier: de la fiction à la réalité, de l'art cinématographique à tous les arts, quelle que soit leur discipline ou l'idéologie qui les sous-tend, que ce soit dans le film ou pas.
La réalité, toujours.
Où le film était-il montré hier?
Dans la salle de concert de la Maison de la Radio, la Haus des Rundfunks, construite en 1929-1930 par Hans Poelzig, dans le plus pur style de la Nouvelle Objectivité:
© Bildarchiv-Monheim
En face, la Messegelände, le Bâtiment des expositions, construite quant à elle entre 1935 et 1937 par Richard Ermisch dans le plus pur style… nazi:
© loranger
Et on retrouve dans cette confrontation, du moins selon JB, le même hiatus qu'entre le couple Lang/von Harbou. La même confrontation artistique que biographique. Artistique dans la mesure où les nazis vont en effet déclarer un anathème sur l'architecture telle que Poelzig la pensait et la réalisait pour mieux imposer leur esthétique totalitaire, notamment dans cette même discipline artistique (on le voit sur ces deux images). Biographique puisque l'Académie des Arts de Berlin, fermée par le Führer et sa bande, était dirigée par Hans Poelzig, lequel devra immigrer et mourra en 1936 à Ankara tandis qu'Ermisch construira d'autres bâtiments pour les nazis.
De la même manière, et pour poursuivre l'idée énoncée plus haut, il y a dans Metropolis des ressemblances et des correspondances troublantes d'un art à l'autre, que celles-ci soient contemporaines les unes aux autres ou, d'une étonnante manière a priori, ou qu'elles augurent les unes des autres.
On commence par les plus réjouissantes, celles qu'on aime voir et revoir.
Le titre et l'esthétique.
La ville Metropolis telle que Fritz Lang l'a dessinée et réalisée ressemble à sa cousine homonyme de 1923, un photo-montage réalisé par l'artiste néerlandais (quoique né à Berlin) et par trop méconnu Paul Citroen. On regarde en confrontant les images la façon dont tant dans le collage de Citroen que dans le décor de Lang les gratte-ciel semblent se superposer et s'enchâsser, en tout cas rivaliser dans le gigantisme.
Cette soif de hauteur qui vire à la mégalomanie architectonique est dans l'air du temps et dépasse tous les mouvements artistiques et les idéologies. Comparons maintenant la fiction artistique avec la vision utopique en superposant une capture d'écran de Metropolis (qui date, donc, de 1926) et une carte postale américaine de 1925 qui montre New York tel qu'on l'imagine dans quelques années:
La ressemblance est troublante. Dans les deux cas, des ponts enjambent un vide qui semble sans fond, autant de voies de passage pour relier les gratte-ciel entre eux ou de routes destinés aux transports en commun, cependant que des aéroplanes circulent au sommet des buildings.
À cet égard, et ce depuis avant 1914, New York représente l'idéal humain et urbain. Si une modernité existe pour les avant-gardistes, elle se trouve outre-Atlantique, dans ce qui pour les Européens représente LA mégalopole, LA métropole vers laquelle il faut aspirer. Francis Picabia écrit le 30 mars 1913 dans une lettre:
Votre New York est la cité cubiste, la cité futuriste. Il exprime la pensée moderne dans son architecture, sa vie, son esprit. Vous êtes passés par toutes les époques anciennes et vous êtes futuristes en paroles, en actes et en pensées.
Sans doute plus que tout autre discipline artistique, l'architecture va concentrer la réalisation concrète de tous les programmes, manifestes et autres projets des "-ismes". Et c'est l'architecture américaine qui va donner le la.Regardons justement la peinture d'un artiste chouchou de JB, il a nommé le futuriste italien Fortunato Depero (1892-1960). Mais juste avant, parlant de "chouchou", on jette un œil à l'œuvre de l'artiste pour laquelle JB se prêt à se damner afin de l'avoir sur un des murs de son palais socialiste. Il a nommé cet Autoportrait futuriste, réalisé en 1915:
JB dit et redit et répète et rerépète: BOAH!
Mais revenons à nos constructions.
