dimanche 7 novembre 2010

Le coup de langue

Hier, JB tombe par hasard sur ce morceau complètement déjanté des Upsetters intitulé Games people play. JB n'est pas surpris outre mesure puisque les cocos de Lee Perry se sont largement illustrés en chansons farfelues. Mais cet opus est une reprise d'un hit, d'une scie musicale datant de 1968 et qui a connu un succès planétaire en 1969, JB a nommé LA chanson de Joe South.
Joe qui? demandent tous ses petits amis.
Joe South.
Oh, tout le monde l'a oublié Joe South. Mais pas JB.
Avant d'écouter la déconstruction musicale par les Upsetters de la rengaine de Joe, on va déconstruire celle-ci pour comprendre la précédente. Car elle est axée autour d'un phénomène aussi central que fondamental (pour soi, pour les autres, l'existence, l'univers - bref: le grand Tout), à savoir:
le coup de langue.
JB répète: le coup de langue.


Mais observons d'abord le gars Joe tel qu'il nous apparaît sur la capture d'écran ci-dessous et tel qu'il nous dévoile ses appâts.
Joe South, c'est un vrai yankee. Un Ricain aux allures de petit veau comme seuls les Stazunis savent en produire: élevé sous la mère, au lait entier et au maïs, la joue ronde et marbrée et glabre, le teint forcément laiteux mais légèrement hâlé quand même, le cheveu blond virant au châtain clair mais juste ce qu'il faut de décoiffé pour ne pas trop qu'on le prenne pour un réac en cette époque où la tignasse se porte longue et grasse et baba cool. De la même manière, il ne faut pas trop fixer son regard sur son pull à col roulé blanc et sa veste en velours marronnasse chicos qui lui donnent cet air de fils parfait et de gendre tout aussi parfait - c'est sa manière à lui de dire qu'il a des opinions dans la vie entière et que, lui, il ne passe pas son temps à tirer des plans sur la comète en fumant des cigarettes qui font rire. Non, lui, il a les pieds sur terre et il pense à l'hypocrisie du monde. Parce qu'il en a gros sur la patate, Joe, et il ne se cache pas de le dire. Dans l'image, il est justement en train de déplorer:
Oh the games people play now
Every night and every day now
Never meaning what they say now
Never saying what they mean


C'est qu'il souffre dans sa chair, Joe, de voir tous ces gens qui mentent comme des arracheurs de dents. Et on le comprend, hein. Voilà pourquoi il a des choses à dire. Mais il a aussi des choses à faire, Joe. Et il sait les faire, lui. Parce qu'il a sa façon à lui de manifester tant sa colère que son plaisir. JB a nommé: le coup de langue. Ou plutôt: le léchage des deux lèvres par la langue.
L'opération, simple en apparence, mérite cependant un sacré entraînement. À l'instar de Joe, il n'est nullement question de sortir la langue dans son entier, histoire de prouver à la face du monde que l'on possède un appendice d'une taille non négligeable. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais plutôt d'humidifier la lèvre inférieure puis supérieure pour montrer ce désarroi mâtiné de colère qui nous anime, cette impuissance résignée qu'on est le premier à réprouver face à l'inanité de l'univers (Joe n'est pas non plus Superman, il ne peut hélas pas changer la face du monde par un claquement de doigts, et c'est justement ça qui fait de lui un homme accessible et proche de nous, oui, un modèle identificatoire: lui préfère le claquement de langue).
Mais attention: ce et son coup de langue ne saurait être parfait sans un air pénétré et un chouïa désemparé qui lui-même vient appuyer cette indignation qui sourd en soi, en lui, en nous. On regarde à présent comme Joe s'y prend très exactement et on s'exerce chez soi, dans sa salle d'eau ou dans sa salle de séjour, dans son cagibi ou dans sa cave, bref, dans tout endroit domestique pourvu d'un miroir.


Ça y est? Vous l'avez, le coup de langue. Non?
Bon, il faut peut-être regarder d'abord la vidéo pour bien comprendre et bien assimiler le procédé. Puisque Joe le répète.



Vous voyez et faites mieux à présent, mes petits amis?
On continue, comme au débriefing de foot, d'analyser les mouvements pour bien comprendre comment procéder ensuite avec brio.

Ainsi que nous avons pu le voir, Joe ne se fend pas de son coup de langue de façon intempestive. Non. Ce dernier intervient toujours à des instants décisifs de la chanson. Oui, mes petits amis. Nul ne saurait utiliser à tort et à travers cette technique de langage tacite et cette ruse d'expression, au risque de développer un tic sinon gênant, en tout cas sur-signifié. Et nous voulons tout, mes petits amis, sauf tomber dans l'exagération, ce n'est franchement pas le genre de la maison! Il convient donc d'avoir recours au coup de langue dans un hic et nunc ad hoc, oui, stratégique.
À quel moment Joe réitère-t-il sa manœuvre linguale?
Oui, quand il lâche ces et ses paroles profondes: "Oh yeah-eah… All riiight…" Lorsque sa bouche, ses lèvres, sa langue, son palais, sa luette, sa salive, bref, lorsque tout son appareil buccal est sollicité pour dévoiler un propos métaphysique et ontologique renforcé par moult redondances vocaliques et autres retours de graphie. C'est à cette seconde que Joe procède à son coup de langue.


