Quand je fais une intervention auprès d'étudiants en traduction, je les préviens toujours de deux dangers, du reste complètement contradictoires, qui menacent le traducteur: 1) on ne traduit pas bien un texte qu'on aime mal, 2) il faut à tout prix veiller à endiguer le processus identificatoire qui pourrait s'opérer entre soi et le texte. Autrement dit, en bon schizophrène qu'il est (être au service de l'écrivain mais ne pas être servile, être considéré comme l'auteur de sa traduction mais n'être en réalité que le traducteur du texte d'un auteur, être fidèle au texte mais proposer la correction des erreurs, ne pas améliorer l'écriture mais savoir trouver le meilleur mot, etc, etc) - en bon schizophrène qu'il est, donc, le traducteur doit s'abstraire de son moi profond, l'abolir d'une certaine manière, et n'être que son moi professionnel. Il s'agit de se protéger, de ne pas laisser la fiction entamer son équilibre personnel, d'avoir un regard neutre (sachlich, dit-on en allemand, saklig en norvégien - objectif pourrait-on aussi dire en français). Bien sûr, cette opération de fildefériste n'a pas lieu à chaque roman (ouf!).
Question, pourquoi en ce moment je n'ai aucune difficulté à traduire le passage ci-dessous alors que deux pages plus loin je peine un peu?
Extrait de la traduction en cours, Innsirkling ou Encerclement en français, du Norvégien Carl Frode Tiller (le narrateur est un vieux pasteur qui se trouve à l'hôpital):
Je déglutis, je n’arrive pas à détacher mon regard de mes jambes. Ce qui était moi a presque disparu, il ne reste plus que le squelette et la peau, pas étonnant que les gens tournent la tête quand ils me voient traîner la patte dans le couloir, pas étonnant qu’ils fassent semblant de ne pas me voir, de toute manière même moi je n’arrive pas à supporter le spectacle que j’offre, alors ; je n’ai plus la force de me regarder dans la glace, je suis là, planté devant le lavabo, les yeux résolument fixés sur mes mains que je suis en train de laver, puis quand je dois les essuyer je veille l’air de rien à rabattre en quelque sorte mes yeux jusque sur la serviette accrochée à côté de l’armoire, je fais tout ce que je peux pour éviter d’apercevoir ne serait-ce qu’une once de mon reflet dans le miroir, je ne supporte plus la vue de mon visage gris et émacié, il me répugne, il est tellement rongé qu’il n’a plus un milligramme de chair ni de graisse, qu’on a presque l’impression de voir les contours de mes dents sous les lèvres, que les joues ressemblent à des espèces de coupelles dont le fond rebique et pendouille, que les muscles maxillaires sont plantés de chaque côté du visage comme de fines racines prêtes à craquer, et tout ça, tout ça je ne le supporte plus. Et je ne parle pas de mon regard parce que lui je ne le supporte mais alors plus du tout, du tout. Oui, le plus terrible c’est de croiser mon regard dans le miroir, sans que je sache vraiment pourquoi d’ailleurs, peut-être parce qu’il n’y a guère plus que les yeux que je reconnaisse de l’homme que j’ai été. Il m’a fallu du temps et ça m’a coûté énormément de forces avant de me réconcilier à l’idée que je vais mourir, donc chaque fois que je vois mes yeux je vois mon vieux moi pour ainsi dire, et là j’ai la sensation d’être vu de façon rétrospective, quand j’étais au tout début de ce processus de réconciliation, oui : voir mes yeux rallume un vague espoir en moi et je ne veux pas que ça se produise, je ne veux pas que mon vieux moi me joue des tours et me donne de faux espoirs ; alors peut-être que c’est ça qui se cache derrière ma hantise de croiser mon propre regard, je ne sais pas.
© Carl Frode Tiller pour la version originale, H. Aschehoug & Co (W. Nygaard), 2007
© Jean-Baptiste Coursaud pour l'édition française, Éditions Stock, 2010
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