mercredi 20 octobre 2010

Strike! La grève!

Bonjour, les petits amis!

On se réveille de bon matin en songeant à la Rance et au fait que la chanson des Ethiopians, Everything Crash, qu'on a déjà entendue à maintes reprises sur ce blog tatoué et fumeur, ne saurait être plus adéquate - même si elle a trait à la grève (strike en anglais) générale qui a eu lieu en Jamaïque en 1968. On lit d'abord les paroles pour se convaincre de leur exactitude:

Look deh now, everything crash!
Firemen strike, watermen strike
Telephone company too
Down to the policemen too!
What damn bad a-mawning can't come good a-evening, whoi!



Allez, on chante encore tous ensemble:
Look deh now, everything crash!
Firemen strike, watermen strike
Telephone company too
Down to the policemen too!
What damn bad a-mawning can't come good a-evening, whoi!

Et si "ce qui commence mal le matin ne peut forcément pas se terminer bien le soir", les policemen, eux, n'ont pas débrayé; ils ont même embrayé de plus belle, comme on le voit ici à Lyon lors de la manifestation d'hier qui a dégénéré. De fait, s'ils ne strike pas (to strike = faire grève), ils strike tout de même (to strike = attaquer, frapper):



Et donc, la question que l'on peut se poser, en voyant que la strike (= la grève) pousse les policiers à attaquer (= to strike), c'est celle de l'étymologie du terme anglais et, partant, celle du substantif français grève. Et c'est par celui-là qu'on va commencer puisque, honneur aux grévistes, honneur (une fois n'est pas coutume sur ce blog tatoué et fumeur) à la Rance, mais à la Rance gréviste.
C'est le Robert historique de la langue française qui, comme d'habitude, nous renseigne:

GRÈVE n.f. est issu (vers 1140) du latin populaire °grava “gravier” (…). Pierre Guiraud rapproche grève du latin gravis “dur, difficile” (-> grave): l'ancien français connaît groisse “gravier, caillou”, variante de grosse “gravier”. (…)
◊ De grève, “terrain constitué de sable et de gravier (au bord de la mer ou d'un cours d'eau)”, vient l'homonyme. ◊ GRÈVE (1805), du nom de la place de la Grève (1260) au bord de la Seine à Paris, où se réunissaient les ouvriers qui attendaient l'embauche; les valeurs métaphoriques de grève “place”, être sur la grève équivalant à être sur le sable, sur le pavé, ont pu jouer leur rôle. ◊ Faire grève (1805) a d'abord signifié “quitter l'ouvrage (attendre l'embauche en place de Grève)”, mais l'exemple d'emploi est isolé. ◊ Par métonymie, grève désignait le lieu où les ouvriers sans emploi se réunissaient; le passage au sens moderne de “cessation volontaire et collective du travail” se produit vers 1845-1848: une locution comme mettre un patron en grève (1848) signifiait “refuser de travailler pour lui”. C'est alors que grève passe d'“absence subie de travail” (chômage) à “refus de travail”. Par extension, grève a pris le sens d'“arrêt d'une activité”, par exemple dans les locutions grève de la faim (1906) ou grève de l'impôt (milieu du XXe siècle).

Et ce qui est intéressant dans cette étymologie, si on la rapproche à l'évolution de la grève actuelle dans la Rance, qui s'oppose à la réforme des retraites, c'est qu'elle résume à merveille les revendications des lycéens. En se mettant en grève, ils rappellent par inversement l'évolution sémantique du mot grève vers son sens moderne. En effet, ils manifestent et font grève car, disent-ils, ils ont déjà d'énormes difficultés à trouver un emploi; du coup, si cette réforme des retraites était mise en application, leur difficulté à décrocher un travail se transformerait en impossibilité à en avoir un. Autrement dit, et si on reprend les termes de l'analyse diachronique du mot grève dans le sens de “débrayage”, on constate que, concernant les lycéens, "l'arrêt [de leur] activité", à savoir leur "refus" d'aller en classe, s'explique par une peur du "chômage", une volonté de s'opposer à la future "absence subie de travail". Leur argumentation suit, à l'envers, à rebours, l'évolution sémantique du mot grève. Et ça, mes petits amis, si ce n'est pas passionnant, alors JB en perd son latin et son français par la même occasion.


