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Les deux femmes de ma petite collection de billets de 50 (couronnes danoises à gauche, francs suisses à droite) se sont-elles connues? C'est peu probable. Se sont-elles vues? C'est encore plus improbable. De fait, Karen Blixen vit au Kenya de 1914 à 1931 et ses quelques séjours à Paris ne durent que quelques jours en décembre 1920 et en avril 1925. De son côté, Sophie Taeuber-Arp vit principalement en Suisse, à Zurich où elle est exerce en tant que professeur à l'École d'arts appliqués de 1916 à 1929. Mais Sophie est à Paris en 1920 - alors, avec un peu de chances peut-être se sont-elles croisées à la terrasse d'un café ou dans un couloir du métro… Elles ont pourtant à 4 ans près le même âge, la première est née en 1885 et la seconde en 1889, mais évoluent dans des cercles différents, que ceux-ci soient artistiques, géographiques ou sociaux. Ce qui n'empêche pas Karen Blixen d'écrire à sa mère, le 20 avril 1925, lors de son passage à Paris:
Tu trouveras peut-être que j'ai tort de rentrer si vite mais il me semble que je n'ai pas le choix qu'entre cette solution ou bien alors me décider à m'installer véritablement ici, à Paris, et m'inscrire dans une école de peinture pour 3 mois au moins, ce qui me paraît excessif; et, d'une certaine façon il me semble qu'il me sera plus facile de me mettre à peindre chez nous [à Rungstedlund, au Danemark] qu'ici, où je ne connais aucun peintre et où je ne puis obtenir la moindre recommandation, si bien que l'on ne veut m'accepter qu'au nombre des débutants intégraux. — Il y a deux choses que je désire beaucoup faire pendant que je serai chez nous: peindre et apprendre à faire la cuisine. Crois-tu que je pourrais faire un stage dans la cuisine de la cour?
© Lettres d'Afrique, traduit par Philippe Bouquet, Gallimard, 1985
Bon. Mais elle l'écrit noir sur blanc: "je ne connais aucun peintre". L'affaire est donc pliée.
Mais mettons. Mettons qu'elle ait vu le travail de Sophie. A-t-elle alors vu les poupées ou les marionnettes de Sophie? A-t-elle regardé ses tapisseries en se disant: "Hm, elles seraient du plus bel effet dans le château de Rungstedlund…" À moins qu'elle n'ait vu la fameuse Tête Dada, cette sculpture réalisée en 1920. Après tout, Karen passe à Paris en 1920. Et puis, elle pourrait peut-être reconnaître dans les sculptures et marionnettes de Sophie un vague air de famille avec des motifs africains, qui sait…
Sur la photo, Sophie est magnifique avec sa voilette et son œil unique comme un basilic, cet œil qui semble hésiter entre la tristesse et l'interrogation. Elle semble avoir pleuré ou s'être chamaillée (avec Jean Arp? Theo van Doesburg? mais certainement pas avec Hanne Höch, l'autre grande dame du dadaïsme qui était une amie chère).
Et elle, Sophie, a-t-elle lu les livres de Karen? On en doute. On doute que Sophie ait lu en danois le traité sur le mariage publié par Karen en 1924 (et oui…). Car, de fait, ce sont bien les marionnettes qui les rapprochent, nos deux chouchous, aussi surprenant que cela puisse paraître. En 1926, Karen Blixen publie une comédie pour marionnettes: Sandhedens Hævn, La Revanche de la vérité - ce que j'ignorais totalement avant d'écrire ce post, et qui me ravit, moi, le grand amateur des coïncidences, littéraires entres autres. Du coup, sachant cela, on peut bel et bien rêver qu'elles se soient sinon rencontrées en tout cas respectivement et mutuellement vues et lues. Et, au rayon des coïncidences qui estomaquent mais n'en demeurent pas moins improbables, peut-être que le lien entre Karen et Sophie n'est autre que Virginia (Woolf). Puisque que cette dernière publie Night and Day en 1919 et que Karen qualifie, dans le conte gothique écrit en 1926 Le Raz-de-marée de Norderney, son personnage de Miss Malin de "vieille et richissime demoiselle Nat og Dag [= Nuit et Jour], dernière représentante d'une illustre famille au blason mi-parti noir et blanc, symbolisant la nuit et le jour".
Non, si Sophie a lu quelque chose, et je me fous des anachronismes, c'est alors ce courrier que Karen écrit de Ngong à son frère Thomas le "dimanche 5 septembre 26", une lettre qualifiée de "confidentielle" qui m'est particulièrement chère et où elle note:
Je crois qu'il paraîtrait étrange à la plupart des gens, — mais moins en ce qui te concerne parce que tu as toi-même fait une expérience analogue, — de m'entendre dire que ce qui m'a le plus frappée ou affectée, lorsque j'étais à la maison, et que j'ai ensuite du mal à rapprocher de ma vie, c'est le fait qu'au Danemark les gens m'ont paru consacrer leur vie à s'efforcer d'être heureux et qu'ils l'étaient véritablement. Pour moi la vie avait pendant tant d'années été une lutte soit pour se maintenir à la surface soit pour faire aboutir certains projets malgré les circonstances, — tout d'abord malgré ma maladie, ensuite malgré l'égarement de Bror [son ex-mari, dont elle a divorcé un an plus tôt] et les difficultés que nous avons connues ici, — que j'avais oublié d'envisager l'existence sous cet angle. Je pouvais être heureuse, lorsqu'un shaurie était terminé ou avait trouvé une solution, et cela jusqu'à ce que le suivant se présente, mais être heureuse en soi, jour après jour, consacrer sa vie à être heureuse et considérer que c'est le but de celle-ci, — cela ne m'est jamais venu à l'esprit pendant tout ce temps. Et lorsque, récemment, il m'a semblé voir que c'était possible, tu comprendras que cela ait exercé sur moi une très grande attirance, non seulement parce que je pouvais y trouver le repos mais aussi parce que cela me paraissait tellement beau.
© Lettres d'Afrique, traduit par Philippe Bouquet, Gallimard, 1985
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