Ça veut dire quoi?
Pour comprendre un mot, il faut toujours aller vérifier son étymologie. L'étymologie donne en effet une précieuse indication sur les champs lexicaux du terme, sur son étendue sémantique - elle permet ainsi de circonscrire les sens dans la langue que l'on traduit ensuite.
Grâce aux Suédois, nous en savons tout de suite davantage:
Sorg signifie à l'origine inquiétude, douleur. C'est un terme pan-germanique en ce qu'on le retrouve dans toutes les langues de cette famille. Sous la même orthographe dans les cinq langues scandinaves (islandais, féroyen, norvégien, suédois et danois), et dans les formes suivantes pour les autres langues, en allemand: Sorge, en néerlandais: zorg, ou en anglais: sorrow. C'est un mot que l'on peut rattacher au sanscrit (également une langue indo-européenne) surksyati (désolé pour l'absence d'accents - cf supra pour l'orthographe exacte) qui signifie s'inquiéter pour, se faire du souci; un sens que l'on retrouve à l'identique en allemand: sich Sorgen machen. Mieux, nous indique le Online Etymology Dictionary, le verbe lituanien (de la famille des langues baltes) sergu, qui signifie être malade, est apparenté à notre sorg norvégien; et idem du sraga en vieux-slave et du serg en vieil irlandais (de la famille des langues celtiques), ces deux substantifs signifiant maladie. Les synonymes norvégiens du terme sorg vont d'ailleurs dans ce sens puisque le champ lexical est celui de la douleur de l'âme, de la peine: tristesse, mélancolie, désespoir, consternation, etc.
On peut conclure que l'intérêt de ce mot réside dans la circulation de la douleur. Si le siège de celle-ci est bien interne, et se situe plus particulièrement dans le cerveau et ses circonvolutions, il n'empêche, son mouvement n'est pas uniquement tourné vers le sujet qui l'éprouve, ne concerne pas le sujet à proprement parler, non, ce mouvement peut aller vers l'autre, il peut concerner autrui.
À cet égard, si on doit trouver immédiatement une traduction, on pourra choisir le mot français chagrin: une souffrance morale, une douleur, nous confirme le TLF. Lequel précise aussi que le chagrin désigne également la manifestation de cette peine, à savoir concrètement, et par exemple, les larmes. Le chagrin est donc à la fois un état d'âme et un phénomène. Il y a de la pathologie, pour filer le lien avec la maladie dont il était question dans certaines des langues citées supra. Si on va regarder dans le dictionnaire français/norvégien, on trouve effectivement ce sens au mot sorg:
Oui, on le lit décidément, sorg a bel et bien le sens en français de peine, chagrin, douleur, souffrance. Mais pas seulement.
Puisque le second sens est celui de deuil. Le verbe infléchi est un bon indicateur: sørge. Jeg sørger, disent les Norvégiens, ce qui signifie à la fois: je suis en deuil, je souffre toujours du deuil qui m'a frappé récemment, mes condoléances, j'ai de la peine pour vous à la suite du deuil qui vous accable, etc. C'est toute cette dimension sémantique qui se tient, selon le contexte, derrière ces deux petits mots - et qui vont dans le sens de la circulation de la douleur dont je parlais précédemment.
Revenons à la question. Comment traduire sorg?
Généralement, on traduit selon le contexte narratif et on choisit chagrin ou deuil. Dans le roman de Ketil Bjørnstad, je n'ai certes pas fait autrement mais, parfois, souvent, la distinction lexicographique que fera le français va supprimer l'une des dimensions à la fois sémantique et narrative du norvégien. Dans le récit, c'est aux deux qu'il est le plus souvent fait référence. Alors, on va traduire les deux: je vais indiquer les deux termes. Pourquoi? Parce que les deux personnages centraux sont frappés par le deuil (Aksel a perdu sa mère et son amour de jeunesse, Marianne a perdu sa fille, son mari et un ami), et parce qu'ils sont unis (au propre comme au figuré) dans le chagrin. Trois exemples assez différents, qui suivent l'histoire et permettent de comprendre pourquoi et en quoi ce choix est nécessaire:
• — Non, m’empressé-je de répondre, comme pour empêcher cette pensée de se développer davantage. Songe aux épreuves qu’elle a dû traverser : un mari qui se tire une balle dans la tête, une fille qui meurt de dénutrition. En l’espace de quelques semaines, elle a tout perdu.
