(…) les meubles se transformaient en corps morts demeurant dans l’expectative.
Et ce mot, expectative, l'étonne doublement car il lui fait immédiatement repenser au morceau de Hortense Ellis qu'il a réentendu hier soir, Unexpected Places, sans doute à peu peu près au même moment, et qu'il a écouté d'une oreille neuve, non sans se pâmer devant ces quatre minutes et dix-sept secondes de nostalgie revigorante.On écoute d'abord Hortense puis on reparle tant de sa chanson que du mot:
Avec son orchestration dub (normal, Unexpected Places sort en 1978) basée sur les effets d'écho musical, le morceau a connu trois enregistrements différents, nous indique le site consacrée à la chanteuse décédée en 2000 d'une infection à l'estomac, sœur d'Aston Ellis et mère de… quatorze (14!) enfants, nous précise le quotidien Jamaica Gleaner dans sa nécrologie. Et discogs d'insister:
Hortense's biggest commercial success came in the late seventies with a song cut for Augustus "Gussie" Clarke. "Unexpected Places" was a big hit in Jamaica and was released in Britain on the Hawkeye label.
Mais la chanson est en réalité une reprise. Eh oui…
Et qui la première l'a chantée? JB le donne en mille à tous ses petits amis… Puisqu'ils ne le croiront jamais.
Kim Carnes.
Ouiii: Kim Carnes et sa voix cassée comme si elle avait fumé trois paquets de cigarettes par jour pendant trente ans, une demi-décade avant qu'elle ne chante Betty Davis' Eyes. Sorti en 1976 et intitulé Love Comes from the Most Unexpected Places, le morceau a ce son hyper 70 avec ses violons dégoulinants et on peut l'écouter ici.
Quoi qu'il en soit, les paroles sont magnifiques et constituent aussi une belle réponse à l'énervement d'hier rapport à la Saint-Valentin, qui nous rappellent cette lapalissade qu'on a tendance à trop oublier, à savoir que l'amour arrive au moment le plus inattendu et dans les endroits plus insoupçonnés. Mais elles sont aussi d'une insondable tristesse car Kim Carnes, et Hortense Ellis derrière elle, chantait:
Love comes from the most unexpected places
A love song on the radio you never heard enough of
In bars that thrive on loneliness
Where people sell their sorrow for your time
They take the love that they can find
And if love takes them in
They take the love that they can find
And hope it comes again
Aïe aïe aïe…
Et on en arrive, en faisant se succéder les adjectifs quasi synonymes inattendu et insoupçonné, unexpected en anglais, au mot dont JB s'étonnait en début de post. To expect se traduit par attendre, est emprunté au français, et notre substantif expectative, porte le souvenir de cette filiation. Etymonline nous explique comment s'est effectué l'emprunt:
C'est donc le participe présent expectant que l'anglais a subtilisé au français. De fait, en moyen français, on employait le verbe expecter et le substantif expectation pour désigner l'attente:
EXPECTER, verbe | FEW III exspectare | |
I. - Empl. trans. "Attendre" : Ton Filz seray mesouen expectant, Devotions et jeunes exerçant Et aulmosnes (Myst. Incarn. Nat. L., t.1, c.1454-1474, 331) | ||
- Empl. abs. : ...Allés au lieu ou il appert Que ces seigneurs sont expectans (MOLINET, Myst. st Quentin C., c.1482, 73). | ||
II. - Part. prés. en empl. subst. "Celui qui attend" : ...plus et plus lui commençoit à apesandir le coeur et à sambler qu'en ceste matère droit-cy pouvoit avoir un dangereux fardeau à porter et que mal s'en pouvoit continuer le chose que l'issue n'en fust difficile aux expectans. (CHASTELL., Chron. K., t.3, c.1456-1471, 203). |
EXPECTATION, subst. fém. | FEW III exspectare | |
[T-L : expectacïon ; GD : expectation ; GDC : expectation ; FEW III, 319b : exspectare] | ||
A. - "Attente" | ||
- En expectation de + inf. "En attente de" | ||
B. - "Espérance, ce qui est espéré" | ||
- "Ce qui est espéré par grâce expectative" : ...non obstans quelxconques reservacions generales ou especiales de quelconque personne que ce feust, defenses, expectacions ou graces (FAUQ., I, Pièces diverses, 1418, 86). |
Non seulement le verbe a disparu du français moderne, mais le substantif est, souligne le Robert historique de la langue française "devenu littéraire et rare". À l'origine, le mot désigne, plus encore que l'attente, "l'attente d'une chose qui peut arriver". On retrouve dans la valeur du mot le sémantisme du regard puisque le racine latine (le verbe spectare) nous a donné spectateur. Autrement dit, expecter, c'est grosso modo regarder dans le lointain pour y apercevoir ce que l'on attend et dont on souhaite l'arrivée. Il y a donc une idée de languissement, de désir. Quiconque expecte, “aspire à”.
