Et JB doit traduire cette locution norvégienne:
Men kjære vakre vene!
Le mot qui pose problème est vene.
Si on décompose, ça donne:
NO men = FR mais
NO kjære = FR chers
NO vakre = FR beaux
NO vene = FR superbes/splendides
Donc, a priori:
Mais chers beaux superbes!
Hein?
Ou, comme la personne s'adresse à deux hommes:
Mais chers beaux Apollons!
Bien sûr que non.
Ven est un adjectif (ici au pluriel marqué par le E final) dont l'étymologie est très ancienne mais qui, aujourd'hui, n'est plus guère employé que dans une forme extrêmement littéraire, voire dialectale. C'est un terme qui relève de l'archaïsme et qui désigne plus particulièrement la beauté, le charme d'une jeune fille. Le sens indiqué par ordnett ne fait pas de doute:
Quelqu'un de ven est superbe (= skjønn), spendide (= fager, encore un mot archaïque). Comme la fille (= datter) du roi (= konge), la jeune femme qu'on qualifie de cet épithète n'est plus belle (= vakker), elle est alors belle au carré - on atteindrait presque la redondance. On est donc face à une personne dotée d'une beauté plus belle encore que la beauté. Une beauté qui fascine, qui attire, qui suscite le désir.
Et de fait: ce sont ces sémantismes couverts par les dérivés de l'étymon indoeuropéen duquel ven découle lui aussi. Car si ven n'a rien à voir avec le mot norvégien vene = veine (un emprunt au latin), il partage en revanche l'étymologie du mot venn = ami.
Une fille ven est une Vénus, autrement dit.
Et pour cause: ven et Vénus ont la même origine.
Voyons d'abord ce que nous dit le dictionnaire étymologique de dano-norvégien (la langue du XIXe siècle - grosso modo):
Le substantif ven (aujourd'hui = venn) tout comme l'adjectif viennent d'une racine verbale indoeuropéenne commune: °wenh-, qui signifie désirer, s'épuiser à obtenir. Il a d'abord donné l'ancien islandais vinr = ami, qui lui même a donné le contemporain venn, qu'on retrouve aussi en ancien frison ou en ancien haut allemand, mais également en avestan (une langue iranienne) dans le mot vanta = femme. Il y a donc là le sens de l'être aimé, l'être cher.
Vient ensuite le sens du désir, que l'on retrouve dans le latin venus ou le sanscrit vánas, qui signifient tous deux désir. Les linguistes Mallory & Adams (les potes de JB, donc) précisent ensuite que certaines familles de langue, notamment les latines et germaniques, ont retenu l'idée d'effort dans ce désir: le latin horior, qui a donné notre exhorter français; ou l'anglais yearn = se languir. Les grec khairen = se réjouir et sanscrit háryati = prendre plaisir sont également liés.
Outre la… beauté de cette étymologie — si on devait résumer: il faut éprouver un désir très fort pour obtenir, non sans peine, l'être aimé et donc la beauté —, cette digression linguistique nous renseigné sur le champ lexical vers lequel, idéalement, nous devons aller en français. Il nous donne la couleur lexicographique, la sonorité sémantique. JB n'a pas insisté pour rien, plus haut, sur l'être cher, dans la mesure où l'adjectif se retrouve dans la formulation norvégienne qui pose problème: kjære.
Puisque dans celle-ci, notre mot biscornu ven n'est pas un adjectif mais un substantif. Il n'est plus archaïque mais vieilli, voire vieillot. Et pour cause, dans le roman d'Ingvar Ambjørnsen, c'est une vieille dame qui l'emploie. Cela nous donne une deuxième indication du sémantisme vers lequel il faudra aller en français.
Car ça veut dire quoi, au final?
Un dernier mot de grammaire puisque la formule, kjære [vakre] vene est une locution. JB met vakre entre crochets puisque la formule consacrée est bien: kjære vene. Comme ordnett n'indique de traduction française, voyons la traduction anglaise qu'il propose:
Et ordnett de confirmer ce que je disais plus haut: la locution est gammeldags = vieillotte.
