dimanche 11 janvier 2009

Devenir numéro deux

Comme une espèce de fil d'Ariane, ou plutôt comme une suite de coïncidences (et la collision des coïncidences m'a toujours époustouflé), voilà que vendredi un garçon essaie de me dire qu'il voudrait "être plus connu pour ce qu'il fait" et moi j'essaie de lui que ce n'est pas ça le plus important dans la vie, mais bien d'être là pour les autres, de "bien faire" (gjøre godt comme dit si bien Trude Marstein), que la lumière n'apporte pas grand-chose en plus de ce que la vie peut nous apporter, au fond.
Et puis voilà qu'aujourd'hui je recommence à traduire Johan Harstad dont c'est l'opinion profonde, l'idée qu'il développe dans
Buzz Aldrin, et puis, hier, samedi, entre ces deux micro-événements, je lis un article dans la TAZ sur un certain Bor Mlacik.
Ce monsieur a 35 ans, il est chef d'équipe des éboueurs au sein de la BSR, la société publique qui gère le nettoyage de la voirie à Berlin. Bor Mlacik explique qu'il a toujours voulu faire ce métier, que l'entretien, le ménage, l'a toujours passionné, qu'il aime travailler avec ses collègues, qu'il aime manipuler des grosses machines, il a été jardinier autrefois. Il explique qu'être boueur n'est pas un mauvais métier, c'est même un métier très recherché. Et puis il dit:
"Quand une mère dit à son enfant: "Si tu n'apprends rien à l'école, tu seras cantonnier", je ne peux pas m'empêcher de penser autrement."
Et il y a, je trouve, dans cette phrase toute l'horreur du monde, l'horreur humaine – cette dépréciation qu'ont certains envers d'autres. Alors qu'il y a, dans les phrases de Bor Mlacik une immédiateté profondément touchante, un plaisir communicatif. Voilà les quelques passages de cette interview phénoménale:

Ist die Arbeit bei der BSR eigentlich Ihr Traumjob?
Ich wollte immer schon zur BSR. Ich hatte früher viel mit Reinigung zu tun, als Gebäudereiniger, Gartenlandschaftsbauer, ich habe auch Winterdienste gemacht. 1990 hatte ich mich bei der BSR beworben, aber da war gerade Einstellungsstopp. Ein Freund, der mal bei der BSR gearbeitet hat, riet mir ein paar Jahre später, mich erneut zu bewerben, als die BSR 150 Leute suchte. So bin ich im November 2004 zur BSR gekommen.

Das Image von der Arbeit, die keiner machen will, stimmt also nicht?
Nein, im Gegenteil: Viele wollen zur BSR und schaffen es nicht. Ein Job bei der Stadtreinigung ist wirklich begehrt. Es ist ja auch keine schlechte Arbeit. Wenn eine Mutter zu ihrem Kind sagt: "Wenn du nichts lernst, endest du als Müllmann" - da denke ich mir meinen Teil. Bei der Joblage soll man da erst mal hinkommen. Und es ist auch kein Ekeljob, es ist einfach Müllbeseitigung.


Et du coup, ce qui dit Bor Mlacik me fait évidemment penser à Mattias, le personnage du roman de Johan Harstad. Mattias est jardinier, il a toujours voulu être jardinier, il aurait pu être chanteur, devenir célèbre, mais il a voulu rester dans l'ombre, laisser les autres aller dans la lumière et "faire bien". Voilà ce qu'il dit:
Tout le monde ne veut pas diriger une entreprise. Tout le monde ne veut pas figurer parmi les sportifs les plus doués de la nation, siéger au sein de différents conseils d’administration, tout le monde ne veut pas avoir les meilleurs avocats dans son équipe, tout le monde ne veut pas se réveiller le matin avec les réjouissances ou les catastrophes claironnées par la une de journaux.
Certains veulent être la secrétaire qui reste toute seule après que les portes de la salle de réunion se sont fermées, certains veulent conduire une benne à ordures, même le jour de Pâques, certains veulent autopsier le corps du garçon de quinze ans qui s’est suicidé un matin de janvier et a été retrouvé une semaine plus tard dans le lac. Certains ne veulent pas passer à la télé, à la radio, dans les journaux. Certains veulent regarder des films et ne pas jouer dedans.
Certains veulent faire partie du public.
Certains veulent être un engrenage.
Non pas parce que certains doivent le faire, mais bien parce qu’ils veulent le faire.
C’est aussi simple que deux et deux font quatre.
Et donc voilà, j’étais assis ici. Ici, dans le jardin, et je ne voulais être nulle part ailleurs dans ce monde.
(…)
Au printemps 1979, j’ai pris la décision de disparaître parmi toute cette foule de gens, de devenir numéro deux, d’être celui qui se rendait utile plutôt que d’essayer de se distinguer, de faire le travail qu’on me demandait. Il s’agit bien sûr d’une pensée a posteriori.

© Johan Harstad pour le texte; © Jean-Baptiste Coursaud pour la traduction
© Gyldendal Forlag pour l'édition originale; © Gaïa Éditions pour l'édition française


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