Or, ce matin, JB se dit qu'il pourrait très bien employer le mot entraîneuse dont le TLF lui confirme la définition:
B.− Subst. fém. Entraîneuse. Jeune femme employée dans un bar, un établissement de nuit pour attirer les clients et les engager notamment à danser et à consommer.
JB hésite.
Il se dit que le mot serveuse a une valeur plus neutre, même dans un contexte lié à la prostitution. Ici, dans le roman de Sara, c'est la fille qui à la fois sert et rend un service. Pour JB, en revanche, le terme entraîneuse a une connotation plus péjorative — et, cependant, ceci n'est qu'un ressenti, JB n'est pas du tout sûr de ce qu'il avance. Il a peur, en traduit par entraîneuse de pratiquer ce qu'il a nommé à l'automne dernier une oblication sémantique, c'est-à-dire conférer au mot traduit une valeur péjorative absente du mot employé dans la langue d'origine. Et JB est d'autant plus perplexe qu'il sait non seulement l'importance qu'attache Sara aux termes qui désignent primo la femme, secundo la femme dans la relation par rapport à l'homme (quelle qu'elle soit, à savoir aussi en l'espèce, dans sa domination et son exploitation par l'homme). Et non seulement cela, mais JB sait aussi que Sara a le chic pour retourner ces mots. Ainsi, dans la Faculté des rêves, il n'était plus question de "quartier à putes", mais de "quartier à michetons". La prostitution n'était plus consubstantielle de l'existence de la femme, mais de la présence de son client. C'était désormais lui qui constituait fondamentalement la prostitution et, partant, l'exploitation de la femme.
Aussi JB, fort de ce constat, va-t-il chercher un synonyme pour entraîneuse dans le Larousse de l'argot & du français populaire de Jean-Paul Colin — dictionnaire qui a l'avantage de contenir un lexique français < argot, puisque c'est souvent davantage les mots du langage parler que le traducteur doit réactiver, dont il ne se souvient pas forcément et qu'il doit transférer de son vocabulaire passif (= des mots qu'il connaît parfaitement mais n'emploie pas forcément) vers son vocabulaire actif (= des mots qu'il emploie régulièrement). JB va donc consulter l'article consacré aux synonymes de prostitué.
Et, aussitôt, JB fait une dépression. Car force lui est de constater que le lexique est immmmmmense pour désigner la femme prostituée alors que l'homme prostitué ne connaît que neuf synonymes. Pire encore, le vocabulaire est si riche que Jean-Paul Colin l'a méthodiquement classé selon les champs lexicaux. Et JB va prendre le temps de les lister en ce qu'ils vont lui donner de nombreuses pistes de travail pour sa traduction.
Après les synonymes (et il y en a quand même… 79!!! et, de tous, le préféré de JB est tout de même chignon émancipé), les catégories sont les suivantes:
par rapport au client, par rapport au proxénète
Et voilà. JB a d'emblée l'une de ses intuitions confirmée. Sans le savoir, Jean-Paul Colin, dans son travail de lexicographe, met en lumière ce qui occupe Sara Stridsberg dans son travail à la fois littéraire et sémantique: la prostituée a d'abord une existence parce qu'elle est en relation avec un homme, que celui-ci soit son client ou son souteneur; c'est l'exploitation d'elle par l'homme qui fait sa qualité.
Les champs lexicaux suivants sont tout aussi riches d'enseignement en ce qu'ils nous renseignent sur l'opinion que se font les hommes de la prostituée et, partant, de la femme — et JB soulignera entre crochets les termes qui ont retenu son attention:
à pied, sur la voie publique; en voiture; en maison close [abatteuse, bétail, clandé, colis, coucheuse, étagère, femme de quart]; en plein air; à proximité des abattoirs; dans les bars [échassière, siroteuse, verseuse]; sous les portes cochères; dans les galeries marchandes; près des ponts de Paris; à partir d'une fenêtre; à bord des trains; au domicile du client; officielle; occasionnelle; qui tente d'échapper au milieu; mineure; vieille; africaine; française, en Amérique du Sud; atteinte d'une MST; homosexuelle [michette]; polyvalente; de luxe; de bas étage; peu douée.