JB réfléchit?
Comment traduire.
Et, immédiatement, il saurait comment traduire en anglais si sa langue maternelle était celle-ci. Il dirait alors: Goodness gracious me!
Goodness gracious me comme la série britannique de la fin des années 90 où des Indiens se foutaient de leur propre figure - et de celle des Anglais par la même occasion. C'était splendide et on en regarde un bout pour se délasser un peu:
Revenons à notre kjære vene et notre goodness gracious me.
Quel est le contexte romanesque qui préside à l'emploi de cette locution?
Elling et son copain Kjell Bjarne viennent chercher un chat chez une vieille dame. Elling, hystérique, stressé et névrosé comme il est toujours, a toute sa vie rêvé d'avoir un chat, ce que sa défunte mère lui a constamment refusé. Il a maintenant 34 ans et peut en-fin avoir son animal de compagnie. De plus, il précise: "Jamais encore je n’avais accordé à une personne étrangère une visite à son domicile." Et ajoute enfin qu'il "libérait toute sa force physique sur la sonnette et la relâcherait uniquement quand la porte s’ouvrirait." Elling, quoi. Hystérique. En conséquence, la dame, quand elle ouvre enfin, alors que sa sonnette retentit sans discontinuer, s'écrie plus qu'elle ne prend la parole. Elle est étonnée, surprise. C'est vers ce champ lexical-là qu'il faut aussi aller. Un sens qu'on retrouve à l'identique dans goodness gracious me.
Peut-on trouver une interjection en français qui convienne? Une interjection qui doit être vieillotte.
JB pense à saperlipopette. Mais il lui semble qu'il y a dans ce mot une nuance amusée, alors que celle de la traduction doit plutôt souligner la surprise.
Hum.
Que dit internénette?
Un internaute pose un défi à ses collègues:
Ah. Il a pensé lui aussi à saperlipopette. Comme quoi JB n'est pas dans le faux.
Mais oui!
Jésus, Marie, Joseph!
Mais c'est parfait!
Vraiment?
Dans quel pays se passe le roman? En Norvège. Et en Norvège on est… luthérien. Donc on ne croit pas en Marie - sinon dans le fait qu'elle est la mère de Jésus. Il n'y a pas, dans le vocabulaire norvégien, que ce soit dans les interjections ou locutions ou insultes (lesquelles sont beaucoup formées à partir du lexique religieux), d'allusion directe à la Vierge Marie. En introduisant une interjection qui a le catholicisme comme arrière-plan lexical et cultu(r)el, ne dévie-t-on le sens à donner? Ne fait-on pas de l'oblication sémantique?
Si, bien sûr. On est dans le faux cultu(r)el et le faux lexicographique.
Néanmoins.
Au regard du contexte et du genre du roman, quel effet recherche-t-on?
On recherche à faire de l'humour par une expression vieillotte - le dictionnaire norvégien insiste: les deux sens du terme, que leur nature soit substantivale qu'adjectivale, tombent dans l'archaïsme. Si on rajoute le petit mais présent également dans la phrase norvégienne et qu'on fait dire à cette dame "Mais Jésus, Marie, Joseph!", n'a-t-on atteint l'effet voulu, tant du point de vue de l'humour, du registre que du vocabulaire.
Il y aurait oblication sémantique si le mot ou la tournure employée devenaient péjoratifs ou discriminatoires à l'égard de la ou des personnes qu'ils désignent. Ce n'est pas le cas. Ni pour la locutrice, ni pour ceux à qui elle s'adresse.
Allez, on va conserver cette interjection.
Et on se quitte, comme d'hab en musique, et avec Clothilde. Une obscure chanteuse de l'époque yéyé qui chantait… Saperlipopette, la première idée de traduction de JB et par ailleurs une chanson dont Clothilde nous dit qu'"elle n'est pas si bête, mais sans queue ni tête / chacun la comprend à sa façon." Ouiii… "Pas si bête", ça…
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