mercredi 25 mai 2011

Sidérant, stupéfiant, pétrifiant: médusant!

Et JB, aujourd'hui, dans sa traduction, corrige un abasourdie en: médusée. Il se dit que, dans un roman pour enfants dont le personnage est une petite fille de 10 ans, abasourdie est un poil trop soutenu.
Bon.

Ceci fait, il s'arrête un instant sur cet adjectif:
médusé
Pourquoi médusé?
Médusé comme la méduse?
Mais laquelle?
Cette méduse-ci (que JB ne prend pas au hasard, il y reviendra)?


Ou cette méduse-là (que, là encore, JB ne choisit pas par hasard)?


Quel est le rapport entre, d'une part, l'adjectif dont le TLF nous explique le sens:
Médusé, -ée, participe passé et adjectif. Synonymes: ébahi, sidéré, stupéfié.
… et, d'autre part, l'animal marin et la Gorgone?

Il ne faut pas avoir inventé le fil à couper le beurre linguistique pour, à la vue de ces images, comprendre l'analogie. Ce que le TLF nous confirme en parlant de "analogie de forme avec la chevelure de Méduse". Le Robert historique de la langue française poursuit l'explication (et c'est JB qui souligne là où cela a un intérêt particulier pour l'analyse du jour):
MÉDUSE, n. f., terme de zoologie, est issu (1754) du nom propre Méduse, emprunt, par l'intermédiaire du latin Medusa, au grec Medousa, nom d'une des trois Gorgones, la seule qui soit une mortelle, et dont la tête hérissée de serpents a fourni une comparaison avec les tentacules de l'animal marin. Méduse était aussi caractérisée par sa laideur épouvantable et son regard qui avait le don de pétrifier quiconque osait la regarder. Le nom de Medousa est le participe présent féminin de medein “songer, être préoccupé” qui se rattache à la racine indoeuropéenne °med- (cf: médiéval, méditer, mode, etc.). Elle est donc proprement “celle qui médite” (d'après la fixité de son regard). (…) L'allusion mythologique originelle est toujours présente en français [outre pour désigner l'animal marin, JB] dans l'expression tête de Méduse, qui s'emploie en parlant d'un être, d'un concept, qui frappe de stupeur et d'épouvante, et avec son dérivé méduser (confer ci-dessous).

Si les petits amis de JB veulent bien, on va s'arrêter pour faire deux commentaires.
1) Pour JB, qui a présenté l'an passé quelques méduses sur le blog tatoué et fumeur (il laisse à ses petits amis le soin de les retrouver — comme dans les devinettes: "Une méduse est cachée dans ce dessin. Sauras-tu la retrouver?"), à commencer par celle sur le tableau reproduit supra, à savoir La tête de Méduse, peint par Rubens en 1618 — pour JB, donc, qui a vécu l'année 2010 comme il l'a vécue, c'est de l'or en barre cette étymologie. C'est de l'or en barre ce lien étymologique entre, non pas entre la mode et la réflexion (ça, il s'en fiche un peu sinon pour en ricaner), mais entre le médical et la méditation.
Et, plus d'un an après, il se demande dans quel sens s'effectue l'interaction, le rapport d'interdépendance (un peu comme la poule et l'œuf). JB ne veut surtout pas croire que la réflexion suscite l'infection ni l'affection. Mais il peut confirmer que le médical ou la maladie provoquent la méditation, pas du tout transcendantale ceci dit.
Voici qui est posé, en passant.

2) Le regard fixe de Méduse pétrifie ses spectateurs qui en restent donc… pétrifiés, stupéfiés, ébahis, abasourdis. La synonymie ne nous confirme pas autre chose:

Donc, quand JB change son abasourdie en médusée, il est parfaitement raccord avec le sens tant norvégien que français.
Ceci posé, l'adjectif vient-il de la figure mythologique?
Oui, mon capitaine! répond cette fois encore le Robert historique de la langue française quand on le questionne:
MÉDUSER v. tr. (1607, rare avant 1838) conserve la valeur étymologique du nom grec et signifie “frapper de stupeur”; il est surtout courant au participe passé MÉDUSÉ, ÉE.


