Les hésitations par rapport à mon travail en général, en termes de technique (comme on parle de la technique en musique), des tâtonnements par ailleurs en forme d'atermoiements à cause aussi des aléas médicaux qui ont perturbé le cerveau - ces hésitations ont eu cela de bon: j'ai enfin mis en pratique le conseil que je donne toujours aux étudiants (et, j'insiste, que je n'appliquais pas à mon propre travail): l'importance de la littérature française dans la qualité de la traduction que l'on est censé imprimer à son travail, si l'on traduit vers le français.
Lorsque j'évoque cette question, je pense d'abord aux difficultés de traduction, c'est-à-dire: la résolution d'une énigme linguistique à ce point compliquée qu'elle ressemble à la résolution d'une équation mathématique. La solution à cette énigme ne se trouve jamais dans le texte qu'on traduit mais dans sa littérature, dans la littérature écrite dans la langue vers laquelle on traduit. C'est en lisant une nouvelle de Brigitte Giraud (Bowling, in: Tout sera comme avant) que j'ai trouvé la voix française de Dag Johan Haugerud pour son roman On est forcément très gentil quand on très costaud. C'est en lisant Dit-il, également de Christian Gailly, que j'ai trouvé la forme qu'épouseront les dialogues dans le roman de Trude Marstein, Faire le bien.
Et puis il faut lire la littérature de sa langue pour voir et savoir comment cette langue s'écrit, s'agence, s'avance. Il ne s'agit pas non plus de la suivre aveuglément car ce serait alors nier le chromatisme de la langue et de l'écriture que l'on traduit, il s'agit simplement de s'en inspirer pour donner du mouvement à la langue vers laquelle on traduit - et je n'emploie pas ces termes de la musique classique par hasard, puisque j'ai fait miens les propos de mon cher collègue Alain Gnaedig pour qui une traduction est aussi une interprétation musicale: jouera-t-on plutôt piano ou mezzo piano?
Lire la littérature écrite dans sa langue permet aussi de trouver le vocabulaire propre à l'univers littéraire qu'on traduit. La gageure d'un traducteur consiste à transférer le vocabulaire passif en vocabulaire actif, mieux: la difficulté consiste à constamment avoir actif ce vocabulaire passif. Le traducteur est donc un lexicographe qui… j'allais dire: qui s'ignore (il ne vaut mieux pas!). Pour traduire ce roman de Ketil Bjørnstad qui m'occupe actuellement, j'ai lu Ravel de Jean Échenoz et, donc, K.622, de Christian Gailly - tous deux portant également à des degrés divers sur la musique classique.
Le beau passage du roman de Christian Gailly, lorsque le personnage, qui écoute le Concerto pour clarinette en la majeur, dit K.622 (d'où le titre du roman), fait parler Mozart sur son œuvre - ce passage, donc, est une splendide illustration de la puissance de la musique, de son importance dans notre vie, mais aussi une illustration assez juste du travail de traduction. Plus exactement: du fait même de traduire, le processus par lequel on passe pour arriver à ce que le texte final coule, le choix que l'on va faire (puisqu'on parle de choix de traduction) pour restituer au mieux (selon nous) l'intention linguistique et narrative de l'auteur. Ce passage illustre également l'impuissance qui est parfois la nôtre, nous qui avons un devoir de fidélité, à justement plaquer à l'identique cette intention linguistique et narrative. D'où ce dilemme qui m'occupe tant en ce moment: la fidélité. Jusqu'où ai-je le droit d'aller? Tant dans cette fidélité que dans l'infidélité? Puis-je omettre voire supprimer une tournure car ma langue (entendons: celle vers laquelle je traduis), ma littérature, mon écriture fonctionne sur d'autres principes? Non, bien sûr. Mais en même temps, si, je le peux. Justement parce que je ne peux restituer l'ensemble des émotions comprises dans la langue de départ, laquelle imprime dans sa structure la psyché et la Weltanschauung (allez, zim, les grands mots) du peuple qui la parle, toutes différentes de la langue que parle mon peuple - ce défonçage de portes ouvertes pour en défoncer d'autres, tout aussi ouvertes: nous ne parlons pas des langues différentes pour rien, c'est précisément parce que nous voyons et concevons le monde différemment que notre façon de parler et d'écrire se distinguent et que, partant, l'entreprise de traduction est un travail complexe.
Voilà. Bonne lecture.
J'aimerais pouvoir traduire la musique mais c'est impossible, je n'arrive pas à mettre la musique en mots, elle va trop vite, ça me désespère. J'essaie quand même, je recommence, ça ne va pas, ça ne marche pas, s'il est possible de mettre des mots en musique l'inverse pour moi n'est pas vrai, la musique ne supporte aucun mot, elle les recrache. J'écoute et j'ai le sentiment d'un dialogue, évidemment, ce n'est pas ce que je veux dire, je parle d'un débat, d'une lutte, d'un combat, enthousiaste le plus souvent, d'un conflit, parfois chancelant, haletant toujours, mais je n'arrive pas à le traduire, ce n'est qu'un sentiment. La musique provoque, évoque surtout des sentiments, mais ce ne sont que des ombres, des âmes perdues dans les limbes de la mémoire, des accents, des inflexions, des voix, mais des voix qui parlent sans rien dire, qui me restituent des intentions, des courages, des volontés, des renoncements, des victoires, des échecs évidemment, ça ne manque pas, des passions, des joies, des douleurs, des cris pourquoi pas? Tout ce que j'ai éprouvé sans jamais pouvoir le traduire, la musique est trop vague, ou trop précise, je crois que c'est trop précis, autant vouloir mettre en paroles une équation mathématique, c'est pourtant le cas, eh oui, pas d'équation sans paroles, c'est comme ça, une équation c'est ça, c'est même la quintessence de la fiction, comme tout ce qui s'énonce de la vérité, on dit la vérité en parlant d'autre chose, un peu en se taisant. La musique parle en se taisant, et moi j'écris mon découragement de ne pouvoir traduire ce qu'elle dit, et elle dit, elle dit, mon sentiment, la somme, la totalité de mes sentiments, elle recouvre, englobe, tout ce que je ressens, comme mutité, aveuglement, impuissance.
K.622, Christian Gailly, Éditions de Minuit, 1989
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