samedi 10 octobre 2009

Les pommes Gravenstein et bébé Elephant Man

Reçu au courrier en rentrant du marché le magnifique nouvel album d'Øyvind Torseter intitulé Graventsein. En consultant Wikipédia, j'ai appris que ces pommes (puisqu'il s'agit de pommes) s'adaptent tout particulièrement aux climats septentrionaux.
Le livre, en tant qu'objet, n'est pas sans rappeler le Mon Amour de Paul Cox, que Christian Bruel avait publié en 1992 au Sourire qui Mord: même format rectangulaire, même fond jaune bien que plus citronné chez Torseter (enfin bon, c'est un semi-daltonien qui dit ça…).

L'album, dessiné au trait, utilise principalement trois couleurs: le jaune, d'abord par touches, puis de plus en plus présent dans le blanc et le noir traités comme des couleurs. (Seule la fin fera intervenir les couleurs traditionnelles d'Øyvind, ce que je vois comme du bleu pastel et du vert olive — du coup, on peut parler de fuite haute en couleurs, puisque les personnages fuient.)

Dans cet ouvrage, on retrouve les personnages récurrents de Torseter: Miss, qui on l'apprend dans cet opus, est une petite fille – elle se déguise en Catwoman et me rappelle toujours Musidora dans son rôle d'Irma Vep dans Les Vampires de Louis Feuillet (mais je suppose que l'inspiration d'Øyvind vient plutôt de la première que de la seconde - il faudra que je lui demande). On retrouve donc Miss et son père que l'on connaît de l'album éponyme Mister Random (dans Gravenstein, il s'appelle simplement "papa") ou plus récemment Détours qui a remporté le Ragazzi Award en 2008 et a donc été le plus bel album pour enfants que la Joie de Lire a publié la même année.

Gravenstein fait courir deux histoires parallèles qui finissent par se rejoigner. La première peut se lire comme la persécution d'un queer, dans tous les sens du terme anglais: c'est-à-dire quelqu'un de différent ici incarné par un bébé elephant man; comme l'exécution d'un freak, histoire d'employer un autre mot anglais, un monstre en somme, tels les Freaks de Tod Browning, le souffre-douleur idéal, la victime parfaite du mobbing (ainsi que la langue anglais le dit si bien au point que le mot a été repris dans pas mal de langues), du harcèlement en bon français. Il y a notamment cette scène très émouvante (pour moi) où la créature, d'abord poursuivie par ses assaillants et lapidée à coups de pommes, tombe dans un trou d'où il ne pourra ressortir:

"Venez voir, il s'est caché ici."
© Øyvind Torseter pour l'édition originale, Cappelen Damm, 2009

© Øyvind Torseter pour l'édition originale, Cappelen Damm, 2009

"Il n'a qu'à rester là, on se tire."
© Øyvind Torseter pour l'édition originale, Cappelen Damm, 2009

Voilà donc, par cette thématique, un livre à mettre entre les mains de tous les enfants, qu'ils soient persécuteurs ou persécutés.

Mais du coup, j'ai ressorti de la bibliothèque le livre de Frederick Treves, intitulé Elephant Man, qui avait servi de base au film homonyme de David Lynch — le livre étant depuis peu disponible chez Stalker. Sir Frederick Treves est le médecin ayant rencontré Elephant Man, de son vrai nom Joseph Merrick qui, nous indique la notice en fin d'ouvrage, "se fai[sai]t employer comme Freak professionnel". C'est lui qui va le sortir de son rôle imposé de phénomène de foire et l'amener chez lui, au nom de la science et de l'intérêt de la médecine pour celui qu'il nomme en début d'ouvrage "la chose", à savoir un homme atteint d'éléphantiasis que l'on avait opéré (mal, très mal) afin de lui sectionner la trompe.

Le témoignage de Treves est troublant, sans doute parce qu'il a la précision clinique de l'étude de cas effectuée par son auteur, un médecin. Lequel observe son sujet sans jugement, sans morale, uniquement avec cet intérêt qu'a la science pour un phénomène étrange, différent. Troublant également parce que, évidemment, Treves va se lier d'amitié avec Merrick - et le livre de se lire dès lors comme la parabole du Pygmalion, un motif que ne cessera de reprendre les livres et les films d'horreur et/ou de science-fiction (Frankenstein, Alien, etc., pour n'en citer que deux): la fascination du créateur pour son invention, ce lien quasi œdypien qui dans ce contexte artistique inverse les rôles: la figure paternelle a perdu son pouvoir phallique et autoritaire. Bref.
De là, il n'y a qu'un pas à franchir pour évoquer le nouveau roman de Sara Stridsberg qui, indirectement, va évoquer ces motifs. Mais je n'en dis pas plus.

Rendez-vous en 2010 à la Joie de Lire pour la traduction de Gravenstein, et en 2011 aux éditions Stock pour la traduction du nouveau roman de Sara.

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