À ce stade de l'explication, deux questions se posent?
1) Pourquoi, en français, ce passage de la figure mythologique ou verbe? D'autant que le Robert et JB l'ont bien soulignée: le terme originel mythologique a connu une fortune lexicographique en français — et donc, de nouveau: pourquoi?
2) En a-t-il toujours été ainsi des occurrences du verbe méduser dans son emploi au participe passé, comme de nouveau le Robert et JB l'ont souligné? D'autant que nous avons des étymologies étranges: un terme apparu en 1607, mais "rare avant 1838". Haha, fait JB perplexe. Il… médite un peu et se redit: Haha… 1607? Et la peinture de Rubens qui date de 1618… Hum. N'y a -t-il pas un lien entre la peinture de Rubens et le verbe?
Non, mon capitaine.
Mais il y a bien un lien entre la peinture en général et la vulgarisation dans le langage du verbe méduser.

Si les petits amis de JB veulent bien (de toute manière, ils n'ont pas le choix), ce dernier va répondre d'abord à la deuxième question, laquelle à son tour répondra à la première.

JB, qui est le Saint-Thomas de la linguistique et ne croit que ce qu'il voit, va tout de même vérifier dans les dictionnaires. Aucune méduse ni mythologique ni animale dans le dictionnaire de Richelet (1680), ni dans celui de Furetière (1690). Quant à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1751-1772), elle ne mentionne que la gorgone.
Déjà, à ce stade, JB se demande où diable les linguistiques et lexicographes tiennent donc leur datation de 1607… Si elle s'avérait, un puriste comme Richelet et ce cher Furetière l'auraient inclus.

Néanmoins, si JB consulte les dictionnaires du XIXe siècle sur la base Gallica de la BNF, il se rend compte que, et il répond ainsi à la seconde question, non, l'emploi "courant" de médusé ne l'a pas été autant qu'on le croit.

On commence en 1839 avec le Dictionnaire étymologique, critique, historique, anecdotique et littéraire de François Noël, qui nous dit… abasourdi par cet emploi:


JB adooore cette définition pas du tout partisane! Ceci dit, le Nouveau dictionnaire universel de Maurice La Châtre, paru entre 1865 et 1870) copie à peu de choses près les mots de Carpentier:


Mais il ne faudrait surtout pas oublier Louis-Nicolas Bescherelle qui fait paraître en 1845 son Dictionnaire Universel, dont Wikipédia nous précise qu'il s'agit du "dictionnaire majeur du XIXe siècle". Et si l'homme était un éminent grammairien, on constate qu'il n'était guère un lexicographe de vision puisque méduser est non seulement "pass[é] dans la conversation", mais devenu définitivement littéraire.


Et si les précédentes étaient une copie du Bescherelle, que précise Louis-Nicolas et qu'oublient les autres? Bingo! Qu'il s'agit d'un… "néologisme"!

Mais pourquoi, bon sang de bois, le verbe est-il déjà "plus de mode" alors qu'il n'a été jusqu'à présent recensé par aucun dictionnaire et que Bescherelle le considère comme un mot nouveau? Nous sommes au XIXe siècle et non au XXe-XXIe siècle, où les Robert et Larousse mettent un point d'honneur à intégrer dans les révisions annuelles de leurs ouvrages respectifs les néologismes. Autrement dit: qu'a-t-il donc bien pu se passer? D'autant plus que, on s'en souvient, le Robert historique insistait pour dire que le verbe était "rare avant 1838". S'il est rare avant cette date, il ne peut guère être passé de mode, voire être tombé en désuétude un an après et être tout en même temps "néologisme"!

