lundi 20 décembre 2010

Virus (1)

Et JB, en se couchant hier soir, s'est dit, rapport au post sur les virus en napperons, qu'il aurait pu indiquer l'étymologie du mot virus. Ce qu'il fait tout de suite, en s'aidant du Robert historique de la langue française.
VIRUS n.m. est emprunté (1478) au latin virus “suc des plantes”, “sperme” ou “venin des animaux”, puis “venin, poison” et, au figuré, “âcreté, amertume”. Le mot est proche du vieil irlandais fi “poison”, du grec ios “venin, poison” et aussi “rouille”, et du sanskrit viṣá de même sens. On a rapproché ces termes du verbe sanskrit vēṣati “faire couler”, et supposé que leur emploi s'expliquerait par un tabou linguistique.
Quoi? Un tabou linguistique?
Ça alors…
La linguistique est en train de nous expliquer, au saut du lit, tranquillement, avec son air benoît (die Mama dirait: "avec son air con et sa vue basse"), que, depuis leur origine, les langues considèrent les virus comme quelque chose d'indicible, mieux: d'innommable.

Car, du coup, ça rappelle à JB le bel ouvrage que M. lui a si gentiment (pléonasme) envoyé et pour lequel il le remercie du fond du cœur. L'artiste Sophie Roger, à la suite d'une résidence d'artiste de neuf ans dans le service des maladies infectieuses du CHU de Rouen, et en collaboration avec le FRAC Haute-Normandie, a donc réalisé un livre, intitulé Contre-jour, puis réalisé un film diffusé en novembre dernier à l'hôpital en question. On lit un résumé du projet sur le site du FRAC:


L'ouvrage montre des dessins, comme celui présenté ci-dessus et agrandi ci-dessous:

© Sophie Roger

Mais il montre surtout des photos, prises à l'hôpital, et illustrées par des paroles prononcées par les personnes atteintes du VIH/sida (donc le virus) qui fréquentent le service. Et, quand JB avait lu l'ouvrage, il avait été littéralement stupéfié par cette phrase qu'il trouvait d'une justesse époustouflante.

© icke © Sophie Roger

JB souhaite citer et répéter:
Je pense que si les gens réagissent comme ça, c'est parce que c'est lié à l'impensé, ce sont des choses impensées par notre société.
Car, au-delà du VIH, c'est toute la maladie qui est impensée par la société — ou par le corps social, comme on dit aussi. Le corps social ne nomme pas et ne pense pas le corps malade. Le virus et le corps malade sont innommables, impensables et impensés pour la société et le corps social: ce sont des tabous linguistiques. Les sciences sociales (linguistique, anthropologie, ethnologie) nous montrent depuis longtemps que le corps cristallise avant tout le tabou, en l'espèce linguistique:


Le corps sain étant déjà tabou, le corps malade ne peut l'être qu'encore plus. Le corps malade est tabou: impensé, impensable, innommable.
JB avait d'ailleurs été frappé par l'emploi de ce mot: impensé. Il le trouvait juste, donc, adéquat, mais il le trouvait surtout beau. C'était un mot parfait au point de vue linguistique: tant dans son signifié (= sens conceptuel) que dans son signifiant (= image acoustique). JB était quand même allé voir si le dictionnaire connaissait le mot et, de fait:


"Informulées, ces énergies glissent dans l'impensé", dit la citation de Bloch.
Le tabou linguistique par rapport à la maladie, c'est ça: aussi informulé et impensé qu'innommable et impensable.
Les personnes a priori amies, quelles qu'elles soient (proches, professionnels de santé), tentent à chaque fois de rassurer sur l'air de: "C'est par ignorance." Ce serait par ignorance si la plupart des gens versaient dans l'impensé et l'informulé par rapport à la maladie et au corps malade. Une espèce d'instinct de survie: ne pas y penser, ne pas (se) le formuler, c'est l'éloigner, c'est s'en prémunir. Sauf que. La contamination par le virus VIH a montré l'inanité d'un tel réflexe que la prévention a par ailleurs nommé une "protection imaginaire" (en gros: je m'invente des stratégies erronées qui, psychologiquement, sont censées me prémunir de tout contact avec le virus). Et tous les virus récents (SRAS, grippe aviaire, etc.) nous ont montré que le virus, quel qu'il soit, se moque de l'impensé et de l'informulé. Le but du virus, c'est d'attaquer, de s'introduire, de contaminer, de phagocyter, de tuer. Et  c'est en cela, comme disait JB hier de façon péremptoire, qu'il est "pervers". Encore une fois, le pervers n'est pas le malade mais bien le virus. Aussi et ainsi peut-il paraître étonnant que, en 2010, le corps social annule la réalité de la maladie et du corps malade par l'entremise d'un tabou linguistique.

