Il y a eu un silence. Puis il a dit :
— Qu’est-ce qui t’est arrivé en fait, Mattias ?
Bizarre de l’entendre dire ça. Ce qui en fait m’est arrivé. La question m’a aussitôt angoissé. J’ai senti mon cœur battre plus fort dans ma poitrine, j’ai eu peur que papa ne le remarque.
— Tu sais que la mer monte ? Tout le temps ? D’un centimètre par an. Je t’assure. Et le soulèvement des continents se poursuit à raison de 4 mm par an en moyenne. Ça ne s’arrête pas. Tu trouves pas ça effrayant ?
— Mattias.
— Et l’Islande est située au beau milieu de deux plaques continentales. C’est pour ça que l’activité sismique est si importante là-bas. Le pays peut se casser en deux n’importe quand. Ça t’arrive d’y penser de temps en temps ?
— Mattias. Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi tu parles comme ça ? Où est passé le Mattias que j’ai connu ?
Alors j’ai dit :
— Je crois qu’en fait je me suis un peu effondré.
© Johan Harstad pour le texte; © Jean-Baptiste Coursaud pour la traduction
© Gyldendal Forlag pour l'édition originale; © Gaïa Éditions pour l'édition française
© Gyldendal Forlag pour l'édition originale; © Gaïa Éditions pour l'édition française
Bon, évidemment, moi en tout cas je trouve ça superbe et ça me donne envie de pleurer. Mais ce n'est pas de ça que je voudrais parler. Non.
Je voudrais parler de ces digressions nécessaires qu'induisent la traduction. Je le disais pas plus tard qu'hier. Il y a dans ce passage des termes techniques. Il faut les vérifier puisqu'il ne faut pas faire d'erreurs. Donc je m'exécute. (Pan! – Hö!) L'erreur que j'aurais pu commettre aurait été de traduire, et tout le monde comprend ce mot, vulkanaktiviteter par activités volcaniques. Et ben non, raté. En français, on parle de activités sismiques. Première chose. Deuxième chose, nettement moins fastoche à trouver que la première. Il figure dans le texte norvégien le mot landheving. Ce qui, je me dis, veut dire à peu de choses près: soulèvement de la terre peut-être des terres. Mouais. C'est pas ça, hein. Donc je vais vérifier dans mon dictionnaire en ligne norvégien, mais sans trop y croire [les traducteurs littéraires du norvégien ont un accès gratuit (merci NORLA) à une base de dictionnaires qui est une mine: il y a le norvégien/norvégien, mais aussi le norvégien/français (pas terrible), le norvégien/allemand (franchement pas terrible), le norvégien espagnol (je sais pas trop, no parlo mucho bueno españolo) et le norvégien/anglais (im-pec-cab-ble!) dans les deux sens ; quand je cherche un mot, je regarde 1) dans le dico monolingue, 2) dans le dico norv/fran, 3) dans le dico norv/ang pour être bien certain de mon coup, ensuite j'affine le champ lexical du mot dans les dictionnaires monolingues français (Robert + expressions + synonymes) et vais vérifier les usages concrets du terme sur les sites internet]. Or donc, je vais chercher la signification de landheving dans le dico en ligne, sans trop y croire donc, et de fait, voici la réponse:
En gros: il n'y a pas d'abonné au numéro que vous avez demandé. Parfait. Dans ce cas on va aller voir wikipedia. C'est très pratique pour ça: vous choisissez le site wikipedia à partir du mot que vous avez. En l'espèce, je me mets sur le wikipedia norvégien, je tape landheving. Super, le mot apparaît et est référencé et expliqué. Ensuite, il suffit de regarder dans la liste des langues disponibles possédant un article équivalent, et on a la traduction du mot. C'est génial. Et c'est fiable à 80%, grosso modo. Une ultime vérification s'impose quand même, identique à celle dont je parlais au-dessus. Bon. Sauf que là, ça me donne des articles en allemand, anglais, danois, suédois, polonais, grec, etc. Mais pas français. Fy faen! Comme on dit en norvégien. En lisant cependant les explications, je me rends compte qu'il s'agit d'un phénomène géologique propre au Nord en général et à la Scandinavie en particulier. Une des raisons