Je dois traduire, du roman de Trude Marstein, cette phrase qui me pose problème car je ne la comprends pas tout à fait et n'ai jamais rencontré le verbe sous cette forme (mais je ne connais pas non plus tous les usages des mots):
Det klukker inni meg.
Et je me dis que la traduction est:
mon ventre fait des glouglous; la traduction la plus littérale étant:
ça glougloute à l'intérieur de moi - et comme les deux personnages présentés s'apprêtent à aller manger (de l'élan!), je penche pour les bruits que fait le ventre parce qu'il a faim. Puisque le verbe norvégien
klukke indique un bruit - c'est une forme onomatopéïsée, on entend bien le son
klukk. Néanmoins, si je dois penser mentalement à
klukk, je songe instinctivement à du liquide. Comme quand on verse du vin ou de l'eau dans un verre, le bruit de clapotis produit par le liquide quand il sort de la bouteille. Donc mon explication du ventre qui glougloute ne va pas.
On vérifie sur ordnett.no - le dictionnaire en ligne:
Mon intuition était la bonne, même si ce n'est pas le premier sens, mais le troisième: c'est effectivement le bruit émis, par exemple, par le vin dans une carafe.
Puisque le premier sens renvoie au bruit émis par certains animaux, notamment les poules. Le second sens désigne quant à lui, chez l'humain, les bruits de gorge,
"saccadés, hoquetant et fermés", précise le dictionnaire, des ricanements en sorte, mais qui resteraient contenus dans la gorge. Ouiii…
Alors quoi?
Avant de répondre à cette question, je me permettrai une énième parenthèse à propos de mon dada: l'ethno-linguistique.
La langue norvégienne possède des dizaines et des dizaines de verbes qui désigne les bruits.
Klukke possède par exemple pas moins de 5 synonymes, auxquels on peut même ajouter
gurgle:
Tout ça rien que pour le glouglou!
Flyte, un autre verbe qui a rapport à l'élément liquide et signifie
écouler, a 11 synonymes! Si on passe aux craquements et qu'on prend le verbe
knirke, il en a pour sa part 7. Et si on regarde le verbe
støye,
faire du boucan, il en a de son côté… 15!
La question que l'on peut donc se poser est la suivante:
Pourquoi la langue norvégienne possède-t-elle un lexique aussi riche sur les bruits? Ma collègue espagnole, Cristina Gomez Baggethun, a l'explication suivante:
"C'est parce que les Norvégiens habitent des maisons en bois." Et si elle avance cela
aussi sur le ton de la blague, elle n'a pas tout à fait tort. Les éléments norvégiens sont loin d'être calmes: outre les maisons en bois, pensons au vent, à la neige, à la fonte des neiges, à la forêt…
Mais revenons à notre
klukke.
J'ai cherché dans gougueule (qui, à ce niveau, est toujours un excellent indicateur lexicographique des usages) les occurrences propres à la phrase telle que Trude Marstein l'a écrite et ai indiqué:
"klukker i meg". Résultats? Zéro. Rien. Les seules occurrences ont trait aux bruits liquides émis par des choses inanimées et non par des personnes. Ça implique quoi? Eh bien ça implique que l'expression est rare et vieillie
Là, j'ai eu une idée. Comme le norvégien moderne est aussi très influencé par le danois, j'ai recherché en consignant la forme danoise:
"klukker i mig". Résultats? Deux. Le dictionnaire de la langue danoise,
ordnet.dk , donne une occurrence dans la littérature, un roman de Thit Jensen, qui confirme le sens norvégien de
rire rentré, réprimé. La seconde occurrence correspond à un commentaire d'un lecteur sur un texte de Henrik Pontoppidan à propos de Knut Hamsun. Je cite:
"Loppeteater om Hamsun – gud, hvor det er godt sagt! Det klukker i mig, hvergang jeg mindes det." Je traduis: "Théâtre de puces à propos de Hamsun – mon Dieu comme c'est bien dit! Je ris intérieurement chaque fois que je m'en souviens."
Donc, quelque chose qui klukker en soi, c'est un petit rire, presque argentin, qu'on réprime; un rire jovial, amusé, de plaisir.
Si je reviens au contexte de ma phrase, elle intervient certes au moment où les deux protagonistes vont chez l'homme pour y manger de la viande de l'élan. Mais elle est surtout placée entre deux autres phrases qui, la première décrit la "démarche chaloupée" de la femme et ses cheveux qui se balancent à chaque pas; et, la seconde, dans laquelle l'homme dit ne pas se rappeler la dernière fois où il est sorti en ville et a rencontré une femme.
L'homme est donc excité (comme… une puce! hö!) à l'idée qu'il va enfin coucher avec une femme, une femme qu'il trouve belle, qui en plus le désire comme lui la désire, et il est pris d'un rire intérieur qu'on pourrait presque, rapport à la situation romanesque, qualifier d'hystérique…