lundi 9 février 2009

Un instant d'effroi

Tout a commencé par cette traduction du roman de Johan:
LienJ’ai pensé à l’espace, je me suis dit que si je devais partir maintenant, mettons pour le milieu de la Voie lactée, et si j’y allais à la vitesse de la lumière, il me faudrait vingt et un ans pour y arriver, alors que NN, étendue dans son lit, serait forcée d’attendre trente mille années avant de me voir revenir.
Sauf que, personne ne voyage aussi vite.
Voilà à quoi je pensais quand j’étais triste.
Einstein veillait à ce que nous ne nous éloignions pas trop l’un de l’autre.

Réflexe de traducteur, je lis un mot dit "technique" et donc je vais vérifier (si j'emploie le bon mot, si la terminologie annexe est correcte, si ma représentation est la bonne, etc.) Et donc je lis: Voie lactée. Je vais dans Wikipedia vérifier la Voie lactée. Évidemment, comme je suis curieux, et en plus comme je n'y connais absolument rien en physique/chimie/mathématiques (non, pas la biologie: depuis, j'ai appris), bref, comme je suis une brèle en sciences, je lis. Ça m'intéresse. Je m'instruis. (Et bien sûr en attendant, piégé par ce réflexe capitaliste du rendement, je me dis que je ne traduis pas…)

Et là je tombe sur cette photo de la Voie lactée:
© NASA

Je continue de dérouler l'article. Et là, je tombe sur une autre photo, qui correspond à la Voie lactée et ses galaxies satellites:
© Richard Powell

Là, je suis littéralement pris d'un vertige. Accompagné de ce que les Scandinaves nomment si bien et sus i magen, une expression si difficile à traduire en français: une aspiration à l'estomac. Quand soudain on est pris de panique et qu'on a l'impression d'une aspiration au niveau du ventre.
Et donc, voilà: je vois cette photo et tout d'un coup la peur, la terreur s'abat sur moi par le truchement de cette question très triviale, très ordinaire, que se posent des millions de gens, que se sont posée des milliards de gens avant nous: mais qu'est-ce qu'il y a au-delà de notre univers? Et plus que ça, je me dis: si ça se trouve, il y a tout autre chose, une autre réalité – qu'est-ce qui me prouve que cette réalité est bien réelle et n'est pas une construction?
Cette question terrorisante, la toute première, il ne m'a pas fallu très longtemps pour en identifier l'origine. Il m'a simplement fallu tourner la tête sur la gauche, la relever vers l'étagère du haut de la bibliothèque et plisser les yeux vers les livres de cet auteur, puisqu'il s'agit de lui. En voici certains, du moins les plus vieux, auxquels je prête une certaine valeur bibliophile (à l'époque je courais tous les bouquinistes pour trouver les exemplaires des vieux livres publiés dans les années 70 aux éditions Champ Libre et chez J.C. Lattès, dans la collection Titres SF):


Oui, bien sûr: Philip K. Dick. Qui d'autre?
Cette terreur éprouvée, c'est la terreur que m'a transmise la lecture des romans et des nouvelles de Philip K. Dick, et sans doute la terreur qu'il a dû éprouver lui aussi. À l'époque, en 1990, pendant tout l'été 1990, j'ai dévoré l'œuvre de Philip K. Dick. Elle a failli me rendre fou. Vraiment. Mais c'est une autre histoire.
Cette terreur, c'est celle la réalité plurielle. Je me souviens d'une nouvelle de Dick (je ne sais plus laquelle) où une équipe attend le passage, mettons à 16 heures, du vaisseau spatial censé venir les chercher. Et ledit vaisseau arrive à 15h58, ils sont étonnés de cette légère avance mais ils embarquent à l'intérieur. À 16 heures pile arrive un second vaisseau… L'équipage attend, mais les hommes ne donnent pas signe de vie. Ces hommes, cette équipe qu'ils étaient venue chercher, a disparu. Le lecteur se dit que le premier vaisseau était un faux, une illusion, une hallucination, pour répondre un terme dickien. Mais après, on se pose, ou plutôt, il faut se poser la question inverse: et si c'était le second vaisseau, le faux?? Quelle est la vraie réalité? La réalité… réelle, si j'ose dire?
Dick n'aura de cesse de se poser ces questions qui forcément nous paraissent des questions folles, des questions d'aliéné. Justement, se demande-t-il: et si la vraie réalité n'était pas celle de l'aliéné? Voire: et si la réalité perçue par l'hallucination procurée par les drogues n'était pas la vraie réalité? Voilà aussi pourquoi les maladies mentales et les produits stupéfiants sont si présents dans l'œuvre littéraire de Dick, parce qu'ils ouvrent sur une autre réalité, une réalité parallèle.
Néanmoins, je voudrais surtout citer l'auteur, et cette citation est extraite de la nouvelle
Comment construire un univers qui ne s'effondre pas deux jours plus tard – un texte passionnant qu'on peut lire comme une clé nous ouvrant non seulement sur l'univers dickien, mais aussi sur l'écriture de science-fiction, mais aussi sur la perception philosophique, mais aussi sur la perturbation psychique :