JB a besoin de prendre un moment comme on dit en anglais (to take a moment). Il a besoin d'un petit remontant. Aussi va-t-il lire l'un de ses lexicographes préférés, il a nommé Pierre Guiraud qui, dans son Dictionnaire érotique publié en 1978 s'indignait déjà:
La “prostituée” et la “femme de mauvaise vie” constituent deux catégories très voisines et, la plupart du temps, confondues; une grande partie des mots ici en cause désignent indifféremment la femme qui fait commerce de son corps et la fille légère et débauchée. Les textes d'ailleurs sont souvent ambigus.
C'est un des thèmes les plus riches de la littérature érotique — et on a réuni ici près de 500 mots et ils ne constituent qu'une partie de ce lexique.
JB ne sait pas si ses petits amis ont conscience de ce que cela implique, mais quand même 500, cinq cents! et le glossaire n'est même pas complet, même pas!
Leur réduction à un système simple et cohérent présente de grandes difficultés tant ils varient selon l'époque, le milieu, la situation, le style… (…) On s'est contenté de dégager les grandes lignes. Le sémantisme principal est celui de “fille”: on passe de “jeune fille” à “servante”, de “servante” à “fille débauchée”, puis à “prostituée”. (…)
Pour JB, cette précision est importante en ce que Sara, dans tous ses romans, lorsqu'elle parle des prostituées, emploie le mot flicka, c'est-à-dire, littéralement: fille. Que Pierre Guiraud définit plus tard ainsi: "Le mot injurieux par excellence pour désigner une femme qui fait métier et marchandise de l'amour — si injurieux que les femmes légères elles-mêmes, les drôlesses du quartier Breda, s'en servent en parlant de leurs pareilles qui font le trottoir au lieu de faire le boulevard."
De deux choses l'une, donc: soit la langue suédoise fonctionne sur le même principe dénominateur que la langue française, soit Sara fait exprès d'employer justement ce terme-là. Ou bien les deux, d'ailleurs. De plus, dans ce roman, Darling River, où le personnage Guiraud est précisément une mineure, donc une "jeune fille" telle que Pierre Rigaud et le lexique la qualifient, dans la mesure où Darling River est une fiction sur le personnage de Dolores Haze et ce faisant une réponse à Nabokov et au regard qu'il porte dans Lolita sur la fille et la femme en général, la précision de Pierre Guiraud prend une importance plsu que jamais fondamentale dans l'économie de la traduction.
JB poursuit sa lecture:
Cette dévalorisation de la femme — conséquence de son aliénation — est un fait culturel considérable. Sans poser ici ce problème, on peut observer que la femme est un bien de consommation de très faible valeur; des centaines de millions d'homme par le monde, après une gamelle de haricots ou une calebasse de manioc, ont le choix — pour leurs derniers centimes, cents ou centavos —, entre un cigare, un verre de gnole, un ice-cream ou une femme.
Ces principes posés, qui forment tant l'arrière-plan sémantique que l'inconscient traductionnel du travail de JB, ce dernier peut passer à ce qui l'occupe et le préoccupe: trouver le mot aussi exact qu'adéquat.
Reprenons la synonymie que nous indiquait Jean-Paul Colin et voyons la pertinence, par rapport au contexte littéraire, des mots proposés.
• Une échassière est une "prostituée travaillant dans un bar". Certes. Non seulement le terme semble vague, mais Pierre Guiraud précise qu'il s'agit d'une "fille publique, habituée des hauts tabourets de bars" et que, de surcroît, le terme est "synonyme de grue". On est en plein dans l'oblication sémantique et, qui plus est, le mot ne convient pas dans le contexte qui ne précise ne rien où ni comment ces servitriser (pluriel de servitris) travaillent. Exit l'échassière.