Depero fait un voyage à New York entre 1928 et 1930. Il en revient fasciné (et on y revient). Et deux projets le tiennent en haleine. Le premier est un ballet intitulé New Babel pour lequel il doit réaliser la scénographie, le second un film intitulé quant à lui New York. Hélas, ni l'un ni l'autre ne verront le jour, mais il reste de ces travaux, du film l'image suivante, dans laquelle on retrouve le gigantisme architectural avec ce photomontage avec un cliché pris en contre-plongée, si typique de la photographie de cette époque (une technique que maîtrisait d'une main de maître un autre chouchou de JB: Alexandre Rodtchenko):
Et du projet théâtral il reste la peinture suivante de 1930, intitulée Gratte-ciel et tunnels:
JB ne peut que la comparer avec une autre image de Metropolis:
Etonnisch, non (comme dirait Mme Fifrelin qu'on salue bien)? Depero a certainement vu Metropolis mais il a surtout vu New York qu'a dû voir également Fritz Lang, ne fût-ce qu'en photo. Ce qui ravit JB ici, ce sont les détails qui se recoupent: les lignes de train surélevées, les néons des panneaux, les édifices qui semblent se croiser et se dressent vers le ciel: tout va dans le même sens et la même inspiration.
Mais la confusion ne s'arrête pas là. Car, pendant son voyage, Depero écrit:
JB traduit et souligne: "(…) dans cette atmosphère dense et asphyxié de la métropole…", puis: "les lugubres parallépipèdes de cette Babel".
Babel. La tour mythique décrite par la Bible va, au moment de l'avant-garde, connaître une nouvelle fortune artistique. À commencer par l'œuvre de Thea von Harbou et Fritz Lang:
L'héroïne quasi christique du film, Maria (que JB préfère d'ailleurs quand elle est devenue robot et mauvaise comme la gale!), raconte aux ouvriers opprimés l'histoire de l'édification de la tour:
Or, et JB l'apprend, qui a lui aussi travaillé sur le concept de la tour de Babel, avant même Thea von Harbou et Fritz Lang???
Bingo!
Hans Poelzig!
Ouiii, l'architecte qui construit la Maison de la Radio où JB est allé voir Métropolis avant-hier. Hallucinant, non?
On sait très peu de choses sur cette esquisse, sinon que l'édifice dessiné date de 1919 et s'intitulé Flughaus = Maison d'envol.
Et la même année, Vladimir Tatline réalisée une maquette de ce qu'il nomme le Monument à la Troisième Internationale, qui ne sera jamais construit et que JB ne résiste pas au plaisir de montrer, ici en miniature:
Toujours pensées et jamais réalisées, ces tours de Babel agitent l'imaginaire des artistes quels qu'ils soient et quelle que soit leur discipline. Celle de Fritz Lang ressemble à cela:
Elle n'a certes pas l'apparence hélicoïdale de celles de Tatline et Poelzig, mais elle en porte le nom et en garde la forme conique. À cette tour mythique détruite dans la fiction répond une seconde, également dans la fiction, mais bien réelle pour sa part. Elle a une coupole ovoïde et des aspects arts-déco:
Elle a de typique et moderne la caractéristique d'être construite d'unités superposées comme autant de constructions autonomes, dont le diamètre se rétrécit au fur et à mesure qu'on atteint le sommet, histoire évidemment d'augmenter sa prestance et sa magnificence.
Plus troublante encore est la similitude à tous points de vue entre le film de science-fiction intitulé (c'est JB qui souligne) Metropolis et les visions urbaines de l'Américain Hugh Ferriss dans son ouvrage publié en 1929: The Metropolis of Tomorrow (en français: La Métropole de demain):
Et JB de convoquer à nouveau son chouchou Depero pour montrer cet air du temps:
Toutefois, les petits amis perspicaces de JB lui rétorqueront: "Ça va pas ton truc, le bouquin il date de 1929."
Et JB répondra: "Certes."
Mais.