Mais ce coup de langue-ci a une autre fonction que le coup de langue précédent.  Puisque, ensuite, Joe sourit. JB répète: Joe sourit.
Et c'est un sourire presque chafouin que le sien. Un sourire éloquent. Qui nous dit: Adieu les vieilles lunes et les ires qui rongent et donnent des ulcères à l'estomac et des bleus à l'âme. Adieu l'amertume somme toute saugrenue, l'acariâtreté vaine et autres biles acides qui, telles les pluies homonymes, corrodent notamment les muqueuses. Mieux vaut en sourire, tiens! sous-entend Joe. Oui, se convainc Joe dans son for intérieur: mieux vaut en rire, tiens! Et Joe a bien raison.


Étudions à présent l'ultime moment où Joe recourt au coup de langue.
Quant a-t-il lieu? Précisément au moment au Joe parle de ces "people walking to you [and] singing glory hallelulia". Oui, pile sur ce mot hallelulia. Et cette imprécation dirigée contre les prédicateurs en dit elle aussi long sur le type de questionnement qui anime Joe dans son cerveau et ses intestins. Joe n'a pas dit non à Dieu comme il le dit ensuite: "God grant me the serenity to remember who I am." Autrement dit: Joe est croyant et pratiquant. Mais Joe veut une vraie croyance et une authentique pratique. Un foi aussi profonde que véritable. D'où… D'où? Oui, c'est cela: D'où le coup de langue.


Et après ce coup de langue, rasséréné dans sa conviction profonde que Dieu est à son côté (ou devant, ou derrière, bref, pas loin, quoi), Joe, qui a dézingué les faux croyants et azimuté les faux pratiquants, peut sourire:


Oui, il peut même rire, Joe. Il peut ricaner et rigoler et se dilater la rate, Joe. Il s'en tape et contretape, lui: il a le vrai Dieu à son côté (ou devant ou derrière, bref).


Oooh, Joe… Tu sais que tu nous plais, hein, quand t'es comme ça.


Passons maintenant à la version des Upsetters.
Avec son ouverture hyper skinhead reggae, le morceau ne laisse pas présager la suite: ces congas complètement anachroniques, totalement euphoniques, qui donne à la chanson un côté pour le moins ridicule et insiste sur l'aspect scie musicale qu'avait l'original. On écoute en ouvrant bien grandes ses esgourdes:



Alors, génial, non?
Oui, ce serait presque du reggae grotesque comme JB aime à en passer sur le blog tatoué et fumeur.
Mais presque seulement.
Car, comme après eux les Residents vont le faire en 1976 avec leur Third Reich'n Roll, et ce dans un tout autre genre musical, le but est de se foutre de la gueule de ces hits qui écrasent tout sur leur passage. Ce qu'imiteront ensuite les Flying Lizards, puis, dans une moindre mesure, The Art of Noise. La lutte contre l'hégémonie musicale par la déconstruction de celle-ci.

Allez, on se quitte sur un bout (la totalité fait +/- 40 minutes) de ce Third Reich'n Roll des Residents, que ce blog tatoué et fumeur ne montre pas assez, c'est d'ailleurs son grand tort. Et tous les petits amis de JB comprendront à quoi il fait allusion par la déconstruction de l'hégémonie musicale.



Non, finalement, on ne se quitte pas sur les géniaux Residents, mais sur les Flying Lizards, afin d'illustrer bien le propos de JB qui trouve que, sur ce coup, il n'a pas été assez précis. On regarde donc Get Up, et on est cette fois en 1984:





22h30
Et non, raté, on ne va pas non plus se quitter sur les Flying Lizards, mais sur Close to the Edit des Art of Noise parce que cette vidéo, précisément celle-ci, quand JB était minot et qu'il la regardait aux Enfants du Rock, ça lui a ouvert non seulement la conscience et, pour la première fois, ça lui a montré ce que c'était que la rébellion et comment on pouvait l'extérioriser. JB, lui, s'identifiait à fond avec la gamine punkette. Il voulait être elle et prendre une tronçonneuse ou un marteau et massacrer le piano à queue. De la même manière que le groupe de la punkette massacrait Close to the Edge de Yes et en faisait, donc, Close to the Edit. (De la même manière que les Flying Lizards massacraient Sex Machine, de la même manière que les Residents massacraient entre autres Let's Twist Again, de la même manière que les Upsetters massacraient Games People Play.)

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