lundi 1 mars 2010

De l'ethnolinguistique des couleurs

Traduisant toujours Ketil Bjørnstad, et plus particulièrement ce chapitre intitulé Les couleurs des tonalités:

Oui, me dis-je en pensant à l’échelle chromatique, restant assis quelques minutes encore sur la bien nommée chaise Beethoven : les tonalités ont décidément des couleurs. Juxtaposées, assemblées, elles peuvent représenter des peintures – mais quelle expression le peintre désire-t-il restituer ?
L’ut majeur est blanc comme la neige, comme le Concerto pour piano n°1 de Beethoven, comme la peau de Cathrine au printemps.
Le ré bémol majeur est jaune comme l’herbe grillée par le gel après l’hiver, comme les cheveux de Marianne Skoog.
Le ré mineur est encore plus jaune. Comme le feuillage d’automne.
Le mi bémol majeur est d’un gris tirant fortement sur le blanc, transparent comme l’eau.
Le mi mineur est d’un gris plus prononcé, comme la neige de mars, ou comme la mer lorsque les nuages gonflent.
Le fa majeur est brun, comme les champs de blé en Norvège au mois d’août.
Le fa dièse mineur est multicolore, comme les papillons sous la pluie.
Le sol majeur est bleu, comme une ligne d’horizon par une journée ensoleillée.
Le la bémol majeur est d’un rouge clair, comme la couleur des lèvres d’Anja.
Le la majeur est d’un rouge franc, comme les maisons en brique italiennes, ou comme la bouche fardée de Selma Lynge.
Le si mineur est beige clair, comme le sable.
Le si majeur est comme le pissenlit.
Le si bémol mineur est d’un marron tirant sur le gris, comme les troncs d’arbre à l’extérieur de la chambre d’Anja.






© Ketil Bjørnstad, pour la version originale, H. Aschehoug & Co (W. Nygaard), 2007
© Jean-Baptiste Coursaud pour l'édition française, Éditions Jean-Claude Lattès, 2010

Je l'avais déjà brièvement énoncé: traduire les couleurs du norvégien vers le français n'est jamais sans poser problème.
D'un pur point de vue morphologique, le norvégien forme ses nuances chromatiques par agglutination des couleurs principales. Ainsi, ce que j'ai traduit par gris tirant fortement sur le blanc est en fait un gris blanc en norvégien = hvitgrå. De même, le beige clair est un blanc brun = hvitbrun et le marron tirant sur le gris un brun gris = brungrå. La langue française fonctionne sur l'autres principes sémantiques et, comme à son habitude, a tendance à préférer la symbolique, voire l'allégorique. On parlera davantage respectivement de gris perle, de coquille d'œuf et enfin de taupe.

Dans ce passage, et contrairement à ce qui prévaut traditionnellement dans la traduction littéraire, ce n'est pas le littéraire et le stylistique qui vont régir le choix lexicographique. Mais bien l'ethnolinguistique. Derrière cette phrase ronflante: Késako?
Les termes qu'on choisit lorsqu'on traduit le sont en fonction de leur sens, mais aussi de leur sonorité dans leur juxtaposition avec d'autres mots. Un exemple par rapport à ce que j'ai aussi traduit ce matin: on évitera la désastreuse cacophonie de la phrase "Son concerto contient" et on préférera "Son concerto renferme", moins concon pour le coup. En revanche, j'ai traduit "Une minuscule pièce de musique, me dis-je. D’une incroyable humilité."; mais j'aurais tout aussi bien pu traduire: "Une toute petite pièce de musique, me dis-je. D’une incroyable humilité." En l'occurrence, et plus que jamais dans un roman consacré à la musique, à la sonorité, au chromatisme, les allitérations et assonances en M, U et I fonctionnent de la même façon que celles en P, T, U et I. Et dans les deux cas, on tombe sur une phrase de dix pieds contre huit. C'est une affaire d'appréciation. Et peut-être ai-je au final choisi la première possibilité en ce qu'elle contient trois lettres du mot musique.
La seule condition littéraire qui prévaut le choix lexicographique est énoncée dans le titre comme un impératif. Puisque l'auteur liste des couleurs et qu'il donne ensuite une image à ces couleurs, on ne va pouvoir choisir la méthode française traditionnelle de la couleur allégorique, il va falloir se cantonner aux formulations les plus simples, d'où mes formulation tirant vers le qui a deux avantages: 1) respecter le choix pour nous Français iconoclaste de la terminologie chromatique norvégienne, 2) rester au plus près de ces couleurs basiques.

