vendredi 28 mai 2010

Bisky vs. Farahmand

Ça faisait longtemps qu'on voulait mettre face à face quelques peintures de ce cher Norbert Bisky (qu'on a donc dans le dos) et la vidéo de la chanson Magick des Klaxons.

On commence par Schleimer, de Bisky, qui date de 2006:

© Norbert Bisky

La même année, le 30/10/2006 très précisément, The Klaxons sortent leur morceau, Magick, dans une vidéo réalisée par Saam Farahmand.



On se fout de savoir qui des deux a influencé l'autre.
Peut-être même après tout n'y a-t-il aucune influence ni mutuelle ni réflexive. Peut-être sommes-nous face à un exemple typique de ce qu'on appelle le Zeitgeist: l'esprit du temps - quand une idée, un motif, une aspiration, un désir influence deux artistes (quels qu'ils soient) qui ne se connaissent pas, vivent dans des endroits du monde différents et produisent pourtant des œuvres respectives qui se ressemblent (quelle que soit la discipline artistique).

Quid à présent du contenu?
Rien dans les paroles absconses des Klaxons ne laissent penser à la représentation qu'en donne Saam Farahmand. Rien sinon cette phrase "Magick, without tears". Or c'est précisément le contraire que le réalisateur donne à voir: trois garçons qui se font pleurer. Trois garçons qui ne pourraient pas pleurer et qui, par l'intermédiaire d'un bandeau, parviendraient à un état de jaillissement lacrymal. Si cette éruption s'opère par les yeux chez Farahmand, elle a lieu par la bouche chez Bisky. Mais la position est la même chez les deux artistes: les garçons doivent se tenir, être l'un derrière l'autre et ne pas se regarder pour parvenir à l'effusion. Ils se bandent les yeux chez le réalisateur, ils gardent les paupières résolument closes chez le peintre.
Il y a chez l'un comme l'autre un jeu sur le mot sécrétion, qui est le sens de Schleim. Die Schleimhaut, c'est la muqueuse. Mais Schleimer signifie en allemand uniquement l'homme flatteur. Alors quoi? Ce Schleimer serait un sécréteur? Avant de répondre entièrement à la question, regardons d'abord une autre œuvre de Norbert Bisky, qui date également de 2006, où là encore soit les visages sont invisibles soit les yeux sont fermés:

© Norbert Bisky

Ici, les cinq différents garçons reçoivent de jets de liquide sur différentes parties du corps, sans que l'on sache d'où proviennent ces liquides ni de quelle nature ils sont. Le jaillissement semble externe, mais la peinture à l'extrême-droite peut faire penser le contraire. Comment s'appelle cette œuvre, justement? Rotz und Wasser I - IV. Et ça veut dire quoi Rotz? Der Rotz, c'est la morve. Mais die Rotze c'est non seulement la mucosité, quand on a le nez qui coule mais aussi, en allemand vulgaire, le foutre. Abrotzen, c'est éjaculer. Donc peut-être ces garçons reçoivent-ils en réalité une douche de foutre ou, pour reprendre le titre d'une autre peinture de Bisky, une "Bukkake shower" - le bukkake, dans la sexualité homosexuelle, désignant l'éjaculation faciale, qu'elle ait lieu sur le visage ou dans la bouche. Ou sans doute est-ce plutôt de l'eau, étant donné la quantité de liquide dont la seconde partie du titre nous indique qu'il s'agit justement de Wasser, d'eau. Mais cette eau est bien blanche pour en être…

Chez le peintre comme chez le réalisateur, les liquides corporels (qu'il s'agisse des "larmes", du vomi ou du sperme) viennent donc d'endroits sinon indéterminés, en tout cas indéterminables: de la même manière qu'un être humain est incapable de pleurer une rivière de larmes (quoi qu'en dise la chanson Cry me a River), il ne peut faire jaillir de son nez une telle quantité de morve - mais le sang, oui. Or, si tant est qu'il s'agisse de sang, celui-ci sang n'est jamais rouge. Il est blanc, il est jaune, il est vert, il est bleu. Mais pas rouge. Autrement dit, ces sécrétions sont secrètes à tous points de vue: leur provenance, leur nature. Et plus que jamais secrètes puisqu'il ne faut surtout pas, comme on l'a vu, que les protagonistes, ces sécréteurs, se regardent dans les yeux pour que le jaillissement ait lieu.

Car la question ultime que l'on peut se poser dans les deux cas est la suivante:
Quel acte nous montrent ces œuvres? Que font, en fin de compte, ces garçons?
On pense évidemment à la sexualité, à une sexualité homosexuelle, à une sexualité sado-masochiste - mais à ce moment-là on est obligé de redéfinir le mot sexualité. Si on entend par sexualité la pénétration, le plaisir charnel, alors on n'y est pas. On y est d'autant moins que beaucoup restent pétrifiés par la vidéo de Saam Farahmand dans laquelle ils ne voient aucune forme d'acte sexuel mais uniquement de la violence. Donc pas de rapport SM stricto sensu non plus d'autant que nulle part (ni dans la vidéo ni dans la première peinture) il n'y a de consentement explicite.
Si on entend par sexualité le rapprochement des corps, l'échange psycho-affectif, alors on y est. Or les corps se rapprochent-ils vraiment? Y a-t-il affection et de quelle nature est l'échange psychique, confer ce qui est dit juste avant par rapport au SM? Une main posée sur une partie du corps suffit-elle à être qualifiée d'acte sexuel et suffit-elle à provoquer une éruption de liquide corporel? Suffit-il d'être un flatteur (un Schleimer) pour que la sécrétion (Schleim) jaillisse? Après tout, l'être humain qui pleure des larmes de crocodile pleure en fait des fausses larmes: il pleure sans chagrin (Magick, without tears, dit la chanson). Et ne disons-nous pas quand quelque chose nous dégoûte que c'est à vomir, alors que concrètement nous ne vomissons pas?

Autrement dit:
Qu'est-ce qui (me/vous/nous) fait jouir/pleurer/vomir?
Pourquoi nous jouissons/pleurons/vomissons là où certains restent de marbre?
Quel est le secret de la sécrétion?

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Cette vidéo, Magick, que tu m'avais déjà montrée, provoque en moi la même réaction. Elle est émouvante et jouissive, non pas qu'elle me provoque de la jouissance, mais plutôt qu'elle montre de la jouissance, leur jouissance, pour moi, ça ne fait aucun doute.
Eric