• Une siroteuse est une "prostituée qui attend le client aux terrasses de café". Ce n'est pas le cas dans le roman puisque les filles sont à l'intérieur du bar. Exit la siroteuse.
• Une verseuse est "une serveuse de café qui se prostitue". Elles ne le sont pas non plus dans le roman. Exit également la verseuse.
Reste par conséquent l'entraîneuse, qui travaille pour la tenancière, également appellée mère abbesse ou mère maquerelle. Quoi qu'il en soit, les doutes de JB ne sont toujours pas dissipés.
Aussi, comme la lexicographie ne l'a pas aidé, il décide de se rabattre sur le linguistique. Il commence par vérifier le terme suédois de servitris, dans sa signification comme dans son usage. Le Dictionnaire de l'Académie suédoise n'indique pas de connotation sexuelle au terme ni d'un quelconque sémantisme qui lierait le mot à la prostitution. Une servitris est une serveuse, point à la ligne:
"Concerne une femme qui a comme profession de servir", définit le dictionnaire Puis: "Dans un café ou un restaurant ou tout autre endroit, femme qui prend soin [des clients], plus généralement: femme qui assure le service." Et il en va de même en français: aucun des dictionnaires que possède JB ne donne le sens qu'il aimerait pourtant trouver.
Néanmoins.
Quand JB tape dans gougueule servitris + prostituerad (= prostituée en suédois), le moteur de recherche lui recrache de nombreuses réponses qui vont dans son sens. Voire. Il l'invite à lire un article sur deux "bordels" créés à Stockholm en 1838:
Et que signifie le titre? Bingo! Et c'est JB qui souligne:
Prostituée, de mauvaise vie — ou simplement serveuse?
Et la journaliste Åsa Blomstedt de nous expliquer:
Dans les fumoirs de la ville, deux femmes étaient souvent employées: l'une se tenait au comptoir pendant que la seconde conduisait les clients au fond de l'établissement. Dans de nombreux cafés et auberges, la quantité de serveuses était anormalement élevée et il est fort probable qu'une proportion importante travaillait comme prostituées.
La serveuse gagne lentement du terrain aux dépens de l'entraîneuse…
Mais, si on s'enfonce dans la linguistique, l'analyse dite synchronique évolutive (ainsi que l'a théorisée le grand linguiste français André Martinet) nous est-elle d'un quelconque secours? Et comment!
Car que veut dire aussi service en français?
C'est toujours Pierre Guiraud qui nous renseigne grâce à son Dictionnaire érotique:
SERVICE 1° “coït”, faire service, servir “coïter”; serviteur “amant d'une femme”, “godemichet” - 2° service (faire le) “faire jouir un homme”, servir un homme “le faire jouir”.
Et, après les citations, Pierre Guiraud nous indique le contexte (et c'est encore une fois JB qui souligne):Le service d'amour (tout platonique) est un des principaux thèmes de la rhétorique courtoise. Il s'adresse, évidemment, à la femme; son objet étant la reconversion de la relation traditionnelle qui fait de cette dernière la servante de l'homme. C'est pourquoi servir signifie “faire la cour à une dame” (XIIIe-XVIIIe siècles). Le sens 1° n'est que la concrétisation érotique de cette relation morale. Au sens 2° — qui est moderne — la femme redevient une simple servante.
Pourquoi JB a souligné "faire la cour". Car quelle phrase emploie Sara Stridsberg dans le long paragraphe en question, où elle parle de ces serveuses qui n'ont qu'un rêve: quitter le bar où elles ont échoué et rejoindre Los Angeles?
Bingo et rebingo et rerebingo:
(…) toutes les serveuses y compris Dolores étaient convaincues qu’elle s’était enfin mise en route pour rejoindre Los Angeles, flanquée de ce chauffeur poids lourd qui lui faisait une cour assidue depuis un certain temps.
