vendredi 29 janvier 2010

La Suisse (6)

On finit en beauté pour le dernier jour du séjour au pays des vaches violettes, et on retourne à Zurich en se propulsant cette fois en 1916.
La Première Guerre mondiale fait toujours rage et le monde est absolument abasourdi par la véritable boucherie qui se déroule sur le continent européen, si vite relayée par les journaux - pour la première fois de l'Histoire, les gens ont l'impression de vivre la guerre en direct (même si cette même Histoire nous montrera que les limites soi-disant infranchissables de l'immédiateté de l'événement sont constamment dépassées, mais c'est un autre sujet). Cette guerre d'un genre nouveau (les tranchées, les avions, les armes utilisées, le nombre de pays impliqués), la rapidité de l'information relayée (les journaux, la radiophonie) vont bouleverser les perceptions. L'absurdité de ce conflit qui ne devait durer que quelques semaines devient chaque jour plus flagrante. Et c'est cette absurdité qui sous-tend le mouvement artistique. Comme l'écrira le Néerlandais Théo van Doesburg dans son manifeste Qu'est-ce que Dada (1920): "Dada est un emblème. Dada veut être vécu. Dada ne demande aucune compréhension intellectuelle."
Le dadaïsme va révolutionner, au sens le plus propre, le plus en profondeur non seulement la pratique artistique (on passe du concret à l'abstrait, la matière artistique a recours aux objets), mais aussi les disciplines artistiques (avec la reconnaissance de nouveaux champs: la photographie, le cinéma, les arts appliqués) et surtout: l'expression. Plus rien n'a de sens, plus ne fait sens, tout est absurde, alors soyons absurdes - pourrait-on sommairement résumer. Pour de très nombreux jeunes artistes, l'art ne peut plus continuer à s'exercer tel qu'il l'a fait jusque-là. Le monde est détruit, il faut réinventer un nouveau langage, revenir à formes des formes originelles (les carrés de Mondrian, par exemple), employer des couleurs primaires (pensons aussi à Malevitch) et, aussi, pour ce qui est de la littérature, déconstruire le langage et avoir recours des mots qui sont davantage des sons (pensons à la Ursonate de Kurt Schwitters que j'ai déjà présentée ici). Le mouvement Dada, et donc le dadaïsme, est né. Et il est né où? En Suisse, à Zurich.

Certes, il n'est pas né ex nihilo. En 1914, l'Italien Marinetti (qui deviendra le ministre de la Culture de Mussolini, ne l'oublions pas) a publié son Manifeste futuriste dans le Figaro; la même année, Marcel Duchamp a exposé son porte-bouteilles et inauguré ainsi ses ready-made; les cubistes tels que par exemple Picasso ou Modigliani ont déjà montré un monde morcelé - bref. Mais beaucoup plus encore que les futurismes italiens ou russes avant lui, qui se cantonnent principalement à l'art pictural, le dadaïsme va s'inviter dans toutes les disciplines artistiques: peinture, littérature, théâtre, photographie, musique, sculpture - et tant pis si ce sont principalement les arts dits plastiques qui vont bénéficier majoritairement de cette révolution artistiques.

En 1916, toute une cohorte de jeunes artistes vivent à Zurich. On trouve notamment le roumain Tristan Tzara, les Allemands Richard Huelsenbeck et Hans Richter, l'Alsacien Jean Arp et sa future femme la Suissesse Sophie Taeuber (au passage: l'histoire de l'avant-garde, des avant-gardes, a la fâcheuse tendance à repousser les femmes artistes sur les cotés et dans les coulisses; un récent travail sur le Bauhaus de Dessau a montré pour les architectes masculins qui y travaillaient, les femmes n'avaient nullement leur place dans la pratique architecturale). Ce petit monde se rencontre dans une "petite taverne" zurichoise, le Cabaret Voltaire, sise au 1 de la Spiegelgasse - le 2 février 1916, les artistes annoncent à la presse que le café a été inauguré le… 5 février. C'est ici que le mot dada va être inventé. Dans son histoire du dadaïsme (publiée en 1920), Richard Huelsenbeck décrit ainsi l'événement: "Nous avons découvert le mot Dada par hasard [entre mars et avril, disent les historiens], Hugo Ball et moi, dans un dictionnaire allemand-français, en cherchant un nom pour madame Le Roy, la chanteuse du Cabaret. Dada signifie en français: petit cheval de bois. Il impressionne par sa brièveté et son pouvoir suggestif. Dada devint vite l'enseigne de tout ce que nous avons lancé comme art au Cabaret Voltaire. Par "l'art le plus nouveau" nous entendions alors, en général, l'art abstrait. La signification du mot Dada s'est par la suite transformée."
Et c'est donc au Cabaret Voltaire qu'ils vont organiser des "soirées", où sont accrochés leurs travaux artistiques, jouées des pièces de théâtre, lus des poèmes de leur plume. Parmi eux se trouve donc l'Allemand Hugo Ball qui se présente ainsi, dans un costume en carton qui le contraint au point de l'empêcher tout à fait de bouger:


La suite, c'est lui qui la raconte:
Des trois côtés du podium, j'avais placé des pupitres, face au public, et y avais disposé mon manuscrit peint au crayon rouge, récitant tantôt près de l'un de ces pupitres, tantôt près de l'autre. Puisque Tzara était au courant de mes préparatifs, nous eûmes une vraie petite pemière. Tous mouraient de curiosité. Puisque je ne pouvais pas marcher en tant que colonne, je me suis fait porter sur le podium dans l'obscurité, et j'ai commencé d'une manière lente et solennelle:
gadji beri bimba glandridi lauta lonni cadori
gadjama gramma berida bimbala glandri galassassa laulitalomini
gadji beri bin blassa glassala laula lonni cadorsu sassala bim
gadjama tuffm i zimzalla binban gligla wowolimai bin beri ban
o katalominai rhinozerossola hopsamen laulitalomini hoooo
gadjama rhinozerossola hopsamen
bluku terullala blaulala loooo
C'en était trop. Après le début de consternation devant ce jamais-entendu, le public finit par exploser.

Un dernier mot sur le dadaïsme. Les artistes dadaïstes s'insurgent aussi sur la place de l'artiste dans la société. Ils dénoncent les générations précédentes, isolées dans leur tour d'ivoire, sans lien avec la société. Ils veulent créer un art qui non seulement change le monde, mais qui change le quotidien des gens (confer l'architecture et les arts décoratifs). Ils tirent à boulets (très) rouges contre "les bourgeois". C'est un mouvement pseudo-anarchiste ou, comme l'exprime Raoul Hausmann: "Le dadaïste ne subit pas naïvement le monde; ni Dieu, ni père ni maître ne peuvent le châtier. Dada est auto-désintoxication pratique, une situation européenne moderne, anti-Est, anti-orientale, non-magique. Dada est la vésicule germinative d'un nouveau type d'Homme: par-delà le poids mort du péché moral-chrétien moyenâgeux. Dada est la négation d'une culture qui n'était pas tragique mais pourrie."
Après, on sait ce que cette théorisation de "l'homme nouveau" mettra en place, mais c'est une autre histoire, ça aussi. Pour l'heure, il reste Dada. Finissons par cette nouvelle citation de Theo van Doesburg, le grand théoricien du mouvement De Stijl"Dada est un état d'esprit, indépendant de toute école ou théorie, que l'individu embrasse personnellement, sans se faire violence."

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