Dans ce mail, T invitait donc JB à aller consulter le site d'un artiste néerlandais, Ari Versluis. On regarde une série, intitulée Bouncers (les physios en français) et extraite d'un projet lui-même appelé, comme on le lit ci-dessous, Exactitudes:
Et JB pensait aussitôt aux photos de l'Allemand Gerhard Richter, extraites de son Atlas. On regarde un exemplaire:
Les photos du Néerlandais Ari Versluis sont connues et vues et revues - au risque de lasser? Même l'Ambassade des Pays-Bas à Berlin en a affiché une suite sur la façade de son immeuble.
Sérielles, les images recensent des types, fixent des genres. Elles fonctionnent sur le principe de l'alter ego où 12 personnes différentes sont photographiées en prenant la pose avec la même gestuelle, portant des vêtements plus ou moins identiques, exerçant une profession identique ou appartenant à un groupe similaire. Des clones, comme on le disait des créatures de Tom of Finland dont JB montrait quelques exemplaires mardi dernier, et qui ont par là même fini par désigner les homosexuels tout en cuir noir, lesquels ont été appelés à partir des années 1990 les cuirettes. Et, ça tombe doublement bien, Ari Versluis en a photographié quelques-uns dans une série intitulée Leathermen:
Et, donc, ces séries d'Ari Versluis, reproductions d'un autre différent, d'un moi dupliqué, ne sont pas sans rappeler le travail de Gerhard Richter, où les Exactitudes du premier seraient à l'être humain ce que l'Atlas du second serait au paysage. À chaque fois: 12 propositions, 12 variations sur un même thème — avec une sensible évolution chez l'Allemand, tandis que le Néerlandais poursuit sa recherche du même. Et à l'autre différence près que Versluis utilise (aussi) le médium Internet pour les diffuser. De la même manière qu'elles montrent tout le monde, elles sont accessibles à tout le monde. Et rehaussées parfois d'une sorte petit poème souvent en vers pour témoigner de l'attrait que les personnes photographiées en série ont suscité chez l'artiste.
Ainsi des Ecopunks:
50. Ecopunks.
Tribal anticonsumerists.
No logoists.
Crossing borders in vans,
in search of illegal technological enclaves
where the music is pumping.
No clock, no need.
Just dogs and magic mushrooms.
Ou encore ceux qu'il nomme Manipulators et que JB surnomme les muscle maries et à propos desquels il dit: "Boys can have tits too."
JB aime bien les Bears:
Les Butchers:
Les Pitboys:
Et, enfin tout particulièrement, ainsi que le soulignait T dans la fin de son mail:
52. Skins.
No nonsense — work mates — a few words.
A roll-up and a beer,
cut-to-the-bone gear.
Cropped hair and braces up or down,
there'll always be a skinhead in town.
Les Exactitudes de Versluis sont aussi intitulées des séries, à savoir, nous dit le TLF: un "ensemble dont les éléments homogènes qui le composent sont ordonnés selon une ou plusieurs variables: le temps, la fonction, etc." Dans le même ordre d'idées, un atlas est un "recueil de cartes", indique également le TLF, ou "tout recueil de planches, de tableaux, de dessins joints à un ouvrage". Dans les deux cas, que ce soit en sériant ou en cartographiant, les artistes inventorient, énumèrent, dénombrent, répertorient. Ils rapprochent les apparents confins et soulignent sinon l'identique, en tout commun le commun. Pourquoi les jumeaux ont-ils toujours fasciné? Pourquoi le petit garçon de Shining a-t-il peur des jumelles?
Pourquoi Narcisse se noie-t-il dans l'étang en contemplant son reflet?
Pourquoi les vikings croyaient-ils au monde du double?
Pourquoi la pensée a priori irrationnelle parle-t-elle de déjà-vu?
Autrement dit: qu'est-ce qui se passe lorsqu'on a l'impression de voir la même chose, le même être, le même paysage?
Si Ari Versluis se pose la question depuis 1994 (dans Exactitude, il y a exact, plus ou moins synonyme de similaire, dont le substantif similitude rime justement avec exactitude), Gerhard Richter se la pose identiquement (sic) depuis des années. à force d'avoir pris des photos ici et là et aux quatre coins du monde, il publie trente ans plus tôt, en 1964, son Atlas où l'effet sériel est tout aussi sidérant:
Perec se demandait: "Comment regarder le quotidien?", question qui préludait pour lui à une recherche tous azimuts, qu'elle explore le fond ("le monde qui m'entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction"), ou qu'elle ausculte la forme ("écrire tout ce qui est possible à un homme d'aujourd'hui d'écrire: des livres gros et des livres courts, des romans et des poèmes, des drames, des livrets d'opéra, des romans policiers, des romans d'aventure, des romans de science-fiction, des feuilletons, des livres pour enfants…" — et JB sait grâce à Perec de ne pas oublier ces derniers.)
Ce texte faisait suite à un autre, écrit deux ans plus tôt et intitulé quant à lui Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail. Perec détaillait ce qui se trouvait sur sa table de travail et expliquait, entre parenthèses:
(…) (rien ne semble plus simple que de dresser une liste, en fait c'est beaucoup plus compliqué que ça n'en a l'air: on oublie toujours quelque chose, on est tenté d'écrire, etc., mais justement, un inventaire, c'est quand on n'écrit pas, etc. L'écriture contemporaine, à de rares exceptions (Butor), a oublié l'art d'énumérer: les listes de Rabelais, l'énumération linnéenne des poissons dans Vingt Mille Lieues sous les mers, l'énumération des géographes ayant exploré l'Australie dans Les Enfants du capitaine Grant…)
L'énumération des caractères de Versluis et l'énumération quasi géographique de Richter, donc. Et ce plus que jamais dans la mesure où JB avait promis au début de ce mois qu'il reviendrait sur cette idée de listes. Les listes procèdent d'une "volonté de savoir", pour paraphraser Foucault, d'un désir de connaître quelque chose et/ou quelqu'un dans ses retranchements, de le cerner à partir de mots-clé — mais aussi pour employer des mots du héraut de l'oulipo dans son texte cité supra, les listes permettent de "ranger, classer, mettre de l'ordre". Penser/classer, en somme, comme le titre du recueil dont sont extraits ces textes. De cartographier, pour filer la métaphore et le procédé de Richter. De scanner, pour employer un terme plus contemporain qui témoigne de la méthode de Versluis. Faire une liste, c'est faire un inventaire. Un inventaire comme si on voulait réinventer: son entourage, soi, sa vie.
