mardi 26 janvier 2010

La Suisse (3)

Après Kleenex hier, on reste à Zurich, on est toujours en 1979 pour la traduction française, mais on est très exactement en 1977 pour l'édition en allemand - et on est donc passé à la littérature. Le livre, immanquablement, c'est bien sûr Mars de Fritz Zorn. À la publication, l'auteur est déjà mort. Il s'est suicidé. Laissant ce seul livre. Et par ailleurs, Fritz Zorn est un pseudonyme.
À l'époque de son écriture, Fritz Zorn se sait atteint d'un cancer dont il attribue la cause au milieu dans lequel il est né et a grandi: la bourgeoisie zurichoise. Pendant quelque 230 pages, Fritz Zorn décrit l'enfer qu'il a vécu, l'enfer de ne pas avoir vécu la vraie vie, l'enfer d'avoir été toute sa vie contraint. De ce brûlot fulgurant contre la (prétendue) bonne société et la (tout aussi prétendue) bonne éducation (il dit notamment: "Au cas où j'en mourrais [du cancer], on pourra dire de moi que j'ai été éduqué à mort"), il est difficile d'extraire un passage sans devoir hésiter - tant il y a des pages et des pages et des pages éblouissantes. Alors, de façon très arbitraire, on en choisit portant sur la sexualité, ce que Fritz Zorn nomme son "antiéducation sexuelle":
Car derrière l'image de cette amie imaginaire se cachait, même si je ne m'en rendais pas encore bien compte, l'image de la femme, de la sexualité, de l'amour, bref de la vie. (Je ne veux pas me lancer ici dans une discussion sur le point de savoir si l'on doit dire amour ou sexualité; comme Freud a déjà fait remarquer qu'au cas où quelqu'un s'offusquerait de ce qu'il emploie toujours le terme de "sexualité", il le remplacerait tout simplement par celui d'"amour", je ne ferai appel à ces deux notions de telle manière que l'une signifie également l'autre et que la différence entre les deux ne soit qu'une pure question de style.) La sexualité ne faisait cependant pas partie de mon univers, car la sexualité incarne la vie; et moi j'avais grandi dans une maison où la vie n'était pas bien vue, car chez nous, on aimait à être correct plutôt que vivant. Pourtant la vie entière est sexualité puisqu'elle se dilate dans l'amour, le désir et les échanges avec l'autre. Tout le processus de la vie est à situer sur le même plan que l'acte d'union sexuelle: tout ce qui pousse continuellement au mélange, à la pénétration mutuelle, à l'union, et à tout séparation, division, dissociation et dislocation est, sans cesse et à chaque fois, la mort. Qui s'unit, vit, qui se tient à l'écart, meurt. Mais c'était là justement la devise sous laquelle était placée ma famille: Tiens-toi à l'écart et meurs! La logique de cette formule, de ce commandement, est impeccable; en effet, rien ne se fait moins remarquer par son incorrection que quelque chose de mort.
© Mars, Fritz Zorn, traduit de l'allemand (Suisse) par Gilberte Lambrichs, Éditions Gallimard, 1979



Et je suis frappé de constater, à l'instant, une similitude de points de vue entre ce que décrit Fritz Zorn de ce monde bourgeois et urbain et ce que décrit Carl Frode Tiller (que j'ai traduit) du monde religieux et rural.

Voici ce qu'écrit Fritz Zorn, en 1979:
Il ne devait y avoir, sur tout, qu'une opinion, car une divergence d'opinion eût été la fin de tout. Aujourd'hui je comprends bien pourquoi, chez nous, une divergence d'opinion eût été l'équivalent d'une petite fin du monde: nous ne pouvions pas nous disputer. (…) Dès lors, nous en étions réduits à ne jamais en arriver à la situation de devoir nous disputer; tout le monde était toujours du même avis. Toutefois, s'il se trouvait qu'apparemment ce n'était pas le cas, selon nous il devait forcément y avoir un malentendu. C'était donc seulement par erreur qu'il avait paru y avoir une divergence d'opinion, les opinions n'avaient été divisées qu'en apparence et, une fois le malentendu dissipé, il devenait évident que les opinions étaient bel et bien identiques.
Et voici ce qu'écrit Carl Frode Tiller, en 2007:

S’ouvrir à l’innovation, accepter et acquérir de nouvelles connaissances équivalait pour elle à s’avouer vaincue, semblait-il. Tout ce qu’elle ne savait ou ne pouvait faire était considéré à ses yeux comme une menace ou comme une énième allusion au fait qu’elle n’était pas assez bien, et non comme une source de progrès à laquelle puiser pour enrichir son existence. Cela se reflétait d’ailleurs dans les conversations qui se tenaient à la table du dîner. Pour peu que quiconque, quelle qu’en soit du reste la raison, engage la discussion sur une thématique qui n’avait pas été mille fois ressassée ou à propos de laquelle il subsistait un risque que les opinions divergent, surgissait alors une espèce d’inquiétude qui n’était pas sans rappeler l’atmosphère qu’instaurait Arvid dès l’instant où il se présentait quelque part. En de pareilles circonstances, maman ainsi que les autres personnes informées des règles tacites qui régissaient la conversation de bon aloi dans ce petit univers prenaient des mesures immédiates afin d’orienter la discussion vers un sujet aussi sécurisant que rebattu.


© Encerclement, Carl Frode Tiller, traduit par Jean-Baptiste Coursaud, Éditions Stock, 2010

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