Et cette acception de l'élan, quand bien même il ne se produit que par la pensée, du mouvement qui nous porte vers quelque chose est aussi à la base du verbe attendre.
Puisque, en moyen français (JB serine ses petits amis depuis un mois avec cette histoire de moyen français, mais les linguistes et lexicographes soulignent que 40% du vocabulaire du français moderne provient du moyen français), attendre, c'est avant tout tendre vers et c'est ensuite attendre, patienter:
ATTENDRE1, verbe | FEW XXV attendere | |
[T-L, GD, GDC : atendre ; FEW XXV, 705 : attendere ; TLF III, 836b : attendre] | ||
I. - [Idée de tension (active) vers qqc., d'attention portée à qqn ou qqc.] | ||
A. - "Tendre vers qqc." | ||
1. Attendre qqc. "Faire des efforts en vue de parvenir à qqc." | ||
2. (S'attendre à/en qqc.) "Tendre ses efforts vers qqc, aspirer à qqc., s'appliquer à qqc." | ||
3. [D'une chose] "S'étendre à, se communiquer à qqn" | ||
B. - "Prêter attention à qqn/qqc." | ||
1. Attendre qqn. "Prendre qqn en considération, faire attention à qqn" | ||
2. (S')attendre à/en/envers qqn. | ||
3. Attendre qqc. | ||
4. Attendre à qqc. "Faire attention à qqc., veiller à qqc., s'occuper de qqc." | ||
5. (S')attendre à/en qqc. | ||
II. - P. ext. [Idée plus passive d'attente] | ||
A. - "Être en attente de qqn/qqc." | ||
1. [Le lieu où se fait l'attente est souvent implicite] Attendre qqn | ||
2. [L'objet de l'attente n'arrive pas, ne se manifeste pas à un endroit précis] Attendre qqc. | ||
3. Attendre à | ||
B. - "Prévoir qqc. (de défavorable), espérer qqc., compter que qqc. arrivera" | ||
1. Attendre qqc. | ||
2. S'attendre à qqc. "Compter que qqc. arrivera" |
Et, insiste le Robert historique de la langue française, le verbe attendere en latin, dont en dérivé notre attendre français, c'est d'abord “porter attention à”, c'est être vigilant et agir en conséquence car au final, ce que l'on désire se produira. Le Robert poursuit son analyse synchronique évolutive en rappelant:
Une extension ancienne (vers 1160) correspond à “compter sur (une arrivée, un événement)”. Ces valeurs donnent lieu à une phraséologie: en attendant, attendre de pied ferme, et aussi à la construction s'attendre à… (1601).
L'étymologie des deux verbes nous offre une belle métaphore en ce mardi matin.
Car dans les deux cas, l'attente n'est ni vaine ni régressive. Attendre et expecter sont des verbes inchoatifs, comme on dit en linguistique, c'est-à-dire qu'ils traduisent un mouvement. Contrairement au sens moderne du substantif expectative qui porte l'idée d'une réalité statique (pour preuve, on dit rester, demeurer dans l'expectative — avec par surcroît la préposition dans qui renforce l'image qui nous voit sinon englués en tout cas figés dans une situation), les sémantismes d'attendre et d'expecter nous projettent vers quelque chose, nous poussent à passer à l'action, à ne pas être passif. Ils sont aussi porteurs d'espoir en ce que quelque chose va arriver, de même qu'ils nous poussent à la vigilance, ils nous invitent à observer le paysage, à scruter l'horizon car, comme dans Barbe-Bleue ("Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir?") ou chez Jon Fosse ("Nokon kjem til å kome = Quelqu'un va venir"), si on regarde bien, on verra surgir celui ou celle dont on souhaite la venue. Si on regarde bien, notre désir finira par apparaître.
Bien sûr, dit comme ça, ça fait un peu méthode Coué. Mais on s'en fiche un peu au final. On n'est ni mieux ni pire que le péquin moyen et nous aussi on veut que nos désirs soient exaucés.
Et c'est sur cette note optimiste (et naïve?) que JB souhaite une belle journée à tous ses petits amis.
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