Ces listes-là, le héros du roman d'Erlend Loe, Naïf. Super. (1996 en norvégien, 2003 en français), en fait à l'envi. À la faveur de quoi? Et bien de ça, justement. De cet entourage, de ce moi, de cette vie à réinventer.
Le narrateur a l'impression que son monde s'est écroulé. "Plus rien ne fait sens", dit-il. "Je songe qu'il me faut repartir à zéro", dit-il aussi. "Comment repart-on à zéro?" se demande-t-il enfin.
En dressant des listes.
Plus il en dresse, plus il "met de l'ordre" dans sa vie, plus il comprend son existence, plus il se dit "content".
Faire des listes, cela équivaut à finir par comprendre et, ainsi, du moins peut-on l'espérer, connaître la joie.
Or, en comparant sa liste avec celle de son ami Kim, le héros de Naïf. Super. a aussi cette réflexion:
J'aime bien la liste de Kim. Plusieurs points auraient d'ailleurs dû figurer sur ma liste. Même su la modifier me paraît désormais impensable. Un peu limite comme procédé. Le vélo et la profession de détective auraient dû en tout état de cause figurer sur ma liste. Je n'arrive pas à comprendre comment je me suis débrouillé pour les oublier.
C'est la limite des listes. Comme le souligne Georges Perec, on a la fâcheuse tendance à très vite les rédiger, à oublier leur caractère (d'écriture) automatique et à les propulser dans une littérature. Et comme le souligne Erlend Loe, on a tendance à être fâché si on se rend compte après-coup qu'on a oublié certains points.Et JB se souvient forcément d'une autre liste également norvégienne, venant d'un artiste également appelé Kim Hiorthøy mais récitée par Inga Sætre. Et il est fort probable que le Kim fictionnel corresponde au Kim réel — après tout, Kim Hiorthøy illustre (il est musicien, plasticien et illustrateur) les livres pour enfants d'Erlend Loe. La liste, qui date de 2001 et est trouvable sur l'album Melke est intitulée Ting som virker, c'est-à-dire: Les choses qui fonctionnent. — et qui n'est pas sans rappeler la liste du héros d'Erlend Loe dans Naïf. Super. qu'il nommait "la liste des choses qui m'enthousiasmaient quand j'étais enfant". On écoute en tout cas celle d'Inga mise en musique par Kim et on peut lire en dessous le contenu:
Les choses qui fonctionnent
courir quand il pleut
essayer à chaque saut d'atterrir à pieds joints dans les flaques d'eau
prendre le premier métro venu et aller où on veut
aller à un endroit en hauteur et embrasser l'horizon
goûter des bonbons qu'on a jamais mangés
lire des bandes dessinées dans le parc
mettre la table et prendre un long petit déjeuner
aller à la bibliothèque pour chercher des livres
appeler grand-mère
rendre visite à quelqu'un qu'on n'a pas vu depuis longtemps
boire en café en plein milieu de la journée tout en lisant aftenposten
aller au magasin de disques et écouter un disque qui a une belle couverture
ou bien quelqu'un dont on a entendu parler ou alors quelque chose dont on se demande ce que c'est
Pour information, Aftenposten est le quotidien norvégien le plus lu.
Faire des listes, c'est rassurant, c'est "enthousiasmant". Parce que ça fait voir le quotidien avec un autre regard (confer Versluis et Richter). Parce que ça donne de la perspective aux "choses" et donc à soi (confer les mêmes et Perec). Parce que ça met de l'ordre dans une vie (confer Perec encore et Loe). Parce que permet de montrer les points "qui fonctionnent" dans une existence (confer Hiorthøy & Sætre). Parce que ça permet de comprendre (confer Versluis et Richter et Loe). Parce que ça rend "content" (confer Loe). Parce que…, parce que…, parce que… Et voilà, on se met soi-même à faire des listes, à énumérer, à avoir cette "volonté de savoir".
Cette liste des choses qui fonctionnent a fait des émules. Il existe même un site homonyme en Norvège où on peut indiquer ce qui, pour soi, fonctionne. Et qu'est-ce qu'on trouve parmi les propositions des internautes, comme JB le souligne?
Bingo! Lister. C'est-à-dire: les listes.
Allez, on se quitte.
On se quitte sur une sorte de liste qui est aussi un poème.
Un poème de l'Autrichien Ernst Jandl († RIP) que JB aime particulièrement.
Ce poème s'appelle zahlen, un mot qui signifie compter avec une minuscule (et c'est donc un verbe) mais aussi nombres avec une majuscule (et c'est alors un nom commun). Qui compte les nombres, énumère. Qui énumère, fait des listes. Qui fait des listes, désigne. Qui désigne, montre. Etc., etc., etc.
JB traduit (du mieux qu'il peut, c'est-à-dire bôf, c'est-à-dire littéralement):
nombres/compter
bouche un
pied deux
continent cinq
doigt dix
et des cheveux/poils
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