sans doute expliquant pourquoi il n'y a pas d'entrée en langue française. Comme j'ai un excelllllent (comme Coluche qui disait: Dans l'excellllllllent Libération…) dictionnaire danois/français, je vais le consulter. Voilà le résultat: landhævning (géol.) soulèvement (el. élévation) des continents (el. des masses continentales). D'accord. J'entends mais je ne comprends pas tout à fait. Donc je repars sur Google et je cherche le bon mot à partir des quatre combinaisons lexicographiques données par cet excelllllent Blinkenberg og Høybye (du noms des deux rédacteurs dudit dictionnaire). Et à force de chercher je tombe là-dessus, donc sur un numéro d'un magazine scientifique sur des questions géologiques:
Le réchauffement actuellement constaté de la planète autorise la construction de scénarios de remontée du niveau marin qui sont souvent présentés de façon simplificatrice. Notre planète a connu d'autres périodes de réchauffement qui ne sont pas attribuables à des causes anthropiques, et la situation actuelle est elle-même loin de pouvoir être ramenée à une cause unique. Le niveau marin relatif résulte de l'interférence des variations du niveau marin planétaire et des mouvements d'affaissement ou de soulèvement des continents: en Scandinavie par exemple, les rivages se soulèvent avec une vitesse qui peut atteindre 1 cm par an. En France, où le niveau marin s'élève, le mont Saint-Michel risque cependant l'ensablement.
(PS: c'est moi qui souligne)
Et voilà, j'ai trouvé mon mot. Landheving se traduit en bon français par soulèvement des continents.
Une épine de moins dans le pied.
Après, je m'intéresse à ce que dit le texte. Et c'est là qu'interviennent les digressions.
Johan fait dire à son personnage:
Le pays peut se casser en deux n’importe quand.
Ah oui? Je l'ignorais. Qu'il y avait des volcans toujours en activité, ça oui. Mais que l'Islande pouvait se casser en deux, alors là… Du coup, intrigué, je vais regarder, chercher, lire, je disais hier: m'instruire. Et de fait. J'apprends, à ma grande stupeur :l'île est toujours en train de croître (d'environ 2 centimètres par an).
2 centimètres par an? Mazette!!! Mais c'est énorme! Ça fait 2 mètres par siècle! Regardons pourquoi:Après, le bas de l'article indique qu'on peut suivre en direct les activités sismiques sur le sol islandais. J'adooore! Ni une ni deux, j'y vais. Bon. Au début c'est un peu ardu: tout est en islandais, je ne comprends pas grand-chose à l'islandais, et je tombe sur des schémas pas possibles, arides et abstrus. Mais à force de chercher, je trouve enfin la page en anglais du site de la météorologie nationale islandaise. Et là voici, cette superbe carte à l'heure pile à laquelle je l'ai consultée, qui indique les tremblements de terre qu'il y a eu dans le sol depuis les 48 dernières heures.
L'étoile rouge, là, dans le sud du pays, montre que, euheu, ça rigole pas, hein, ça pète sec dans le sous-sol… (Normal, c'est une étoile rouge…)
Moi ça me fascine des choses comme ça. Peut-être, sans doute, parce que à la base je n'y connais rien et je n'y comprends pas grand-chose. Et je suis fasciné de voir que des gens y comprennent quelque chose, qu'ils travaillent là-dessus, qu'ils surveillent, qu'ils nous expliquent. Hum. Ça doit être un réflexe atavique de communiste. Ça me rappelle les chiottes des trains polonais pendant la période pré-Chute du mur, où il y avait un grand panneau expliquant le fonctionnement technique du chiotte…
Ces digressions, elles sont nécessaires à plus d'un titre. Je pense, je suis convaincu que ce sont elles qui font les bonnes traductions de par les recherches qu'elles impliquent pour trouver le fameux "mot juste". Enfin, elles ont une fonction de soupape de sécurité: pendant un instant, en allant lire ce qui a priori est hors sujet, on sort de la traduction, on se repose, on voyage. On ne s'effondre pas.
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