jeudi 22 janvier 2009

Sara, la journée (d'un traducteur)

La journée d'un traducteur. Ne jamais oublier: l'aspect physique, musculaire, dynamique de la profession. Tout n'est pas qu'une affaire de cerveau ou de cérébralité – ou peut-être si, justement, d'où la dimension physique. Il faudrait pouvoir faire du sport, tous les jours, ou faire des gros travaux, quelque chose d'épuisant, qui dévie la réflexion, shunte la pensée. Puisqu'il y a ça, aussi: une partie du cerveau toujours au travail, l'œil qui traque ici et là les mots à glaner (sur les affiches, dans les journaux, à la télé, dans les conversations des gens, la façon qu'ils ont de (dés)ordonner leur langage, de choisir (in)consciemment leur vocabulaire – sommes-nous des vampires, nous, les traducteurs? non, mais le travail s'apparente souvent à une seule et même entreprise de vampirisation, une vampirisation du temps, de soi, de ses facultés physiques et intellectuelles). Et donc: bien organiser son temps, savoir à quel moment de la journée on est le plus efficace, le plus disponible pour le texte.
Ma journée de traducteur. Elle commence le soir, à 22h30, le café est passé, je peux me mettre au travail. Pourquoi la nuit? À cause de mes problèmes d'insomnie: si je me couche normalement, vers 23h-minuit, alors je me réveille à 5h, puis ça dégénère, ça devient 4h, puis 3h, et au bout d'un moment on doit forcément se coucher tôt parce qu'on tombe de sommeil sur les coups de 21h-22h et là on n'a plus de contact social (déjà qu'on n'en a à peine… !). Donc: 22h30, au boulot. Jusque vers 3h30-4h; cette nuit: 4h30. Ensuite, sommeil, rêves. Après: réveil sur les coups de 9h30-10h; 5 à 6 heures de sommeil, c'est bien, pour moi c'est suffisant. Réveil et aussitôt, traduction, jusque vers 13-14h. Après, stop. Dans la réalité, ça continue jusque vers 16h… 17h… 18h.

Mes journées en ce moment. Le soir: la traduction de Johan Harstad. Le matin: idem. L'après-midi: la traduction de Sara Stridsberg. Sara, elle est là, tout le temps, devant moi:

© icke

Sara est l'auteure d'une fiction sur Valerie Solanas, oui, celle qui a tiré sur Andy Warhol, celle qui a écrit le célèbre SCUM Manifesto. Sara lui invente une vie et, avec ce roman, La Faculté des rêves, qui a remporté en 2007 le Prix de littérature du Conseil Nordique, la plus haute distinction littéraire décernée dans le nord, elle propose une autre littérature (une mise en scène de la littérature? au sens théâtral ou cinématographique du terme, confer ci-dessous), une écriture qui rappellera le style en spirales de Virginia Woolf.
Là où je veux en venir. Le travail sur cette traduction n'a rien à voir avec le travail ordinaire, classique que j'appellerais vulgairement de la mise en français. Du fait des effets de style, du rythme et de la composition des phrases et des mots, des allitérations et des images, il faut d'une certaine recomposer, gjendikte comme disent les Norvégiens, c'est-à-dire repoétiser (si je puis dire). Et ce travail-là semble mobiliser une autre partie du cerveau. Ça a l'air absurde, voire débile, expliqué comme ça, mais pourtant c'est vrai. Sur le coup de 14h, je ne peux plus traduire Johan, mon cerveau est à plat, n'a plus de jus, de peps, d'inspiration. Or il est alors possible de travailler (sur) le texte de Sara, peut-être parce que ce travail s'apparente davantage à une espèce d'exercice de mathématique, de logique; c'est certes tout aussi intellectuel, mais cela sollicite une autre attention, un autre mode de pensée, un autre fonctionnement cérébral. J'en avais déjà fait l'expérience avec Dag Solstadgrâce à qui j'avais compris la signification de l'expression plasticité du cerveau.

Allez, en primeur, ce passage traduit avant-hier, tiré de l'époustouflante Faculté des rêves, à paraître en septembre 2009 aux éditions Stock, chez la si brillante et si douce Marie-Pierre Gracedieu:

HÔPITAL PSYCHIATRIQUE D’ELMHURST, NEW YORK, 29 JUILLET 1968


Il ne s’arrête pas de pleuvoir cet été-là et les docteurs ne s’arrêtent pas de poser leurs diagnostics. De lourdes draperies de larmes et de temps, des heures et des heures de thérapie derrière les fenêtres du Docteur Ruth Cooper. Entre deux averses de pluie d’été la lumière cruelle du soleil explose au creux des vêtements d’hôpital, les insectes envahissent l’intérieur d’hôpital et la nourriture d’hôpital. Pendant ce temps et tout le temps tu allumes cigarette sur cigarette, elles viennent chacune se balancer sur le bord du bureau.


DOCTEUR RUTH COOPER : Ici à l’hôpital nous sommes de ton côté, Valerie.
VALERIE : Tiens donc.
DOCTEUR RUTH COOPER : Nous n’avons rien à voir avec l’enquête de la police.
VALERIE : Avec les pédés de la police.
DOCTEUR RUTH COOPER : Je vois que tu es désespérée, Valerie.
VALERIE : Je ne suis pas désespérée.
DOCTEUR RUTH COOPER : Tu peux pleurer si tu veux, ma douce.
VALERIE : Je ne pleure pas.
DOCTEUR RUTH COOPER : C’est beau de pleurer, ma douce.
VALERIE : Je ne pleure pas, c’est mon cerveau qui saigne.
© Sara Stridsberg pour le texte original; © Jean-Baptiste Coursaud pour la traduction
© Albert Bonniers Förlag pour l'édition originale; © Éditions Stock pour l'édition française


PS: En parlant de Johan, ai reçu hier au courrier son dernier ouvrage pour adultes, un recueil de textes en prose et de pièces de théâtre. Comme on le voit ci-dessous, l'intertextualité prend une part exponentielle dans son œuvre, qu'il s'agisse de photos, de schémas, de bouts de papier trouvés, etc.


© icke

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