On possède des dessins antérieurs à la publication. Dont celui-ci, datant de 1922, intitulé An Imposing Glimpse of New York as It Will be Fifty Years Hence, et donc à son tour antérieur à Metropolis:
On regarde un autre dessin de Farriss où on retrouve les voies de transport suspendues chères à Fritz Lang:
Les tours deviennent peu à peu des dômes dont les contreforts et les pilastres rehaussent la stature, fusellent la structure pour la magnifier encore davantage, pour souligner sa taille gigantesque. La construction nourrit l'objectif utopique d'atteindre un certain firmament et porte décidément bien son nom: gratte-ciel. Si l'architecture propagandiste nazie et fasciste ne donnera pas dans cette démesure, sa cousine stalinienne épousera résolument cet idéal. Confer le Palais des Soviets à Moscou, érigé en 1937:
On voit bien à quel point l'esthétique d'avant-garde trouve écho dans l'idéal futuriste et constructiviste, comment une utopie devient réalité — et c'est sans doute cela le plus sidérant quand on observe l'architecture totalitaire: à quel point l'impensable est passé au concret. Ce qui demeurait abstrait mais non moins souhaité s'est réalisé dans une forme et une pensée atrophiées (un adjectif à lire dans les deux sens du terme).
L'objectif est clair: s'élever le plus haut possible et chanter la gloire du chef.
Mais Fritz Lang ne le prévoyait-il pas en 1926? JB remontre le slogan qui loue le "créateur et grand homme", comme Lénine au sommet du Palais des Soviets et qui montre la voie — mais cette fois après la destruction de la tour de Babel:
Et une fois de plus JB est ravi. Car il adore ces moments quand la fiction prédit l'histoire. Quand les événements historiques répètent des faits inventés.
De fait, le Palais des Soviets n'a jamais vu le jour, mais a été démantelé dès 1941 pour construire des ponts détruits par les bombardements.
L'utopie est devenue réalité avant d'être rattrapée par cette réalité et d'être retranchée dans l'utopie.
JB voudrait finir et revenir sur cette construction de la tour de Babel dans Metropolis. Il voudrait terminer sur la plastique des ouvriers, comme une conclusion qui serait aussi une introduction au prochain post sur Metropolis et sa modernité dans l'avant-garde ainsi que ses/leurs échos jusque dans l'art totalitaire.
Ses ouvriers ont deux choses particulières.
Primo, Fritz Lang ne montrent jamais leur visage, comme ici où on les voit trimer mais sans que leurs yeux ne croisent les nôtres:
Les ouvriers qu'on exploite n'ont plus de visage ni de nom. Ils étaient de la chair à canon avant 1918, ils sont du muscle à construire en 1926. Et si cette esthétique du corps glabre et imberbe et musculeux est elle aussi dans l'air du temps (on y reviendra la prochaine fois), ce qui étonne tout de même JB, c'est l'allure des ces bestiaux (ces Viecher, comme on dit identiquement en allemand). Et surtout le fait qu'ils aient le crâne rasé. Du coup, JB, qui n'est jamais à court d'une exagération, se dit que ce sont les ancêtres des skinheads. On les voit ici écouter le chef:
Et JB est décidément aux anges, car force lui est de constater que non seulement Fritz Lang lui présente quelque 45 ans avant sa naissance le cadeau de Noël dont il rêve, mais que ces cadeaux de Noël démultipliés sont décidément des redskins qui se révoltent contre le capitalisme qui les exploite:
Toutefois (et il finit là-dessus, c'est promis), JB a déjà vu une image similaire qui n'a de cesse depuis 1992 de le faire fantasmer à l'infini et ce pour deux raisons. D'une part à cause même de cette plastique étonnante pour l'époque, d'autre part parce que ses deux héros soviétiques ont représentés: Alexandre Rodtchenko (à gauche) dont JB parlait plus haut et Vladimir Maïakovski (à droite). On les voit ici, photographiés en 1926 (bingo: Metropolis!) par Vera Stepanova, entourant un Slovski qui a l'air d'autant plus minuscule entre ces deux colosses qu'il est assis. Et ça, ça ouvre une boîte de Pandore en même temps qu'une boîte à fantasmes, mais bon.
© icke
Allez, babaille pour cette fois de Metropolis.
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