vendredi 28 janvier 2011

T'es sourd ou lourd?

Et JB, qui depuis voit une de ses mauvaises blagues se réaliser puisqu'il est paré d'un sonotone à l'oreille droite (non, ça aussi c'est une mauvaise blague), s'interroge en tout cas là-dessus: l'oreille, l'ouïe, l'audition, être entendant et/ou (ne pas) être entendu, être né/rendu sourd, ne pas pouvoir et/ou ne pas vouloir entendre et donc aussi comprendre — bref, tous ces sémantismes et les analogies qui vont avec.

JB se souvient de ses lectures indo-européennes estivales et sait que le mot oreille revient à l'identique, c'est-à-dire avec le même sens, dans neuf familles de langues selon Mallory & Adams et Julius Pokorny. Du coup, ça ne lui est pas entré dans une oreille pour lui ressortir par l'autre (en moyen français (1330-1500), où l'expression existait déjà, on disait “saillir par l'autre”).
Qui plus est, phénomène significatif quant à l'évolution du proto-européen, ces termes ont conservé leur sens exact dans les langues modernes, ce qui montre à quel point non seulement le mot est un invariant, mais aussi la partie du corps en question est importante — à titre d'exemple, l'équivalent latin du mot indo-européen bouche, signifiait dans cette langue “bouche d'une rivière”.

Donc notre oreille, dont l'étymon commun proto-indoeuropéen est °h₂óus- (ce qui fait une belle jambe aux petits amis de JB), se retrouve dans neuf familles de langues. C'est mieux que le sein (8 fois), aussi bien que le doigt et la dent, mais moins bien que l'œil ou le genou (10 fois), encore moins bien que le cœur (11 fois, qui signifie aussi croire en indo-européen — génial, non?), et qui ne surpasse en tout cas pas le pied, seul membre à se retrouver dans toutes les familles de langues. Comme quoi, les Indo-Européens étaient comme JB, ils adoraient faire de la rando avec leurs rangeos et leur sac à dos. On regarde l'impeccable tableau que nous offre le Wikipedia anglais, et il faut sans doute cliquer sur l'image pour bien voir et… entendre:


L'oreille est donc un organe central (qui, pour ce qui concerne la langue française, vient du latin classique auris).
Or, pour rester chez nos ancêtres, on peut se demander s'ils n'étaient pas pourvus d'oreilles plus souples, non qu'elles fussent pliables ou escamotables, mais en tout cas plus flexibles. JB en veut pour preuve les interrogations de nos scientifiques du langage. Qu'ils soient linguistes ou lexicographes, ils ont noté des locutions en usage qu'ils n'expliquent que par l'élasticité de l'organe auditif. JB a ainsi trouvé dans le Dictionnaire du Moyen Français la locution suivante:
- Rire des oreilles. "Ricaner (au point que les oreilles bougent ?)" : Des oreilles rit aucuns tellement Que semble le ris d'un cardinal (DESCH.Oeuvres Q., t.5, c.1370-1407, 15). ...le pouvre cueur serre Ire Si des oreilles ne scait rire.(CHAST.Temps rec. D., 1451, 87).
Et l'on voit bien que lexicographe est troublé par cette étonnante capacité.

Mieux. Les linguistes Hjalmar Falk et Alf Torp, dans leur Norwegisch-dänisches etymologisches Wörterbuch (Dictionnaire étymologique du dano-norvégien, 1911) s'interrogeaient sur la locution “dresser les oreilles” et se demandaient:
"(…) cette désignation est-elle empruntée au monde animal ou bien se peut-il que nos ancêtres aient eu des oreilles plus flexibles que les gens d'aujourd'hui?"
La question était déjà posée en 1911 et JB la repose cent ans plus tard à ses petits amis, aussi taraudé dans son corps et dans son esprit (que dans son tympan) que l'étaient alors Falk et Torp:


Ces similitudes anatomiques d'une langue à l'autre se retrouvent à l'identique d'un point de vue lexicographique. Ainsi, les anciens Scandinaves, comme les Allemands et les Français, étaient “tout oreilles”, ils “baissaient les oreilles” en signe d'humilité et disaient, quand ils en avaient marre, “en avoir par-dessus les oreilles”. Et, identiquement, tous ces peuples avaient un mot pour décrire quelqu'un pourvu de “longues oreilles”, c'est donc bien qu'il devait s'agir pour nos ancêtres d'une curiosité anatomique. À tel point que JB se demande, en dernier lieu, si nos ancêtres indoeuropéens n'étaient des Mr Spock en puissance. On se souvient de lui avec émotion:


Les siècles passant, le milieu changeant et nécessitant une adaptation, les oreilles ont diminué pour atteindre leur taille conventionnelle actuelle. Oui, JB en est persuadé: on avait autrefois de grandes oreilles. Le moyen français a même un mot pour cela, qui plus est merveilleux à nos oreilles contemporaines:
OREILLARTsubst. masc.
"Celui qui a de grandes oreilles

Même en latin, il existait aussi un mot, ainsi que nous le montre le Gaffiot:


Avoir de grandes oreilles, c'est être attentif. Alors ça, c'est passionnant, se dit JB.
Écouter, c'est être attentif. Être attentif, c'est entendre. Entendre, c'est écouter. Écouter, c'est entendre. Entendre, c'est comprendre. Comprendre, c'est être attentif, etc. etc. etc.

Et là, JB ne raconte pas des bourdes à ses petits amis. Il en veut pour preuve le verbe latin audiō, dont le premier sens est entendre, que l'on retrouve dans les mots français contemporains construit sur cette racine. Grâce à l'autre dictionnaire de latin, celui de Charles Lebaigue (qui date de 1881), nous avons une vue d'ensemble plus concentrée que chez Félix Gaffiot (1934):


Mais qu'est-ce que voit JB? Le quatrième sens de audiō est “obéir”?!? L'évolution diachronique et sémantique est donc: entendre < être docile < écouter < obéir?!?
JB en tombe de sa chaise et perd du même coup son désormais précieux sonotone.
Et oui, les petits amis de JB peuvent aussi en rester sourds, muets et aveugles puisque, voilà le pot aux roses que JB a découvert: l'écoute est irrémissiblement liée à l'obéissance. Elle l'est d'abord étymologiquement parce qu'elle l'est, a priori, concrètement. Si la logique sémantique ne se fait pas forcément dans le sens écoute < obéissance, il suffit de retourner l'équation (puisque c'en est une, JB l'a montré plus haut et Charly l'a confirmé) pour voir que, oui, décidément, obéir c'est écouter: obéissance = écoute.
Pour bien voir l'évolution sémantique, JB a déniché rien que pour ses petits amis tous les dérivés de auris, donc de notre oreille française dans le Dictionnaire étymologique latin de Michel Bréal & Anatole Bailly (1906):


De fait, nous explique pour sa part le Robert historique de la langue française:
OBÉIR, v. tr. est emprunté (vers 1112) au latin oboedire, proprement “prêter l'oreille” à d'où “être soumis à”, de ob “devant” et audire “écouter”.
Mais ce n'est pas tout.
Non seulement entendre (audiō) = obéir (oboedio), mais écouter (ausculto) c'est également obéir. Si!
Que nous dit le Gaffiot par rapport au verbe latin qui a donné l'équivalent direct français écouter:


Et, quand JB va faire procéder chez et par le Ohrenarzt (littéralement en allemand, le “médecin des oreilles”) à une auscultation de son oreille sourde, non seulement ce faisant JB l'écoute mais il lui obéit:


Inconsciemment (le terme auscultation dans son acception médicale contemporaine, nous indique le Robert historique de la langue française, est intégré en 1819 seulement par Laennec "pour désigner sa méthode d'écoute médicale") - inconsciemment, donc, l'auscultation réduit le patient à l'obéissance vis-à-vis de son médecin. Ça c'est dans le sens passif. Dans le sens actif, quand le médecin devient le sujet, il "espionne" son patient — mais il doit aussi l'“écouter attentivement” et lui “obéir”. C'est une belle métaphore dans ce sens-là.