L'excellent Dictionnaire analogique de Prudence Boissière (publié en 1862 — et JB souhaiterait qu'on en fasse un pareil aujourd'hui) intègre le verbe méduser, qu'il range dans la catégorique horreur, ce qui nous donne une confirmation définitive du sémantisme une une piste vers l'étymologie précise:


Pierre (Larousse), avec son Grand dictionnaire publié entre 1866 et 1878, publication qui fera date comme chacun le sait, répète à son tour qu'il s'agit d'un néologisme, mais évacue (merci!) les éléments partisans et péjoratifs:


Émile (Littré) travaille à la même époque (1872-1877) sur son Dictionnaire de la langue française et adopte la même position lexicographique:


Enfin, si le verbe méduser entre dans le Dictionnaire de l'Académie lors de sa 8e édition (1932-1935), il est tout de même présent dans la 7e (1881), mais dans la partie "complément". Et force est de constater que c'est le premier ouvrage à intégré le fameux participe passé, temps dans lequel le Robert le qualifiait de "surtout courant". Pour une fois, et c'est tellement rare qu'on ne peut que le saluer, l'Académie sera à la pointe lexicographique.


Juste après, le Grand dictionnaire des rimes françaises de Morandini d'Eccatage (1886) le qualifie de "familier". Donc de "plus de mode" à "néologisme", en même pas 40 ans (soit… allez… 3 secondes en linguistique), il est devenu "familier". Et, deux ans plus tard (1888-1889), le Dictionnaire français illustré de Larive et Fleury l'intègre également. JB n'indique pas cet ouvrage par hasard parce que c'est dans ses pages qu'il a trouvé la gravure des méduses montrée plus haut!



Les petits amis de JB, il le sent, commencent à s'impatienter.
Pourquoi est-ce qu'il nous bassine avec ça?
Pour montrer une chose:
Comment, parfois, dans la lexicographie, un jugement, une erreur, vont être commis à un moment donné de l'histoire et répétés à l'infini sans que quiconque ne songe à vérifier leur véracité ou à revenir aux sources. Puisque c'est ce que JB a fait.

Le Robert historique de la langue française avait raison quand il affirmait que le verbe méduser est "rare avant 1838". On trouve effectivement plusieurs occurrences et qui ont toutes trait à la période contre-révolutionnaire et aux guerres napoléoniennes. La plus vieille source qu'ait trouvée JB date de 1815 (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en ait des plus anciennes), elle est signée par, tenez-vous bien, le… marquis Jean Charles Alexandre François de Mannoury d'Ectot, dans son ouvrage, tenez-vous encore bien… Mémoire au Congrès de Paris, sur la proposition d'un contrat social européen, précédé de Réflexions politiques et morales sur les périodes révolutionnaires et napoléoniennes et sur la réorganisation du gouvernement français (ouf!). Et que dit-il, le Marquis? Ça:


Et, quasi 200 cents après, on voit que les "fourberies et jongleries d'État" n'ont guère changé. Mais c'est une autre histoire.
Ce que JB veut dire par là, c'est que, avant cette obscure date de 1838, le verbe méduser ne s'emploie guère que dans un sens politique, lorsqu'un État ou une armée, bref, une force, va endormir le peuple ou des soldats. Le sens est stricto sensu emprunté à l'action sur les spectateurs du regard de la Méduse. Victor Hugo, dans son ouvrage Actes et Paroles publié en 1875 (mais écrit antérieurement, confer plus bas) ne l'emploie pas dans un autre sens:


Et c'est là qu'on arrive peu à peu au dénouement de l'enquêtre lexicographique et étymologique.
Cette citation, JB l'a trouvée dans Note sur le néologisme chez Victor Hugo, un article (bourré de fautes d'orthographe!!!) écrit par un certain Edmond Huguet et publié en 1898 dans le tome 12 de la Revue de philologie française et de littérature. Et on voit ci-dessus qu'il y a un appel de note. Haha. Et que dit cette note?


1607.
1607.
1607.
1607? Et la peinture de Rubens date de… 1618! C'est pour ça? Il y aurait un lien caché, malgré tout? C'est dans ce même contexte?
Non, mon Capitaine!

1607, c'était la date fournie par le Robert historique. C'est aussi celle indiquée par le TLF:
Étymol. et Hist. 1607 (J. de MontlyardMythol., p.773 dans Gdf. Compl.), rare jusqu'au xixe siècle. Dérivé du nom propre Méduse (v. méduse); dés. -er.