Non. Dans le passage supra c'est véritablement la réalité ethnologique transmise dans la langue qui va guider notre choix.
3 exemples:
1) Le ré bémol majeur est jaune comme l’herbe grillée par le gel après l’hiver
C'est un classique dans la traduction du norvégien vers le français. En fait, le norvégien dit simplement jaune comme l'herbe après l'hiver. En général, on traduit même par jaunie - mais ici, comme je le disais à l'instant, puisqu'il s'agit de couleurs basiques, je veux dire sans images, exprimées de la façon la plus neutre possible, il faut préférer le terme jaune. Or, pour les Français, l'herbe est jaune après l'été, après la sécheresse. Les Norvégiens connaissent peu la sécheresse. Chez eux, l'herbe est jaune à la fin de l'hiver, quand la neige est fondue et que le gel a grillé l'herbe. Pour éviter cette perturbation linguistique, on aura tendance à indiquer grillée par le gel après l'hiver. Et voilà encore, ceci dit en passant, une belle illustration du signifiant et du signifié chers à Ferdinand de Saussure: si le signifiant est le même pour les Norvégiens comme pour les Français, le signifié diffère.

2) Le si mineur est beige clair, comme le sable.
Je l'ai dit, en norvégien, la couleur indiquée est celle du blanc brun, un ocre, pourrait-on dire. D'un point de vue sémantique l'association norvégienne est problématique pour la réalité française puisque cette langue associe peu le blanc au marron. Non, ce qui ici est intéressant c'est la couleur que l'auteur prête au sable. Le sable serait dans des tons brun blanc. Pour nous, le sable a une couleur jaune avant tout. Afin de s'en assurer, une visite sur le site pourpre.com nous donne raison. Sable, qui est aussi une couleur en français, est rangé dans la famille des jaunes. La définition de sa teinte est la suivante: beige clair. Autrement dit: blanc brun. Cet illogisme linguistique (illogisme puisque, au final, on arrive au même résultat) ne cesse d'étonner puisque les Norvégiens considèrent que la couleur principale de cette teinte est celle du brun, alors que les Français optent pour le jaune.

3) Le fa majeur est brun, comme les champs de blé en Norvège au mois d’août.
On ne peut pas être plus dans l'ethnolinguistique qu'avec cet exemple qui pose deux problèmes. Le norvégien dira donc brun comme les blés alors que le français parle de blond comme les blés. Deuxième chose: en août, les champs de blé sont moissonnés. J'ai vérifié avec der Papa, qui est un ancien agriculteur: "Ah, oui, penses-tu, mon chéri! Il y a belle lurette que chez nous on a moissonné en août!" Merci, papa. Et d'ajouter: "Mais ce n'est pas faux. Dans le nord, ils ont sans doute une autre variété de blé, et puis ils sèment nettement plus tard que nous." Re-merci, papa. Et donc, pour toutes ces raisons, je modifie la phrase qui au départ signifiait simplement comme les champs de blé en août en comme les champs de blé en Norvège au mois d'août. Et cette précision a le mérite de donner au lecteur français une image très visible de la réalité norvégienne; entendons: elle ne supprime pas l'étrangeté de la réalité norvégienne, elle la souligne - puisque, au risque de me répéter, il ne faut pas éliminer l'étrangeté d'un texte étranger, il ne faut pas ternir le côté… allez, j'ose un jeu de mots, le côté couleur locale d'un texte étranger.
Le couleur locale. Dont acte.

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