mardi 25 mai 2010

Sara, Zouc et Marguerite (et Hervé - et M.)

Il y a des coïncidences comme ça. Qui font que ce métier est un bonheur. Qui font que la vie est un bonheur.
Le même jour, M. me soumet un texte écrit sur Hervé Guibert, cependant que je commence à traduire un texte que Sara Stridsberg a écrit sur la folie, texte qu'elle lira dimanche 30 mai à 11 heures à Lyon, dans le cadre des Assises du Roman organisées par la Villa Gillet. Bon.
Dans ce texte, Sara parle du roman de Marguerite Duras, Emily L., dont j'ai cité l'autre jour un passage. Dans ce passage, Duras parle du "cachot mental" et dans ce roman elle présente une femme qui ne s'en est jamais remise de ne plus avoir écrit, et non seulement ça, mais d'avoir égaré ses écrits. Ça fait quoi, de ne pas se remettre de quelque chose? Ça fait quoi, de perdre la tête comme ça? Ça fait quoi, de savoir qu'on ne sera plus jamais soi? Ça fait quoi de devenir fou, ça fait quoi d'être folle?

En réponse, Sara écrit, comme je le présente:
(une femme folle est un véritable scandale)

Sara écrit aussi:
le génie remplace la folie
des oiseaux de mer volent à travers les couloirs d’hôpital
la folie est aussi une révolte, une désobéissance
la désaxée et le roman font ce qu’ils veulent, tous deux courent nus à travers le monde, vaillants et vulnérables comme une proie dans la forêt, tous deux débitent de longs monologues, détruisent, jouent, dérangent, dérobent, compliquent, convainquent
la désaxée sait que tout n’est que vent, par exemple le vent en provenance de mille et une pages, de pages jamais encore écrites, de pages brûlées, mal lues, incarcérées, détruites
elle sait que le roman est une femme solitaire aux dents pourries internée dans un hôpital, une terroriste pacifique, une ville-miroir
le roman ou la désaxée sont suffisamment futés ou abrutis pour oser encore espérer, ce qui les apparente aux clowns, en qui nous déposons notre confiance délicate, notre fragilité, le roman est une histoire qui adoucit le monde
HEY WAIT MISTER
et je pense aussi à la relation entre la folie et la furie, qui est la condition sine qua non pour pouvoir écrire, le feu, l’orgueil, la force
je pense à l’artiste des années soixante Lee Lozano qui quitte la scène artistique de New York qu’elle adorait tant pour devenir une espèce d’existence limite, une artiste de rue, elle écrit: «Je ne suis pas en colère contre quelqu’un ou quelque chose, je suis furieuse»
et toutes ces désaxées solitaires qui ont quitté la scène
© Sara Stridsberg pour le texte original suédois
© Jean-Baptiste Coursaud pour la traduction française


Et puis je repense au fait que Marguerite Duras a interviewé Zouc en 1984.
Et je repense au fait qu'Hervé Guibert a lui aussi interviewé Zouc, mais en 1978.
Zouc a été aussi une désaxée solitaire qui a quitté la scène. Elle est devenue une désaxée solitaire qui a été forcée de quitter la scène, parce qu'elle a contracté une maladie nosocomiale lors d'une opéartion à l'hôpital.
Zouc a été une désaxée solitaire et a été internée dans un asile psychiatrique à l'âge de 16 ans. Parce qu'elle n'était pas comme les autres, parce qu'elle n'acceptait pas cette vie qu'on lui réservait.
Dans l'interview avec Duras, il y a à un moment ce dialogue:
Vous avez été malade, vous avez été soignée deux ans. Est-ce que vous avez des connaissances sur la folie ?
Oui, j’en ai. Je ne crois pas être entrée complètement dans la folie. Vous savez, soit on verse carrément dedans, soit on se maintient au-dehors. Quand on est au-dehors, ça se présente comme une tentation. Moi, j’ai presque passé de l’autre côté, c’est très dur et on ne peut pas du tout le dire en mots. Un ami, un jour, m’a demandé de lui faire comprendre ce que je ressentais, de le faire comme s’il ne comprenait pas le langage. J’ai dit que j’étais un steak haché suspendu à une corde à linge, mouillé, par jour de grand vent. Je suis encore complètement d’accord avec ça, c’est le mieux que j’ai trouvé pour le dire. J’étais sans colonne vertébrale, sans peau, la tête pincée dans la corde à linge, je n’avais pas les pieds à terre, alors je ballottais d’un endroit à l’autre. Quand j’ai commencé à pouvoir bouger, je mettais douze heures pour laver la baignoire, me baigner, me rendre propre, m’habiller, quand j’avais fini ma toilette, la nuit venait. Ce qui m’a tirée de là d’abord, c’est Michel, il est venu tous les jours pendant deux ans, c’est long deux ans, tous les jours. Et puis j’ai l’idée aussi que c’est un petit vieux de la clinique. C’est lui qui m’a fait recommencer à rire pour la première fois. C’était un petit vieux maniaco-dépressif qui était resté immobile, la tête baissée, pendant des mois et des mois. Et puis tout à coup il s’était levé, il était passé à faire des gags tout de suite, à se faufiler partout. Par exemple il lavait des dossiers, il cassait tous les stores. Un jour, vous savez ce qu’il a fait, il a vidé tous les stylos de tout l’étage, impossible d’écrire un mot. Il disait très très peu de choses mais toujours les mêmes. Quand il prenait le thé, il levait sa tasse en l’air et il criait en articulant très fort : “Twinings, the tea of London.” Moi, il m’enchantait complètement. C’est avec lui que j’ai ri de nouveau.