Voyons maintenant ce qu'il en est pour ce strike anglais étonnamment adéquat puisque, à partir d'un même mot, on constate qu'il reflète la situation de cause à effet telle qu'on la voit se produire dans la Rance: à la grève, les "forces de l'ordre" (comme on dit si bien) répondent par l'attaque et par les coups. Strike de part et d'autre: chez les grévistes comme chez les policiers.
C'est le Etymology online dictionary qui cette fois nous renseigne:


Et notre dictionnaire étymologique de la langue allemande, le Kluge, nous confirme cette hypothèse. Le Streik allemand, la grève, est issu de l'anglais strike. Et les deux termes, le substantif comme le verbe, sont liés étymologiquement. Il est intéressant de comparer les termes, identiques en anglais, quasi identiques en allemand: streiken = faire grève et streichen = biffer, rayer; ou en norvégien: streike = faire grève et stryke = caresser, puis biffer, mais aussi et par extension: s'en aller. Tous ces sens font évidemment penser à la façon qu'ont les manifestations actuelles de dégénérer et à l'action des forces de l'ordre.
Partant, on peut aussi être séduit par l'évolution sémantique du substantif strike qui a désigné d'une part, à partir de 1859, le fait de renverser toutes les quilles au bowling (donc: de la même manière que les policiers français veulent renverser tous les manifestants violents) et, d'autre part, à partir de 1841 la prise au base-ball, un sport qui se joue avec une batte, laquelle n'est évidemment pas sans rappeler la matraque de ces mêmes policiers qui bastonnent les mêmes manifestants.

Mais revenons à l'étymologie du substantif strike dans son sens d'“arrêt du travail”. Il semble donc que l'origine (1768) vienne du refus des marins d'embarquer, de prendre la mer: on descend les voiles. Et le Kluge de nous indiquer pour sa part que, en allemand:
Es gibt zwar schon im 16. Jahrhundert in Hamburg strikende Wasserarbeiter (die die Arbeit wegen zu geringer Entlöhnung eingestellt haben), doch kommt der moderne Wortgebrauch eindeutig aus dem Englischen.
Certes, il existe déjà au XVIe siècle, à Hambourg, des strikende ouvriers des eaux (qui ont cessé le travail pour protester contre des rémunérations trop basses); cependant, l'usage moderne vient incontestablement de l'anglais.
Et ce qui nous intéresse ici, c'est qu'à chaque fois il est question d'eau, de marins - tout comme les premiers débrayages en France ont commencé au bord de l'eau, sur les ports, entamés par les dockers. De la même façon que les deux héros marins socialistes de JB, Max Reichpietsch et Albin Köbis, ont entamé le mouvement pacifiste au sein de la marine du Reich pour protester contre la Première Guerre mondiale, ont été arrêtés en août 1917, condamnés à mort et exécutés sur la place publique à Cologne le 7 septembre 1917. On les voit ici, et JB a évidemment un faible pour Albin:



Mais revenons à nos réflexions linguistiques.
Comme en français, le sens anglais de “cessation du travail” s'est durablement établi au XIXe siècle, en 1810 pour la langue de Shakespeare, entre 1845 et 1848 pou la langue de Molière. Donc au moment de l'industrialisation et de l'apparition du capitalisme. Le Capital a été publié dans la langue de Goethe, pour le premier livre, en 1867, mais on sait que Marx a eu besoin de vingt années pour le rédiger. On revient donc vers ces années 1845.
Et, justement, c'est… Engels qui le premier va employer le mot, dans son orthographe anglaise, ainsi que nous l'explique le Deutsches Wörterbuch (= Dictionnaire allemand) des frères Grimm. Friedrich Engels, le compagnon de Karl Marx (les deux potes de JB), qui utilise le terme dans son ouvrage La condition de la classe ouvrière en Angleterre publié en… en… 1845!!! JB adore ce genre de hasard. Il trouve ça formidable que celui qui a importé en allemand le terme anglais strike n'est autre qu'Engels, l'un des deux pères, avec Marx, du communisme. On le voit ci-dessous - et c'est JB qui souligne:


Donc, pour résumer ce qu'explique le dictionnaire. Les premières occurrences du mot en allemand ont référence à la situation outre-Manche et à la cessation du travail par les ouvriers. Le mot s'établit en allemand en 1865 avec la grève à Leipzig des imprimeurs.
Et ce mot, strike, va connaître une fortune linguistique. Germanisé donc en Streik en allemand, il est également scandinavisé (DN + SE = strejk, NO = streik). Mais on le retrouve aussi dans certaines langues slaves: on dit strajk en polonais et štrajk en croate; dans les langues baltes: streikas en lituanien et streiks en letton; mais aussi dans une langue non indo-européenne comme l'estonien où on dit également streik.
Pour que tant de langues aussi diverses adoptent le mot, c'est bien que le phénomène (le refus de travailler, la cessation de l'activité professionnelle) est non seulement radicalement nouvelle et moderne (on n'a jusqu'alors pas de mot, donc on emprunte le terme anglais), mais décrit une réalité en phase sinon en symbiose avec les préoccupations de l'époque.

Aussi, et pour en revenir aux grèves françaises, on peut trouver très inquiétants les glissements sémantiques qui s'opèrent en français moderne, où l'on a tendance à:
• ne plus parler de grève mais de mouvement social (toutes les entreprises publiques françaises annoncent désormais "dû à un mouvement social, le trafic est interrompu etc…"), sous l'influence conjuguée d'une dialectique journalistique qui condamne l'emploi des répétitions et veut trouver des synonymes partout et pour tout (et on peut pleinement s'interroger sur les raisons qui poussent le français moderne à préférer mouvement social à débrayage)
• employer par un même glissement sémantique, opéré celui-ci depuis le début des années 2000 par la classe politique de droite, la locution prendre en otage pour désigner les effets induits par une grève, lorsque les usagers ne peuvent plus se déplacer.
On peut donc voir dans ces analogies passées dans le langage une volonté de discréditer la grève. En n'employant plus le terme, on l'annule, on le strike, on lui nie une existence, il faut biffer, rayer, annuler la grève; tout comme il faut briser, casser, frapper les grévistes. La grève n'a plus lieu d'être, on nie aux salariés le droit de grève, il faut imposer le service minimum. La grève est un terme du passé: la terminologie moderne lui préfère le mouvement social, un mouvement comme on parle d'un mouvement d'humeur, une lubie en somme, quelque chose qui va finir par passer, par s'en aller (stryke en norvégien). Autrement dit, les grévistes sont soupe-au-lait, capricieux, inconséquents, et ce d'autant plus qu'ils prennent en otage les gens: ce sont des kidnappeurs. Et on sait ce que veulent les kidnappeurs: ils rançonnent, ils veulent de l'argent, ils utilisent des méthodes criminelles, ils se font même exploser et tuent des personnes dites innocentes. Voilà: le non-gréviste est innocent, le gréviste est coupable, criminel, meurtrier. La grève, c'est l'appel au meurtre. Voilà ce que nous disent ces glissements sémantiques.
On a vu à maintes reprises, sur ce blog tatoué et fumeur, à quel point la langue avait un inconscient, se souvenait de ses usages passés, voire tombés en obsolescence. Face à ces volontés de négation sémantique, on ne peut guère être surpris de voir que les manifestations, dans la Rance, dégénèrent, que certains en viennent à la violence, au soulèvement, à l'émeute.

Il faut finir.
JB va chercher dans son iTunes les morceaux qui contiennent le mot riot = émeute. Il trouve:


Il les écoute. Il aime bien les Dead 60's. Mais au final, il a évidemment une préférence (à tous égards) pour Rancid et son chanteur aussi en verve qu'en beauté. Rancid contre la Rance, c'est un programme qui satisfait JB à fond.
Une bonne journée à tou(te)s et une bonne grève, hein!

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