JB fait trois recherches parallèles. 1) Retrouver l'ouvrage du fameux Delboulle (quel nom lui aussi!); 2) Savoir à quoi correspond le fameux H.D.T.; 3) Trouver le mot en question dans le Mythol. (que JB suppose être Mythologie(s???) de cet obscur de Montlyard.

Delboulle s'appelle Achille et l'histoire apprend à JB que c'est un lexicographe contrarié, qui s'est plaint que Émile Littré lui avait tout copié. Bon.
JB ne retrouve pas le Recueil des mots nouveaux de Delboulle, mais il apprend qu'il s'est agi d'un article, publié en trois fois dans la revue Romania. Il y a accès. Hélas, aucune trace de méduser. En revanche, il apprend que le H.D.T. n'est autre que le Dictionnaire général de la langue Française du commencement du XVIIe siècle à nos jours de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, qui dit:


Or donc, le TLF a la même étymologie que le H.D.T., renvoie à la même source (Delboulle, dont ils disent que l'ouvrage que JB ne trouvait pas est "à paraître", il n'a sans doute jamais paru à part dans la revue) — mais, mieux, le H.D.T. nous donne la phrase. Qu'on ne peut pas lire de 36 000 manières: il s'agirait d'un art qui, du fait de son aspect fallacieux, stupéfierait les spectateurs. N'est-ce pas?
Ceci reste encore à voir et à vérifier.

JB finit effectivement par trouver l'ouvrage de 1607 en question.
Il s'agit tout aussi effectivement de Mythologie, dont le sieur de Montlyard n'est pas l'auteur mais le… traducteur!!! Ça alors! Pour JB, c'est une perle. Il ne sait pas encore que c'est une mine, mais pour l'instant c'est une perle.
Mythologie est un ouvrage écrit en latin par l'Italien Natale Conti, qui revient sur les récits mythologiques grecs et est publié en 1551 1567. JB apprend au passage que cette somme (1000 pages!) va avoir un rôle considérable non seulement dans la relecture de la mythologie grecque, mais aussi dans l'éclosion de la Renaissance.
Mythologie a été traduit d'abord en… français. Par de Montlyard donc, Jean de son petit nom.

JB met énormément de temps à trouver sur la base Gallica le passage en question. Et il ne précise pas cela par hasard car ça a une importance considérable dans cette enquête étymologique. Mais, comme JB est teigneux comme un teckel et qu'il n'abdique jamais, il trouve. Il trouve d'abord sur gougueule livres un fac-similé de l'édition originale, publiée dans une republication de 1979, et qui ressemble à ça:


En voyant ça, JB se dit immédiatement:
Mais… Ce n'est pas un verbe! C'est un nom propre! C'est Méduse dont il est question ici. Oui. Il est question d'abord de Circé, ensuite de Méduse! Il doit y avoir une explication…
Et, en effet, il y en a une.

JB apprend qu'il y a eu quatre éditions de la traduction française: la première en… 1607; la seconde en 1611, la troisième en 1612 et la quatrième et dernière en 1627. Et à quoi ressemble le passage dans l'édition de 1607? À ça:


Est-ce que les petits amis de JB voient la différence?
Les deux figures mythologiques voient leur nom écrit non pas avec une majuscule mais avec une minuscule. Voilà l'erreur! Delboulle devait soit faire du crochet en lisant, soit faire des jeux avec son propre nom, ou autre chose — toujours est-il que ce qui n'est autre qu'une coquille, ou un oubli à la correction, ou encore une faute de composition, l'a induit en erreur et lui a fait croire qu'il avait sous les yeux la toute première apparition du verbe méduser.

Mais ce n'est pas tout. L'édition de 1611 non seulement recopie la faute mais en ajoute une autre, puisque l'espace après la virgule saute:


Il faut attendre l'édition de 1612 pour que les majuscules soient corrigées (mais pas l'espace après la virgule).