(…) Et puis j'ai commencé à me dire: Peut-être chaque être humain vit-il dans un monde unique, un monde privé, un monde différent de ceux qu'habitent tous les autres humains, et dont ils font l'expérience. Et cela m'a amené à m'interroger: Si la réalité diffère d'un individu à l'autre, pouvons-nous parler de réalité singulière, ou devrions-nous en fait parler de réalités plurielles? Et s'il existe des réalités plurielles, certaines sont-elles plus vraies (plus réelles) que d'autres? Que dire de l'univers d'un schizophrène? Peut-être est-il aussi réel que le nôtre. Peut-être nous est-il impossible d'affirmer que nous sommes en contact avec la réalité et pas lui, peut-être devrions-nous plutôt dire: Sa réalité est différente de la nôtre qu'il ne peut pas nous l'expliquer et que nous ne pouvons pas lui expliquer la nôtre. Le problème dans ce cas, c'est que si l'on expérimente des univers subjectifs trop différents, il se produit une rupture de la communication — et c'est qu'est la véritable maladie.
1985, (excellemment bien) traduit par Emmanuel Jouanne, in: Le crâne, Denoël, 1986

Dick va bien évidemment plus loin en se demandant si l'être humain authentique existe vraiment dès lors que nous créons des êtres humains qui ne le sont pas…

Si je reviens à mon point de départ, à savoir le texte de Johan, ce roman qui est aussi un roman sur la maladie mentale, sur l'exclusion, sur la marge, sur le fait de se mettre soi-même en marge (mais en même temps: sur le fait de vouloir vivre, de ne pas mettre fin à sa vie, de vouloir vivre mieux, de vouloir accéder à une part de bonheur, si on y arrive), ce roman qui est aussi un roman sur l'espace, sur la science-fiction, sur la projection mentale d'univers lointains, différents du nôtre (le dernier roman de Johan n'est-il pas un roman de science-fiction), alors, alors c'est bigrement intéressant. Je veux dire: les parallèles sont troublants. Je ne cesse depuis un mois que je suis sur cette traduction, mais aussi sur celle de Sara, de montrer à quel point ces histoires se chevauchent, et peut-être n'est-ce pas un hasard si je les traduis en même temps, et peut-être n'est-ce pas un hasard si j'en suis précisément le traducteur.

La question que pose Dick est la suivante: et si l'hallucination tant de l'aliéné que du drogué n'était-elle pas la vraie réalité? et si notre réalité normale, centrale, bien-portante n'existait pas mais plutôt la réalité anormale, périphérique, marginale, aliénée? et si nous n'étions que le jouet d'une instance supérieure qui nous dirige?
La question que se pose Sara est la suivante: qu'est-ce qu'un être marginal, à partir de quel moment devient-on marginal et soi-disant dangereux pour la société? qu'est-ce que la folie et qui décide de la folie? cela peut-il être la société qui est source de folie parce qu'elle est excluante? qu'est-ce qu'un diagnostic, un état pathologique sinon une autre construction, à l'instar de la masculinité ou de la féminité?
La question que se pose Johan est la suivante: refuser d'être au centre, dans la lumière, revient-il forcément à s'opposer à la société? vouloir être dans la marge signifie-t-il forcément être un marginal, un aliéné, un être dangereux pour la société? comment puis-je me construire dans la société dès l'instant où mon désir est considéré comme un désir marginal, anormal et que dès lors je suis exclu?

Alors quand, par surcroît, la réalité vient infirmer la fiction comme il m'est arrivé de le vivre le 23 janvier, quand le jeu des coïncidences impose leur présence et perturbent le cours lisse des choses (Johan parle de la tombola tragique des coïncidences; en norvégien, c'est encore plus beau: tilfeldighetenes tragiske tombola), c'est évidemment déstabilisant. Ou plutôt: ce peut être déstabilisant. C'est en tout cas troublant.
Dans cette même nouvelle que je citais plus haut, Dick en parle justement. Voilà ce qu'il dit:
Nous avons la fiction qui parodie la réalité et la réalité qui parodie la fiction. Nous avons deux choses qui se chevauchent dangereusement, qui se brouillent dangereusement l'une l'autre. Et, en toute probabilité, ce n'est pas volontaire. Cela fait en réalité partie du problème. On ne peut pas légalement contraindre un auteur à étiqueter correctement ce qu'il produit, comme une boîte de boudin dont les ingrédients sont mentionnés sur l'étiquette… On ne peut pas le forcer à déclarer quelle partie est vraie et laquelle ne l'est pas s'il ne le sait pas lui-même. C'est une expérience épouvantable que d'écrire quelque chose dans un roman, en croyant qu'il s'agit de pure fiction et d'apprendre plus tard — peut-être des années plus tard — que c'est vrai.
La force de la littérature, c'est sans doute de permettre l'identification. Le temps d'une lecture, on peut s'identifier à un personnage, on peut se reconnaître dans un personnage, on peut avoir l'illumination de reconnaître un état qu'on croyait être le seul à avoir éprouvé alors que soudain un écrivain nous le montre, nous l'explique, le rend accessible, présent.
La difficulté du traducteur, c'est cet éternel équilibre entre l'obligation de fidélité et le refus de servilité. Nous devons êtres fidèle au texte, servir l'auteur et son propos, mais nous devons pouvoir nous en distancier sans quoi le texte traduit ne peut être intelligible. Je ne sais pas, au fond, si on traduit bien quand s'opère chez le traducteur le phénomène d'identification qui lie un lecteur à l'auteur et son œuvre. Si, bien sûr que la traduction n'en sera que meilleure. Mais au prix de quelles traversées, quand il s'agit d'une re-connaissance d'une émotion douloureuse? Répondre à cela suppose de glisser dans un récit très intime. Trop intime?

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