Aussi rit-il comme un tordu quand il traduit le résultat de la coiffure de la dame qui s'est fait faire un touching. Confer le post précédent, ici. Quand Eli, puisqu'elle s'appelle Eli, la dame, sort du salon et s'apprête à entrer dans un magasin pour acheter des draps en crêpe, la vendeuse la voit et pense:
La choucroute de débile mentale qu’elle se tape, la bonne femme qui rentre dans le magasin, j’hallucine. (…) Oh la coupe décidément: elle a des mèches qui rebiquent sur le côté et qui bougent quand elle marche.
© Gjøre godt, Trude Marstein, Gyldendal Forlag, 2006
© Faire le bien, traduit par Jean-Baptiste Coursaud, éditions Stock, 2010
Dans ce roman marabout-bout de ficelle de Trude Marstein, où chaque personnage devient le narrateur de son chapitre, où le lecteur la retrouve en personnage secondaire dans tel autre chapitre, ou encore nommé dans encore tel autre - dans ce roman, donc, la pauvre Eli est déjà apparue. Le lecteur sait déjà, quasiment tout au début de l'histoire de ce qu'il advient de la couèffe d'Eli.
Tu t’es coupé les cheveux, je dis à Eli. C’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher d’en faire la réflexion. Oui, elle répond, en tapotant sa coiffure, anxieuse, comme si cette coiffure était un animal qui allait lui sauter dessus. Chez qui tu es allée te faire coiffer? je demande. Chez le nouveau coiffeur, elle répond, dans la galerie marchande, à côté de la boulangerie. Moi: Ah oui, je vois. Qu’est-ce qu’il y avait, déjà, avant qu’il s’installe? Elle: Alors là tu me poses une colle, je ne sais plus. Moi: Moi non plus justement. Elle, avec une mine pensive: La brûlerie de café, non? Moi: Non, elle est de l’autre côté, la brûlerie. Je tends la main vers ses cheveux. Je lui demande: C’est pas ça qu’on appelle une coiffure à la Jeanne d’Arc? Elle: Non, pas que je sache. Moi: Un bob? Non… Un bol? Oui, voilà, une coiffure au bol… Elle, secouant la tête: Non. Moi: Ah non? Je sens le rire monter en moi. Eli secoue toujours la tête, en silence, son rouge à lèvres a l’air de s’être aplati, on dirait qu’il a coulé dans les petites rides qui montent de ses lèvres. Il faut absolument que je me resserve à boire. Mes yeux retombent sur ses cheveux. Tu t’es fait une couleur aussi, non? je demande. Oui, elle répond. Et ce fichu rire qui monte, qui monte, qui monte… Et des mèches? je demande cette fois, mais je sens que ma voix va craquer. J’avais envie de me faire faire quelque chose d’un peu fou, elle répond. D’un peu fou? je répète, d’une voix hyper aiguë. Et là je m’esclaffe, j’éclate littéralement de rire, je suis hilare, je rigole à n’en plus finir, impossible de me retenir. Au secours! Eli boit une gorgée de son verre. Excuse-moi, je dis. Oh, je suis désolée, Eli. Non non, je t’en prie, elle répond, ça ne fait rien, ça ne fait ab-so-lu-ment rien. Je lui dis: Ce n’est pas de toi que je rigole comme ça. Ma voix est au bord de l’étouffement, j’ai l’impression de pleurer, et peut-être qu’au fond ce n’est pas d’Eli que je ris, peut-être que je ris parce que je suis contente comme tout et un peu pompette. Je reprends mon souffle, je fais bien attention, mais ça vibre de partout: ma bouche, ma gorge, ma poitrine, mon ventre, je sens un tremblement violent agiter mon corps et, pas loupé, j’éclate à nouveau de rire. Eli soupire: Tu sais je m’en fiche, hein, de savoir de quoi ou de qui tu ris… Là-dessus elle tourne légèrement la tête, et du coup je vois sa coiffure d’un autre angle, je vois ses cheveux qui rebiquent au-dessus de ses oreilles, et là je me laisse complètement aller, je suis gondolée de rire, c’est à pisser de rire, on croirait presque que je suis véritablement en train de pleurer de rire. Je fais un vague mouvement de la main pour expliquer à Eli que je suis désolée, mais je crois que je suis infichue d’expliquer quoi que ce soit, je hurle de rire, mon rire se répercute contre les tapisseries, le parquet, le plafond avec le lustre, quelqu’un un peu plus loin me regarde en me souriant, étonné de me voir rigoler autant, j’ai honte, je me trouve débile, il faut que je m’en aille, voilà, je m’en vais, je laisse tomber cette pauvre Eli Rørstad comme une vieille chaussette, je sens que le rire ramollit, que je me calme, j’arrive dans l’autre pièce, je vois plein de gens en train de danser, et là, enfin, mon rire s’arrête.