La dernière édition, de 1627, doit se baser sur le manuscrit de 1611, à preuve:


Pour JB, qui est traducteur littéraire, cette histoire est passionnante.
À partir de… mettons la fin du XVIe siècle, Jean de Montlyard traduit l'œuvre de Natale Conti publiée en 1567. Sa traduction est publiée en 1607. Est-ce lui qui a fait une faute d'orthographe? est-ce l'éditeur qui ne l'a pas lue/vue? est-ce enfin l'imprimeur qui s'est trompé? Quoi qu'il en soit, dans la chaîne du livre (comme on l'appelle aujourd'hui), il y a eu un raté. Or, 250 ans plus tard, un lexicographe croit voir dans cette erreur la confirmation de l'origine ancienne du verbe méduser. Sa publication sera lue et commentée et donc colportée et, 500 cents après la première publication, les lexicographes et les linguistes affirment toujours que la toute première occurrence du verbe méduser date de 1607…
JB trouve ça proprement… ahurissant, hallucinant, sidérant, stupéfiant, médusant!!!
Oui, voilà la vérité: médusant:

Médusant, -ante, part. prés. et adj., littér. Qui frappe de stupeur, qui méduse (supra A). Au centre de la trombe (...) une immobilité médusante naît de l'excès même de la vitesse (GracqBeau tén., 1945, p.113). Sous ces yeux médusants, il sent ses humeurs se solidifier (SartreSit. I, 1947, p.287). Il regarda ses camarades, son regard périssable rencontra sur eux le regard éternel et médusant de l'histoire (...), ils étaient les soldats fabuleux d'une guerre perdue. Statufiés! (SartreMort ds âme, 1949, p.69).

C'est médusant parce que cela sous-entend qu'une erreur ou une toute petite coquille peut avoir une influence considérable et inattendue pendant des années et des années. C'est médusant car toutes les personnes qui travaillent sur une traduction ont chacune une responsabilité hénaurme: traducteur, correcteur, éditeur, fabricant, imprimeur. Oui, comme JB le disait plus haut, c'est toute la chaîne du livre qui est concernée.

Avant de fermer le chapitre de la fausse étymologie du verbe méduser, il faut préciser deux choses.
Pourquoi Delboulle a-t-il mal lu?
On recopie le passage complet dans son édition de 1627 pour bien l'avoir sous les yeux (et les petits amis de JB constatent que chaque édition a une pagination différente, seconde raison pour laquelle il lui a été si difficile au départ de retrouver l'endroit exact du passage):


En fait, il y a trois erreurs.
1) Une erreur syntaxique.
Si on revient à la citation du H.D.T., les lexicographes rapportent que la phrase qui inclurait le verbe méduser en question serait "Art trompeur (…) qui méduse (…)". Si on fait une analyse grammaticale, "art trompeur" serait le sujet et "qui méduse" le verbe (certes dans une subordonnée relative). Or il n'en est rien. La phrase introduite par "art trompeur" n'est autre qu'une phrase exclamative, sans verbe, avec une "absence de copule", nous précise (p. 511) le Grevisse, propre au "style oratoire". Tout ce qui suit après cette phrase exclamative, donc y compris le "qui méduse", se rapporte à une autre phrase.

2) Une erreur de grammaire.
Delboulle s'est trompé sur la nature du pronom. Il l'a pris pour un pronom interrogatif alors qu'il s'agit d'un pronom relatif. L'erreur est facile à faire, nous allons voir pourquoi. Si on reprend la phrase et qu'on en élimine les incises, cela peut donner ça:
Qui Circé, qui Méduse (…) penses-tu surmonter nature par tes feux?
Or le verbe est conjugué à la seconde personne du singulier, le tu figure même en bonne place! On ne peut a priori pas faire l'erreur, on ne peut pas croire que ce tu s'adresse à Circé et à Méduse. Qui plus est, il y a bien une incise, et c'est elle qui également renseigne sur le sens de cette phrase, il est vrai, à la décharge de Delboulle, très compliquée. Enfin, il y a une minuscule après le point d'exclamation, et non une majuscule.

De fait, par qui, il faut entendre le pronom relatif quelle:
Quelle Circé, quelle Méduse (…) penses-tu surmonter nature par tes feux?
Toutefois, on peut aussi entendre et lire qui en tant que pronom interrogatif:
Qui de Circé, qui de Méduse (…) penses-tu surmonter nature par tes feux?