Le virus comme "poison", comme "venin", nous précise la linguistique. Un poison dont il convient de se prémunir en l'ignorant par un tabou linguistique. On y revient, rapidement, pour valider ce qui précède.
Virus vient d'un terme proto-indoeuropéen commun °u̯eis-, qui signifie couler, s'écouler. On y reviendra un autre jour, à cette idée d'écoulement comme réalité et signification du mot. Ce qui nous intéresse, c'est le mot sanskrit. Du coup, on est allé voir dans le dictionnaire de sanskrit et on a trouvé cette perle:


JB résume les épisodes précédents:
Notre virus est apparenté au substantif sanskrit viṣá qui signifie “poison”. Lui-même est apparenté au verbe vēṣati qui signifie “faire couler”. Donc un virus, c'est un poison et c'est un écoulement. Mais comme le montrent les sens du verbe viṣ_, il y a d'abord l'idée d'action et de rapidité dans l'action. C'est justement ça qu'expliquait JB ci-dessus en parlant du "but du virus": s'introduire et agir le plus vite possible, envenimer le plus rapidement possible. Et cette action se produit donc par l'écoulement, par le fluide corporel. Qui plus est, cet écoulement, donc le substantif et non plus le verbe, signifie également “excréments, ordures”. Tout concourt donc à ce qu'il y ait un tabou linguistique: le poison = le virus, l'écoulement = l'excrément, le corps vénéneux = le corps malade, la maladie = la mort. En sanskrit, le mot qui désigne le choléra est de la même famille: viṣūcīkā. Mieux, il donne aussi un autre substantif pour le sémantisme de la tristesse:


Le virus apporte donc la tristesse, la dépression.
L'étiologie médicale n'a de cesse de nous le montrer (quelle que soit la maladie, qu'elle soit causée ou pas par un virus), de même que la pharmacie nous le montre également: l'effet induit par certains médicaments pour enrayer l'action du virus est… la dépression.


JB s'indignait à l'instant sur la persistance du tabou linguistique autour de la maladie et du virus.
JB s'interrogeait plus haut sur le tabou linguistique.
Pourtant, aussi sidérante que toute cette histoire puisse paraître, elle n'est pas nouvelle. La linguistique s'y intéresse depuis, allez… surtout depuis 1946 et LE grand chercheur en la matière, Wilhlem Havers, avec son Neuere Literatur zum Sprachtabu, qu'on a traduit à l'époque par "les tabous du langage" et qui, depuis, porte le nom courant de tabou linguistique (linguistic taboo en anglais, Sprachtabu en allemand). Havers reprenait les thèses d'un linguiste français, Antoine Meillet qui, dans un article de 1921, parlait pour sa part des "interdictions de langage". Et on cite un passage, rien que pour faire plaisir à M.:


JB s'est toujours intéressé au(x) vocabulaire(s) de l'insulte, du juron — lui qui, en  bon traducteur littéraire, s'étonne toujours que, en norvégien, la plupart des jurons portent sur le diable, alors qu'en français ils portent sur la sexualité, alors qu'en espagnol ils portent sur les excréments. Bon. Et donc il a lu les travaux du linguiste français Émile Benveniste (lui-même élève d'Antoine Meillet) qui est celui, après Havers, à s'être penché sur cette idée du tabou linguistique. En 1952, il travaille sur ce qu'il nomme "la blasphémie et l'euphémie", autrement dit: le juron, dans lequel l'euphémisme prend une place sémantique et lexicographique de choix. Si son travail porte surtout autour de Dieu, ces conclusions nous intéressent à plus d'un titre:


Utilisons la théorie de Benveniste pour l'adapter au tabou linguistique sur le virus, le corps malade et la maladie.
L'impensé et l'innommable sur le corps malade "ne doit pas passer par la bouche". Même la désignation ne doit pas envenimer le corps. Le virus et le corps malade sont "effacés": de la pensée, du vocabulaire, de l'usage. Ils sont donc définitivement impensés, informulés — et ils le seraient presque par nature, ce serait leur fonction, leur action. Ils sont interdits, tabous, dans quelque sphère que ce soit.
Or, de la même façon que Benveniste souligne le paradoxe de l'"interdit-existant", puisque le corps social a besoin de cet interdit pour chasser la réalité, le virus, comme souligné plus haut, fait fi (mauvais jeu de mots: fi en tant, aussi, que mot en vieil irlandais pour désigner le poison, on l'a vu) des interdits et des refoulements: il continue de sévir et d'envenimer les corps, de les rendre malades. Son existence est plus forte que tous les interdits. Il demeure dans l'action quel que soit le tabou, et que celui-ci soit social, moral, anthropologique ou linguistique.

De là, et pour boucler la boucle et revenir à un type de virus, là savoir le VIH, transmissible sexuellement, on peut se propulser quelque vingt cinq ans plus tard et relire La volonté de savoir de Michel Foucault.
Une des théories de Foucault consiste à insister sur "la “mise en discours” du sexe". Pour lui, bien plus que la répression de la sexualité, c'est sa "production discursive" qui importe, que celle-ci aille vers le formulé ou l'informulé:


Ce qui intéresse Foucault, plus que la prohibition de la sexualité, l'interdiction de sa pratique (qu'elle soit sociale, morale, juridique ou anthropologique), c'est le tabou discursif et linguistique qui pèse sur elle, ainsi que l'organisation et le réglementation de celui-ci. On en revient donc toujours à la même chose: ne pas nommer.
Toutefois, pour Foucault, ne pas nommer, c'est déjà dire. L'informulé se transforme en tacite, en sous-entendu, en prononcé par omission. Le non-discours devient un discours in absentia. La réalité devient ce virus qui passe au-delà des interdits et envenime: en n'en parlant pas, on ne plus que que de ça. C'est le paradoxe qu'évoquait Benveniste: cette interdépendance de l'interdit et de l'existence, de l'informulé discursif et du formulé factuel.
Et le virus, c'est ça: une réalité qu'on veut ignorer mais qui s'impose à nous, un discours qu'on veut interdire mais qui envenime le corps comme les conversations.


Allez, on se quitte là-dessus.
Et la prochaine fois, on parlera de l'écoulement, c'est promis.
On se quitte sur le virus, donc, avec une musique… difficilement audible (?), signée Cabaret Voltaire, datant de 1981 et intitulée Spread The Virus:

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