lundi 2 février 2009

Sara & Antje

L'autre jour, Jörn lançait ce défi internettien un peu vain et demandait à trois lecteurs de son blog (pour preuve, l'un des trois a refusé de se soumettre à l'exercice) d'ouvrir un livre à la page 123, de compter 5 lignes et d'écrire les trois suivantes. Comme un bon petit soldat par trop docile, je me suis emparé du premier livre venu (vu que, hé!, j'en ai toujours à portée de main) et cet après-midi là, c'était celui de Sara. Et voilà que, pas plus tard que maintenant, je viens de traduire les trois lignes en question. Les voici:
Mais il y a aussi le grand le combiné noir, la désespérance et le sable qui te soufflent dans la figure et qui t’esquintent les yeux. Pendant ces conversations sa voix donne l’impression de se trouver dans un monde sous-marin. L’odeur : le sel, le fer, les mensonges, le menthol.
© Sara Stridsberg pour le texte original; © Jean-Baptiste Coursaud pour la traduction
© Albert Bonniers Förlag pour l'édition originale; © Éditions Stock pour l'édition française


Toutefois, en bon petit soldat décidément trop servile, j'ai décidé de faire l'effort d'aller chercher un roman allemand et j'ai choisi
Tupolew 134, ce magnifique roman d'Antje Ravic Strubel, sorti en 2004 et qui avait reçu un accueil très, mais alors très élogieux de la presse allemande. Je me souviens de l'avoir lu pendant les deux premières semaines de juillet 2005. Je logeais chez Volker & Udo, il faisait très chaud, nous prenions des bains de soleil (enfin, eux… moi j'étais à l'ombre) dans le petit jardin de la Weberwiese, juste à côté du premier immeuble de la RDA, oui, celui-là sur le frontispice duquel figure une phrase manuscrite de Bertolt Brecht. À intervalles réguliers, je lisais quelques passages à Udo tant j'étais fasciné par cette écriture qui, je m'en rends compte maintenant, n'est pas sans rappeler celle de Sara justement.
L'histoire se base sur un fait réel: le 30 août 1978, un avion de la LOT, reliant Gdansk en Pologne à Berlin-Schönefeld en RDA, a été détourné par des pirates de l'air (qui avaient pour seules "armes" des pistolets… en plastique!), exigeant du commandant de bord qu'il se pose non loin, à l'Ouest, à Tempelhof. Partant de ce fait divers, l'auteure a construit une fiction dans laquelle elle expose l'histoire de ces deux pirates de l'air: Lutz Schaper et Katja Siems. Le personnage principal est cependant cette figure étrange de Katja, que l'on suit depuis la fin de son adolescence jusqu'à l'âge adulte, jusqu'à ce qu'elle parte en Pologne avec Lutz, attendant la venue de son amant ouest-allemand qui… ne viendra jamais (pourquoi? il faut lire… désolé).
Ce qui est fascinant, pour nous lecteurs occidentaux qui avons si peu et/ou si mal connu la RDA, voire pas du tout d'ailleurs, c'est l'air de famille qui ressort de ce portrait. Katja grandit à Ludwigsfelde, non loin de Berlin, dans le Brandebourg. Et elle s'ennuie. Et cet ennui, c'est le nôtre, à tous, c'est cet ennui adolescent, la conscience épidermique, viscérale, de ne pas être à sa place, de ne pas être dans sa vie. Sauf qu'à la différence des personnages de Carson McCullers ou d'Arnaud Cathrine (qui ont si magnifiquement ourlé de tels personnages), Katja n'a pas la possibilité de quitter la RDA. La RDA, à l'époque, c'est un monde fermé, duquel il est difficile de sortir, même pour des vacances dans les autres pays de l'Est. L'auteure ne le dit pas, c'est moi qui le dis, mais c'est important à savoir. Tout ce que Katja dira de cette vie, sa vie, une vie qui sent le métal, la sueur, la graisse, comme une odeur de renfermé, de poussière, de vieux, mais pas seulement – une odeur qui était typique des pays de l'Est, qui n'existe plus aujourd'hui, mais que j'ai retrouvée par hasard en juillet 2007 à la gare ferroviaire de Sassnitz lorsque je prenais le ferry pour aller au Danemark, et c'était tellement étrange, presque 20 ans après la Chute du Mur, de retrouver une odeur que l'effondrement du Rideau de Fer avait emportée avec elle), et donc Katja dit: "Je n’ai plus envie de vivre comme ça." Et cette phrase constitue pour le lecteur la seule piste qui puisse expliquer qu'un jour elle en viendra à détourner un avion. De fait, si elle avait vécu ailleurs, à l'Ouest, elle aurait pris le premier train pour la capitale. Mais là, aller où?
La grande réussite de ce roman, qui est en cela une grande réussite d'écriture, une gageure littéraire, c'est tout du long de rendre Katja totalement inaccessible. Car c’est l’objet et l’objectif du roman : montrer un personnage dont on ne saura jamais rien, on aura beau l’interroger (ici, au sens propre, c’est-à-dire dans le cadre d’un interrogatoire), on aura beau recueillir les avis de ses proches, de sa famille, elle restera un mystère. On pourrait dire d'elle qu'elle est une créature apathique, aboulique, psychopathe si on prend le terme dans son acception la plus littérale. Il y a d'ailleurs cette phrase éblouissante de justesse une fois qu'elle a fait l'amour (car qui n'a pas, une fois dans sa vie, ressenti cela?): "Il est entré dans mon corps et il n’a même pas remarqué que je n’y étais pas, dans mon corps."
Voilà.

Et donc, retour aux fameuses trois lignes de la page 123 tirées de Tupolew 134 et laissées dans le blog de Jörn, ici en traduction française:
Il pense que les yeux de Katja scintillent. Sauf que, quand les symptômes du fantasme et ceux de l'amour se ressemblent, ce peut être dès lors un signe qui tend vers les deux à la fois. S'il prenait ça pour de l'amour, il aurait toutes les peines du monde à prétendre qu'elle ne l'aime pas; si au contraire il préférait le fantasme, il aurait identiquement toute latitude de n'y voir que du fantasme.

© Antje Ravic Strubel pour le texte original
© Jean-Baptiste Coursaud pour la traduction

© Verlag C.H. Beck pour l'édition originale

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