Le Grevisse confirme notre intuition et nous explique, page 916:
L'emploi de qui comme objet direct est une survivance de l'ancienne langue, où qui (d'abord cui) s'est employé avec cette fonction. Ce maintien s'explique sans doute par une analogie avec le pronom interrogatif qui, lequel sert d'objet direct, notamment dans l'interrogation indirecte: Je vous demande QUI vous prendrez avec vous.
Et les grammairiens belges Grevisse et Goosse d'insister pour dire que "la confusion apparaît très tôt", c'est-à-dire déjà en ancien français.


Et ce cafouillage se fait d'autant plus que, quelques pages plus tard, les mêmes grammairiens nous expliquent (p. 938) que le pronom interrogatif qui peut aussi désigner un neutre, c'est-à-dire le non-humain (animaux, concept, etc.). Même si cet emploi ne concerne plus que la langue littéraire, un exemple tiré du Mythe de Sisyphe d'Albert Camus est assez éclairant pour l'explication commise par Delboulle (et c'est JB qui souligne): "QUI de la terre ou du soleil tourne autour de l'autre, cela est profondément indifférent."
Les grammairiens vont plus loin en expliquant que, et la boucle étymologico-grammaticale est alors bouclée:
Qui neutre a été courant jusqu'au XVIIe et même jusqu'au XVIIIe siècle:
Je ne sçay QUI je doibs admirer davantage / Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage (Corneille).


En d'autres termes, tout ceci sous-entend que le lecteur ou le traducteur (et donc: l'éditeur, le correcteur) doivent connaître leur grammaire sur le bout des doigts. Oui, JB sait, il est hystérique sur ce point très précis.
Vraiment?
Peut-être pas.
Par curiosité, il est allé vérifier l'original latin.
Or, mystère et boule de gomme, pas de trace ni de Circé, ni de Méduse…
Ça alors!
On s'en rend compte à l'œil nu, même sans comprendre le latin:


On voit que de Montlyard a respecté la ponctuation, mais on voit aussi que, après le fameux point d'exclamation, il n'y a pas de majuscule, ce qui signifie que nous sommes toujours dans la même phrase. Comme le veulent les règles grammaticales tant du latin que du français. Et c'est là, aussi, où Delboulle a dû se tromper: il a cru que c'était une nouvelle phrase. Et ça aussi c'est intéressant pour JB, car il a bel et bien remarqué dans l'exercice de son travail, lui qui parfois a recours à cette forme de ponctuation et donc de syntaxe, que certains correcteurs ont tendance à l'amender: ils lisent comme l'a fait Delboulle et veulent imposer une majuscule après le point d'exclamation ou d'interrogation selon les cas. On voit encore une fois les conséquences qu'une telle modification peut avoir.

Toujours est-il que, face à cet original latin, JB commence à se dire qu'il a en face de lui ce qu'on appelle en traductologie une "belle infidèle", c'est-à-dire une modification importante d'une phrase du texte original, effectuée par le traducteur pour la rendre plus "belle" en français. Le texte original est profondément transformé car le traducteur considère que c'est "mal dit", "moche" dans le texte original. Là encore, on voit quelles conséquences peuvent avoir les belles infidèles. Cette pratique était justement très courante à l'époque de de Montlyard, et ce, mettons jusqu'au XIXe siècle.

JB, qui veut être sûr de ce qu'il avance, va chercher d'autres traductions. Il trouve l'espagnole, qui confirme ses craintes:


C'est encore plus flagrant en espagnol. En fait, de Montlyard a voulu impérativement composer un poème en vers. Alors que l'original latin ne l'est pas (la traduction espagnole nous le confirme). Pour les besoins rythmiques, il a donc eu recours à des images: Circé et Méduse. De la même manière que cercueil est ajouté pour rimer avec œil (et ce, sans qu'il y ait dans le texte original le sémantisme de la mort, de l'ensevelissement), il a eu recours aux deux figures mythologiques, sans doute pour restituer ce que les Espagnols traduisent par "sirene perversa para los locos".