— Oui, mais tu oublies une chose, Aksel, ajoute Rebecca, toujours aussi prosaïque. Le deuil et le chagrin ne sont pas dépourvus de sensualité. (…) Pense à tous ces gens qui se rencontrent alors qu’ils sont en deuil et ravagés par le chagrin. Le chagrin nous lamine, qui que nous soyons.
• Il prend ma main et la serre entre les siennes, comme s’il était un ami proche partageant mon deuil et mon chagrin, et cela me touche, nettement plus que je ne m’y étais préparé.
• Et elle était tout aussi désemparée que moi par ce qui venait de se passer. Mais moi, je n’avais ni la place en moi pour emmagasiner davantage de chagrin, de deuil.
Et cela devient parfois tellement compliqué qu'il faut carrément sur-traduire:
Comme un somnambule, je remonte la rue où se trouve mon appartement. Sorgenfrigate. C’est presque une blague d’habiter ici, dans cette rue qui certes signifie rue Sans-Souci ou rue des Insouciants, mais que l’on peut lire aussi comme la rue où vivent ceux qui sont libérés des soucis, du chagrin, et du deuil aussi.
Alors j'en ai peut-être ici trop fait, je ne sais pas - je n'en ai pas l'impression. J'ai uniquement donné deux traductions du mot norvégien sorgenfri, sachant qu'en plus l'auteur joue sur la signification du mot fri = libre et libéré. Et, comme il faut copier cet effet littéraire, en l'espèce un jeu sur les mots, je me suis dès lors senti autorisé à énumérer les trois sens du substantif sorg et ainsi, de façon quasi subliminale, à indiquer au lecteur la couleur du texte comme de l'ambiance (et j'insiste sur ce mot, couleur, puisque c'est un mot qui est du domaine de la musique classique, autre motif central du roman).
En guise de conclusion, j'aimerais faire référence et rendre hommage au magnifique travail qu'avaient faits mes collègues Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet dans le cadre de leur traduction, en 2000, du roman de l'écrivain originaire d'Antigua Jamaica Kincaid, Mon Frère (Éditions de l'Olivier). Parmi les très nombreux problèmes rencontrés, ils citaient dans leur postface celui-ci:
Malgré ce que trop de traductions littéraires négligées et de médiocres versions françaises cinématographiques ont fini par imposer à l'oreille et à la conscience françaises, I am sorry ne signifie que bien rarement en anglais Je suis désolé. Sorry vient de sorrow, le chagrin. Et cette phrase toute faite recouvre une grande quantité de significations, depuis pardon, je regrette, je m'excuse, je te plains, j'ai de la peine, jusqu'à je suis désolé. En l'occurrence, Toutes mes condoléances serait la traduction "naturelle" de I am sorry dans le passage où Jamaica Kincaid décrit la réaction des gens (intimes, proches ou lointains) à la mort de son frère. Mais pour "bien" traduire, il aurait fallu renoncer à faire comprendre l'ensemble des considérations auxquelles l'auteur ce livre sur ces trois mots. Nous avons dû, à notre grand dam, nous résoudre à les traduire par je suis désolé.Nous avons rencontré exactement les mêmes difficultés. Et nous avons chacun fait un choix en lien avec l'histoire, le style, la narration. Ce que je veux dire: il n'y a pas de formule magique ou toute faite, c'est avant tout l'écriture qui va guider notre choix, lequel est donc un ressenti du texte.
On ponctue ce long développement par la chanson ad hoc. Et force m'est de constater que les Magnetic Fields illustrent encore une fois un article portant sur la linguistique et la lexicographie. C'est dire à quel point les paroles sont diaboliquement ciselées, des petits trésors d'écriture. La chanson, I'm sorry that I love you, est tirée de l'indispensable album 69 Love Songs (avec, donc, réellement 69 chansons sur l'amour) et a cette phrase fabuleuse: Well I'm sorry that I love you / It's a phase I'm going through. Enjoy!
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