Quoi qu'il en soit, JB est troublé. Il a besoin, comme on dit en anglais, de prendre un moment (take a moment).
Ce qu'il n'aurait bien évidemment pas dû faire. Car il se rend compte très vite que ce sémantisme de l'écoute et de l'obéissance se retrouve dans tous les langues qu'il connaît: en allemand, en anglais, en danois, en norvégien.
S'il reste dans ce rapport au latin, il en a la preuve grâce au Etymologisches Wörterbuch der lateinischen Sprache, c'est-à-dire le Dictionnaire étymologique de la langue latine et comparaison avec le grec et l'allemand, écrit par Konrad Schwenck et publié en 1827:



Et on voit bien l'air de famille qui lie hören (= écouter) à gehorchen (= obéir).
Idem en danois ou høre signifie entendre. Écouter, en revanche, se dit lytte, qui est un dérivé de lyd, le son. Et comme se dit obéir? Bingo! Adlyde, ainsi que nous le confirme Falk & Torp en nous donnant les équiavalents allemand et latin:


Lyd = son, a donné lyde = écouter (devenu lytte), qui lui-même a donné adlyde = obéir, qui lui-même nous fait retomber sur nos pieds dans son dérivé adjectif lydig, qui signifie obéissant.

JB est toujours abasourdi par sa découverte et décide d'aller pousser sa recherche dans deux autres langues qu'il ne connaît pas du tout: le polonais et le lituanien. Pourquoi celles-ci? Parce que ce sont, des langues européennes, les plus proches du proto-indoeuropéen: le polonais par sa structure et le lituanien par son lexique.
JB apprend que écouter se dit en polonais słuchać, grâce au Wikisłownik, le Wiktionnaire polonais. Il va ensuite chercher la traduction dans le Nouveau dictionnaire portatif polonais, allemand, et français de 1834 (et il est bien content car c'est une traduction comparée). Et là, rebingo!



JB apprend ensuite que écouter en lituanien se dit klausyti. Il trouve A Lithuanian Etymological Index de Harold Bender, de 1921, et là encore, re-rebingo:


Nous avons donc là un topos linguistique, un tropisme comme disait Nathalie Sarraute, un invariant. Un signe arbitraire, disait Ferdinand de Saussure; un signe nécessaire, corrigeait Émile Benveniste. Dans quatre familles de langues (latines, germaniques, slaves et baltiques), l'écoute équivaut à l'obéissance. Cela signifie donc que, pour les Indoeuropéens (et les deux dernières langues étudiaient nous le confirme pour les raisons que JB a évoquées plus haut), prêter l'oreille au discours que nous quelqu'un équivaut à lui prêter allégeance: la fameuse obédience latine puis française, Gehorsam allemande, klausà lituanienne, gehør danois. À ce sujet (c'est le cas de le dire!), appartenir, dans les langues germaniques est un verbe formé sur le mot entendre: zugehören en allemand, tilhøre en danois. Il semble donc que, pour reprendre notre petite équation tout en haut: entendre < être docile < écouter < obéir < appartenir < être soumis. Écouter quelqu'un, c'est déjà lui dire oui.

Et, histoire d'effrayer encore plus ses petits amis, JB a découvert dans le Dictionnaire étymologique de la langue françoise de Gilles Ménage, publié en 1750 et qu'on peut considérer comme un premier dictionnaire historique de la langue française, qu'il en va de même en hébreu, qui n'est pourtant pas une langue indo-européenne:




Ceci posé, qu'est-ce qu'on fait, hein?
Est-ce qu'on dit oui? Est-ce qu'on écoute pour ensuite courir le risque de devoir obéir et donc d'être soumis?
Mais naaan!
On fait comme JB, on est belle et rebelle, on est insoumis, on dit non, et… on devient sourd. On fait la sourde oreille, on fait comme si on n'entendait plus. Devenir sourd, c'est entrer en résistance, c'est refuser — et Marx sait combien les sourds doivent résister au quotidien contre le monde des entendants; depuis leur naissance ils doivent résister, eux qu'on a longtemps obligé à parler, eux à qui on a longtemps refusé qu'ils s'expriment en utilisant la langue des signes. Les entendants leur ont tellement bien fait payer leur incapacité à entendre et donc à obéir qu'ils ont inventé tout un tas de locutions pour les distinguer, et donc les exclure, et c'est le TLF qui nous renseigne:

♦ Être sourd comme un pot, comme une pioche... (fam.). Être complètement sourd, ne rien entendre. 
♦ Il vaut mieux entendre ça/cela que d'être sourd[Pour marquer sa réprobation à, son désaccord avec des propos jugés déraisonnables, ineptes ou choquants]
♦ Je ne suis pas sourd/sourde[Adressé à qqn qui parle trop fort, ou qui se répète] 
♦ Êtes-vous sourd/sourde; tu es sourd/sourde[Pour attirer l'attention de qqn qui feint de ne pas entendre, de ne pas comprendre ce qui vient d'être dit; adressé à qqn qui réagit lentement à des propos, à un ordre, à l'appel, etc.]
♦ Crier, taper, frapper, verbe d'action + comme un sourdTrès fort, avec une extrême violence. 
♦ [À propos d'une pers. avec qui il est impossible de discuter, qui ne tient aucun compte de ce qui est dit] Autant parler à un sourd, c'est comme si on parlait à un sourdParler pour les sourdsParler sans être écouté, en pure perte. 
♦ Ne pas tomber dans l'oreille d'un sourd[En parlant d'un conseil, d'un avertissement, d'un propos quelconque]Être pris en considération par quelqu'un qui est décidé à en faire son profit, à en tirer parti. 

Et JB ajoute la locution que ne lui souffle personne puisque les dictionnaires ne la reprennent pas et qu'elle ne trouve que 17 occurrences dans gougueule, alors qu'elle est pourtant employée régulièrement:
T'es sourd ou lourd?

Mais on a dit qu'on était dans la résistance, qu'on faisait la sourde oreille, locution dont le Robert historique de la langue française nous explique qu'elle date du XIIIe siècle et qu'elle succède à faire sourde oreille, pour sa part du XIIe siècle. Et c'est le seul exemple qu'ait trouvé JB où être sourd signifie enfin ne pas vouloir écouter et faire acte de résistance pour ne pas avoir à entendre les imbecillités que notre locuteur/trice nous dit.
Or il n'en a pas toujours été ainsi.
En moyen français, l'évolution sémantique de l'adjectif a été celle-ci:
1. "Qui entend mal ou qui n'entend pas du tout"
2. "Qui ne veut pas entendre"
3. Au fig. "Qui ignore, qui veut ignorer qqc."

Et la langue avait tout un arsenal de locutions correspondantes pour exprimer le refus - et JB met en gras ses deux préférées:
2. "Qui ne veut pas entendre"
- Avoir les oreilles sourdes.
. Faire la sourde oreille. "Ne pas vouloir écouter ou faire ce qu'on demande"
- Faire le sourd. "Faire semblant de ne pas entendre"
. Faire le sourd à qqn. "Refuser de se laisser convaincre par qqn"
3. Au fig. "Qui ignore, qui veut ignorer qqc."
- Par sourde oreille. "En ignorant qqc."
À quoi on peut également ajouter:
- Escouter à oreilles sourdes. "Ne pas entendre, ne pas vouloir entendre" 


Allez, on se quitte là où on avait commencé: par les grandes oreilles. Et on va écouter un type qui non seulement avait des grandes oreilles, mais aussi une tête de chou.


L'homme à tête de chou von Pimpam


Au fait, pour dire au revoir en langue des signes, JB a trouvé un gars qui nous explique tout en plus d'être fort accort:

3 commentaires:

Punk Ryden a dit…

Article qui m'a totalement passionné! Premier résultat Google pour "t'es sourd ou lourd?". Bravo!

Der JB a dit…

Oh, merci…

Anonyme a dit…

In Lithuanian "to hear" is "girdeti" (pron. ghirdaetti). The result of listening (klaus-) is "hearing" (girdejimas). But guess what? In Lithuanian and in Japanese "bites" is "kanda" (kandimas, kajitteru, kasti, kando etc.).