Et dans l'entretien avec Hervé Guibert, qui a été publié en 2006 aux éditions Gallimard, sous le titre Zouc par Zouc, où à l'inverse de Duras (qui très, mais alors très présente pendant l'entretien), Guibert est pour sa part complètement absent (ce qui fait aussi qu'on comprend pourquoi M. insistait sur la générosité du journaliste Guibert), Zouc dit, à propos de l'asile (c'est moi qui souligne):
J'ai joué la fille très heureuse. Je montrais plein d'initiatives, je faisais mon lit. Le jour où on m'a permis de sortir et où je me suis retrouvée de l'autre côté, j'ai eu une trouille aussi forte que le jour où j'étais arrivée. Je regardais complètement ahurie les femmes qui promenaient des pousse-pousse avec des cabas à provisions, et connaissant tout ce qui agitait les gens en asile, je me suis demandé: "Mais ces pauvres gens, ils ne peuvent pas devenir fous s'ils en ont envie? Comment peuvent-ils vivre leur folie?" Mes rapports me paraissaient tellement plus sains, plus nets et plus aigus à l'asile que j'ai dû réapprendre à fonctionner dans les rapports courtois et bien pensants de la société bourgeoise. C'est grâce à mon passage à l'asile que j'ai appris à lire la première lecture que les gens donnent d'eux, et une deuxième lecture qu'il faut trouver soi-même. Je crois aux médecins, bien sûr, mais moi ce sont les malades qui m'ont soignée.


Je crois que beaucoup de gens n'ont pas le souvenir de Zouc, ont oublié Zouc - moi j'ai ce souvenir de mon enfance: cette femme en noir sur une scène blanche, dont le corps serait trop grand pour elle, à moins que ce soit le monde qui soit trop grand pour ce corps. Je crois qu'on a oublié toute cette réflexion sur la folie, qui a eu lieu dans les années 70, qu'ont eue Foucault, Deleuze, Michaux, Duras et tant d'autres. Cette réflexion que Sara veut remettre dans l'œuvre, dans le roman, dans la littérature. Puisqu'elle va plus loin que Duras. Elle se demande elle aussi ce que ça veut dire que la création dans la folie, avec la folie, mais elle s'interroge, notamment à travers le personnage de Valerie Solanas dans son roman La Faculté des rêves, ce que l'institution fait de la folie, des fous, des désaxés comme elle les appelle. Ce que l'asile, pour reprendre le mot de Zouc, fait des désaxés, d'eux et avec eux. Et ce qui est étonnant ce que les propos de Zouc sont à peu de choses près ceux du personnage fictionnel Valerie Solanas tel qu'inventé par Sara Stridsberg.

Allez, on se quitte sur sketch de Zouc, Le téléphone, puisque grâce à toitube on peut voir ses anciennes prestations - on est à l'époque en 1977:

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