Cette énigme élucidée, JB peut tenter (il dit bien: tenter) d'en élucider une seconde et ainsi répondre à la première question:
Comment, et surtout pourquoi, la gorgone donne-t-elle naissance à un verbe? Pour quelles raisons méduse et ses dérivés ont-ils connu une fortune lexicographique en français qu'ils n'ont pas dans les autres langues? Y a-t-il des raisons psycholinguistiques? Sociolinguistiques?
Ni l'un ni l'autre, mon Capitaine!

Reprenons quelques points.
Le Robert historique nous indiquait bien que le verbe était "rare avant 1838" (ce que JB a montré à travers deux exemples, notamment celui du marquis, mais il en a plein d'autres à mettre en avant), et qu'il est "surtout courant au participe passé". De plus, JB a insisté sur un lien avec la peinture. De même qu'il a pris un exemple de 1815.
Alors?
Est-ce que les petits amis de JB ont une idée?
Oui? Non?
Qu'est-ce qui se passe au lendemain des guerres napoléoniennes?

Au lendemain des guerres napoléoniennes, en cette année 1815, la France est laminée et humiliée, occupée et saccagée par les Anglais et les Prussiens. Napoléon rentre en France, repart, est exilé. C'est soulèvements et changements de régime à répétition. Ça pue la revanche et le ressentiment, comme en Allemagne après 1918.
En 1816, la France fait partir une frégate du port de Brest pour rétablir sa souveraineté au Sénégal. Et il s'appelle comment, ce vaisseau? Alors? Aucune idée?
La frégate s'appelle… la Méduse.
La Méduse. Le naufrage de la Méduse. Le Radeau de la Méduse, la peinture de Géricault, qui date de… 1819:




L'histoire des suites du naufrage de la Méduse nous est racontée par nul autre que Pierre Larousse, dans ce même dictionnaire où il intègre le verbe méduser en indiquant bien qu'il s'agit d'un "néologisme". Comme il n'y avait pas assez de canots pour sauver tout l'équipage, on décide de confectionner à la va-vite un radeau sur lequel 150 hommes flotteront. Or…



Pierre Larousse continue son histoire et, là, les petits amis de JB doivent faire très attention aux mots que le lexicographes emploie. JB en a souligné certains en bleu mais il y en a d'autres.



JB reprend: "Épouvantable drame", "épouvantable événement", "scène terrible et navrante", "scène d'horreur", "cri d'horreur", "supplice surhumain". "Toute la France put admirer" le tableau. Et non seulement ça, mais les libéraux pointent les officiers, royalistes, incapables d'entretenir la flotte française, tant et si bien que Louis XVIII est contraint de dissoudre la chambre au mois de septembre 1816. Non seulement le naufrage est stupéfiant (donc: médusant), mais les événements politiques qui vont suivre le sont tout autant. Et cela continue avec la peinture de Géricault. Tout cela est "monstrueux, horrible", comme l'expliquait Boissière dans son Dictionnaire analogique au verbe méduser. Mais cette "monstruosité" ne s'arrête pas là, comme le précise Pierre Larousse qui pourtant en a mis trois couches dans les superlatifs de l'"horreur" (c'est dire à quel point ça a dû choquer les esprits):



Et cette pièce, en quelle année a-t-elle été mise en scène?



Eh oui: en 1839. On se souvient que le Robert historique donne le verbe "méduser" comme "rare avant 1838". La boucle est bouclée.

Le sens politique et militaire qu'avait le verbe méduser très probablement pendant les guerres napoléoniennes (qui s'arrêtent donc en 1814), la situation du territoire français en 1815, le naufrage de la Méduse en 1816 et les troubles politiques consécutifs, la peinture de Géricault en 1819, le "drame" de Desnoyer et Dennery en 1839 — autant d'événements inextricablement liés qui ne peuvent que favoriser la fortune lexicographique du substantif méduse et la postérité du verbe méduser. Toute cette histoire a stupéfié les gens. Ces gens ont été stupéfiés tant par ces les enchaînements historiques, puis médusés par cette frégate Méduse qui ne cessait de revenir montrer son horreur, tout comme la gorgone Méduse était d'une "laideur épouvantable" et pétrifiait quiconque la regardait dans les yeux.

Médusant, non?

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