Comme cependant JB procède toujours à de multiples vérifications, il va consulter ses dictionnaires. Il regarde dans le Dictionnaire du moyen français (DMF) et, de fait, le cinquième sens du mot service est le suivant:
5. "Devoir rendu à la dame ou au dieu Amour" : Trop m'est amer vostre service, Amours (Au grey d'amours F.-H., c.1400-1500, 230). ...d'ou sont venues les grans vaillances, les grans emprises et les chevalereux faiz de Lancelot, de Gauvain (...) sinon par le service d'amours acquerir et eulz entretenir en la grace de leurs tres desirees dames ? (LA SALE,J.S., 1456, 9). ...pensant que se elle pouoit par bonne façon en son service l'acquerir, que elle le mectroit bien a son ploy (LA SALE, J.S., 1456, 13). Mais qui est la dame telle que vous dictes, qui vouldroit mon service, et amer un tel que je suis ?(LA SALE, J.S., 1456, 34). ...jasoit qu'il soit marié, si n'est il pas pourtant du gracieux service d'Amours osté (C.N.N., c.1456-1467, 80). Ung tresgracieux gentilhomme, desirant d'emploier son service et son temps en la tresnoble court d'Amours (...) donna cueur, corps et biens a une belle damoiselle (C.N.N., c.1456-1467, 252). Tant de gens de bien vous ont offert leurs services et vous les avez tous reboutez ! (C.N.N., c.1456-1467, 345). Ainsi fut le pouvre amoureux curé salarié du service qu'il feist a amours (C.N.N., c.1456-1467, 495). | ||
- [Dans un cont. grivois] : ...par avant et depuis n'avoit celuy des deulx qui ne luy fist tres voluntiers service. (C.N.N., c.1456-1467, 254). | ||
- [P. antiphr. iron.] : ...nostre bon chevalier de Flandres va commencer son service et luy dit tant de villanie qu'on ne pourroit plus [Elle vient de le trahir] (C.N.N., c.1456-1467, 345). |
En revanche, tous les dictionnaires modernes ont évincé ce sémantisme de l'amour. Tout juste le Robert historique de la langue française nous explique-t-il que "par analogie, servir à une dame (vers 1165), puis servir une dame (vers 1175), c'était être son chevalier servant, fidèle et dévoué." Au-delà de cela, tous les dictionnaires anciens (de l'Académie ou pas) et les dictionnaires d'argot (Delvau, Rigaud, Esnault) ignorent l'acception sexuelle.
Tous? Pas vraiment. Le Littré semble en effet soucieux de rappeler cette signification entre-temps tombée en désuétude et lui donne, comme le DMF, son cinquième sens:
Enfin, le Glossaire érotique de la langue française : Depuis son origine jusqu'à nos jours de Louis de Landes (1832) s'en souvient lui aussi, semble-t-il avec effroi:
Comme on le voit, et tant pis si ce sens est aujourd'hui oublié, le service désigne bel et bien l'acte sexuel. L'analyse synchronique évolutive du terme service va marquer de son empreinte l'inconscient sémantique de son emploi contemporain. Le mot serveuse couvre dès lors tout le champ lexical donné par Sara Stridsberg: la femme qui assure un service à un client, l'acte sexuel qu'elle fournit dans le cadre d'une transaction commerciale, la prostituée travaillant à l'intérieur d'un bar.
Mais justement, c'est le mot serveuse et non service qu'emploie Sara. Qu'à cela ne tienne! JB va chercher les acceptions de serveuse en lui adjoignant le terme prostituée dans gougueule et, même s'il ne s'agit que d'une recherche quantitative, il obtient, n'empêche, 33 500 occurrences. C'est dire. Et Wikipédia précise dans son article consacré à la prostitution:
Voilà.
JB a résolu le problème.
La prochaine fois, JB dira tout à ses petits amis de la rivette et de la michette; le premier terme désignant l'homosexuel masculin en même temps que la prostituée, le second terme qualifiant pour sa part la cliente d'une prostituée.
Babaille!
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