© ibidem
Pourtant la pauvre Eli, elle savait dès le départ que sa coiffure était… hum… différente. Et je ne résiste pas au plaisir de dévoiler le passage dans son entier tant il est lui aussi tordant:
Ah c’est pas ordinaire comme coiffure. Ça c’est sûr. J’ai l’air bizarre. Vraiment bizarre. Pas moche, mais bizarre. Je regarde le coiffeur. Il s’est fait faire des mèches et il a les cheveux longs derrière. C’est très classe! dit le coiffeur en souriant. Et il cligne des yeux quand il sourit. Si je regarde ma bouche dans la grande glace, je vois qu’elle forme un sourire, que moi aussi je souris. Moi: O-oui… Lui: Ça vous va à ra-vir! Moi: Vous trouvez? Lui: Mais évidemment, voyons! Moi: Merci, c’est gentil… J’ai beau lui dire ça, je doute. Pourtant il a l’air sincère. Je crois d’ailleurs qu’il est homosexuel. Il relève le miroir une deuxième fois pour que je me rende bien compte. Je dis: De toute manière je vous avais dit que je voulais quelque chose d’un peu fou, alors… Lui: Je trouve ça très réussi! Drôle, mais pas non plus échevelé, si vous me passez l’expression! Il rit. Je souris. Puis je ris à mon tour. Un peu. Il a maintenant les yeux plissés et un sourire un peu figé qui lui révèle toutes ses dents. Je lui demande: Vous ne me trouvez pas trop vieille pour avoir une coupe pareille? Lui: Trop vieille? Laissez-moi rire! Mais pourquoi vous seriez trop vieille, allons? Moi: Non… je sais pas… Lui: Je n’ai jamais entendu d’ânerie pareille! Vous êtes à tomber avec cette coiffure! Moi: Parce que… j’ai bientôt cinquante ans… Lui: Cinquante aaans?! Vous!? C’est pas à moi que vous allez faire avaler ça, hein… Moi: Si, je vous assure, j’en ai quarante-huit… Lui: Nan, je vous crois pas… Il secoue la tête pour bien appuyer ce qu’il dit, tout en m’enlevant des petits cheveux que j’ai dans la nuque puis en m’ôtant la blouse. Bon, maintenant il faut que je me relève. Allez, on redresse le dos, on rentre son ventre. Voilà, je me lève.
© ibidem
Tordant… ou pas.
Peut-être que tous ces passages sont absolument désespérants de solitude et détresse existentielles, d'insécurité profonde par rapport à soi, à celle ou celui qu'on est, à l'image qu'on renvoie et que les autres ont ou se font de nous et qui est forcément fausse. Ces banalités ont une fonction littéraire bien précise: montrer comment l'être humain est au monde, quelle place occupent les affects, en quoi nous sommes toutes et tous le produit d'une culture, que nous le voulions ou pas, que nous nous acharnions à le refuser. Notre identité se modèle en fonction de ce regard - mais attention; il nous faut ensuite nous démodeler, nous acharner à devenir, comme disait Foucault, celle ou celui que l'on est vraiment, que l'on veut être, que l'on doit être.
Tous ces longs passages sur la coiffure sont également un des marqueurs du roman. Et je prends le pari, avant même la publication, que les critiques et les lecteurs masculins vont crier au loup et dénoncer le, je cite, roman de bonne femme. Comme s'il n'existait pas de roman de mec. Comme si Nick Hornby, pour ne prendre que cet exemple, n'écrivait pas sur des sujets chiants comme la pluie qui n'intéressent que les hommes, avec un regard de mâle, une pensée de mâle, des sous-entendus de mâle. Ou un autre exemple. Quand le Danois Jens Christian Grøndahl fait exactement pareil que Trude Marstein ou Virginia Woolf, à savoir se concentrer sur les détails de la vie quotidienne, là c'est forcément splendide, c'est forcément sensible et bien vu. Mais si les auteures femmes citées supra adoptent la même technique narrative, c'est à bâiller d'ennui.
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