C’est à cet instant-là que j’ai pris ma décision. Dans mon for intérieur, j’ai décidé de faire ce qui serait en mon pouvoir pour veiller sur Robert lors des années à venir. Et, bien que je ne sois à l’époque âgé que d’une petite vingtaine, je me rendais bien compte de ce que cela impliquait. Ce jour-là, sur la pelouse, lorsque je lui ai donné un Kleenex pour qu’il essuie ses larmes et sa morve, je n’y songeais pas avec la même clarté qu’aujourd’hui – mais je sais désormais qu’une des raisons ayant motivé ma décision tenait à la grande beauté de Robert. Cela n’avait strictement rien à voir avec l'éventualité que j’aime les garçons ou autre chose de ce genre, mais davantage avec le fait que je ne supportais pas l’idée de voir son visage détruit, de le voir se traîner comme une épave avachie avant même d’avoir trente ans. Je refusais que Robert, qui était quelqu’un de bien et avait en lui quelque chose qu’on ne croise pas souvent dans le coin, devienne un loubard de seconde zone, un menteur invétéré et imbibé d’alcool, que personne ne pourrait plus respecter.
Et JB réagit.
Il ne réagit pas à l'ambiguïté sexuelle qui parcourt le passage - à cela, il avait déjà réagi lors de la lecture, qui remonte presque à il y a dix ans; même si évidemment elle ne cesse de l'intriguer comme de le séduire.
Non. Il réagit à ce mot: Kleenex.
Et il réagit doublement.
1) Il se demande si, traduisant ainsi, il ne serait pas en train d'ajouter un élément culturel français dans ce texte si norvégien. Car le Kleenex n'est pas employé stricto sensu en norvégien. Dans cette langue, on parle de mouchoir en papier, tout simplement. Mais d'un autre côté, l'auteur n'utilise pas ce mot, il utilise cette construction étrange, qui n'est autre qu'une synecdoque en rhétorique, et qui lui fait dire, si on traduit littéralement: "un peu de papier". Alors, figure de style pour figure de style, JB va passer de la synecdoque à l'antonomase et utiliser le mot Kleenex. Une antonomase, en rhétorique, c'est l'emploi d'un nom propre pour désigner et signifier un nom commun (JB est le Richard Virenque des nighter).
2) JB constate que, tant en allemand qu'en français et en américain, les marques de mouchoirs en papier sont devenues des noms communs, il y a un phénomène dit de lexicalisation. Ainsi, on dit, donc, Kleenex en français et en américain, et Tempo (la marque allemande) en allemand. Et ça, ça étonne JB. Que précisément la lexicalisation touche les mouchoirs en papier.
Ce phénomène est qualifié en anglais de trademark erosion:
Ou, plus précisément, c'est-à-dire correspondant à la terminologie linguistique française de lexicalisation: genericized trademark - et, dans les deux cas, on s'étonne comme on s'amuse du caractère très pragamtique de la langue anglaise (sans doute aussi une des raisons expliquant qu'elle soit devenue la langue véhiculaire majeure):
Le phénomène de lexicalisation n'est pas nouveau en français.
Certes, on se souvient qu'une poubelle n'est autre que l'objet inventé par le préfet de police de Paris Eugène Poubelle. Mais on a sans doute oublié que les termes silhouette et sandwich correspondent à des personnes ayant réellement existé, de même que mobylette et scotch sont en réalité des marques déposées.
Dans l'édition, les correcteurs veillent au grain, qui veulent éviter que les entreprises n'intentent un procès aux éditeurs pour utilisation prétendument abusive de leur marque. Et si l'on n'en est pas encore à devoir sigler les noms et les adjoindre d'un © ou d'un ®, n'empêche que l'on continue d'écrire: une fermeture Éclair, un Kleenex.
Sans doute ont-ils raison. On se souvient que Kleenex a exigé du groupe de punkettes suisses qui s'étaient baptisées du nom de la marque de devoir trouver une autre dénomination. Elles étaient ainsi devenues LiLiPUT.
Tiens, on va les regarder, d'ailleurs. Elles étaient absolument géniales et par trop méconnues dans la Rance. Elles chantent ci-dessous Nice, et nous sommes transportés en 1978:
Et JB, pensant aux Kleenex, les mouchoirs, pense donc à Kleenex, le groupe, et pense enfin aux Kleenex que Française Hardy évoquait dans des paroles où Serge Gainsbourg faisait rimer l'antonomase avec une seconde antonomase: Pyrex.
Et comme la chanson était tout aussi épatante, on l'écoute aussi:
Et JB, qui aime bien boucler les boucles, cherche une chanson en allemand où il serait question identiquement question de mouchoirs en papier mais qui en appellerait aux Tempo. Las, il ne trouve pas. Néanmoins, par une coïncidence propres aux recherches labyrinthiques de la machine gougueule, il tombe sur la chanson de Ferré interprétée par Dalida en 1971: Avec le temps. Fatalement, JB comprend que sa boucle est ainsi bouclée, mais par pour les raisons ni qu'il imaginait, ni qu'il désirait. Car si le mouchoir en papier clôt effectivement son développement, c'est bel et bien pour l'utilisation qu'on/qu'il peut en faire: s'essuyer les yeux, sécher ses larmes.
De fait, cette chanson déchirante l'est, trouve-t-il, encore davantage quand Dalida la chante - et il apprend entre-temps qu'elle n'a jamais été un succès auprès des fans de Dalida († RIP). Le genre d'interprétation qui donne uniquement envie de se préparer une citronnade à la ciguë, et puis basta. Aussi JB écoute-t-il la chanson avec une extrême modération.
Il va toutefois regarder dans toitube si Avec le temps n'y serait pas.
Elle y est.
Et avec une vidéo, mes petits amis… oh là là là là là là.
JB a fait trois captures d'écran pour vous convaincre, qui correspondent à trois moments de la chanson et donc à trois expressions du visage de Dalida.
Regardez ça, mes petits amis. Si vous voulez voir l'incarnation du désespoir, la voici:
JB répète: Oh là là là là là…
Allez, on va regarder la vidéo. Mais les âmes sensibles peuvent s'abstenir.
JB, pour sa part, court se réfugier sous sa couette avec ses lunettes noires.
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