dimanche 1 août 2010

Les chauves-souris

Je traduis (Sara Stridsberg):
Les chauves-souris plongeaient en piqué dans mes cheveux tandis que je me promenais avec l’infirmière dans les dédales du secteur hospitalier afin de déterminer si ma mère allait un jour m’autoriser à lui accorder une visite. Bientôt, me promettait l’infirmière, tout en touchant mes bras nus avec ce geste que la direction hospitalière lui avait appris à dispenser aux proches afin d’avoir un contact avec eux quand ces proches n’ont pas de contact avec leur propre personne.

Et je repense au fait que, depuis quinze jours, vers 21h/21h30, du moins quand je me suis trouvé sur la face nord de l'appartement, de drôles d'oiseaux "plongeaient en piqué" devant mes fenêtres de cuisine et de chambre. Des chauves-souris. Je n'ai compris qu'après qu'elles venaient gober les insectes qui s'agglutinaient ou voletaient, attirés par la lumière.
Puis, pour une raison étonnante, l'association d'idées qui, dans mon esprit, s'est faite avec la chauve-souris n'est autre que cette photo de Man Ray, prise en 1922 et représentant la marquise Cassati. Une correspondance que j'ai beaucoup de mal à expliquer d'autant que, pour avoir vu l'exposition qui lui était consacrée à Berlin il y a un ou deux ans, force m'a été de constater que sa production est franchement surfaite. Aujourd'hui, Man Ray serait le photographe des mondain(e)s et des bling-bling. Bref. En attendant, la marquise:

© Man Ray

Non, la marquise de Cassati n'était pas une chauve-souris (un vampire? nous y reviendrons), de même que les chauve-souris ne sont pas des oiseaux, mais des mammifères. Wikipédia nous renseigne:


Et c'est drôle car la constatation de cette notice rappelle furieusement ce qu'écrit Sara dans sa nouvelle…

On peut admirer ici une photo de Madame Chauve-Souris dans son intimité la plus… interne:


Trêve d'horreurs (quoique…).
À ce stade du développement, on se demande forcément pourquoi la bête nocturne porte son nom: chauve-souris. On trouve un premier élément de réponse dans le, je cite, Dictionnaire étymologique de la langue françoise [sic - mais c'est l'époque qui veut ça], où les mots sont classés par famille, rédigé par un certain Jean-Baptiste Bonaventure de Roquefort (wouah! si ça c'est pas grand!) en 1829. Et que nous dit-il?


C'est pas miiignon, ça, comme explication?
Si on est un peu plus scientifique, on va consulter notre cher Robert historique de la langue française (française!!!), qui nous explique:
CHAUVE-SOURIS n.f., réfection (XIIIe s.) de chalve soriz (fin XIe s.), chalve suriz (v. 1180) aussi soris chauve (fin XIIIe s.) est un calque du bas latin (VIIIe s., calve sorices), formé de chauve, l'animal ayant des poils ras sur la tête. En wallon, chawe-sori, cauwe soris (fin XIIIe s.) est probablement formé à partir d'un latin populaire °kawa “chouette”, et les deux types ont dû se rencontrer. (…) Le latin classique vespertilio s'est conservé en zoologie (-> vespertilion [un genre de chauve-souris, JB] et a fourni l'italien pipistrello (-> pipistrelle [idem, JB]). ◊ Le mot désigne un mammifère à ailes membraneuses (…) Par allusion à la forme de l'animal en vol, il a été employé à l'époque classique (1690) comme nom d'un déguisement qui consistait à s'attacher une jupe de femme au cou. ◊ Chauve-souris de Cythère (1741), puis chauve-souris (1800) s'est dit pour “prostituée”.

"Les deux types ont dû se rencontrer…" Aha. Et qu'en pensent ces messieurs du Littré? Eux, ils n'y vont pas de main morte. Ils parlent de "corruption"! Oj!


Qui aura le dernier mot? Une… dialectologue. Et oui, ça aussi ça existe - je l'ignorais jusqu'à maintenant. Après tout, les coiffologues, onirologues et proctologues existent bien, de même que les… vampirologues, pourquoi pas les dialectologues? Toujours est-il qu'une certain M.G. (Marie-Grenadine?) Boutier, qui a travaillé à l'élaboration de la section étymologique du TLF (le Trésooor de la langue françoise) n'est pas tout à fait de cet avis:


Bon, faudrait s'entendre les cocos, là. C'est une chouette ou un choucas la deuxième bestiole qui s'ajoute à la souris pour former la pipistrelle?
Mais peut-être cette confusion est-elle significative de la fortune sémantique du mot chauve-souris dans les langues indo-européennes? Car, aussi étrange que cela puisse paraître, chaque langue a son mot distinct, ainsi qu'on le voit dans la liste ci-dessous - une liste plus complète figure ici.


Une telle diversité est assez inhabituelle pour les langues indo-européennes. En général, notamment pour les animaux, les mots sont assez communs. Prenez le chat, le chien, le porc, la vache, le cheval - on arrive plutôt plus que moins à relier tous ces mots. Mais… la chauve-souris? Oui, la chauve-souris aussi! Je veux dire: on devrait. Même mes copains Mallory et Adams, dans leur Introduction to Proto-Indo-European s'en sont étonnés. Je les cite (et c'est moi qui souligne, de même que j'ai mis un lien vers le français pour les animaux cités):
As for the wild mammalian fauna, our ability to reconstruct words hardly recovers all the animals likely to have been distinguished in the proto-language. Certain species are found so widely over Eurasia that they should have been familiar to the Proto-Indo-Europeans irrespective of where their homeland lay. These would include the mole, the bat, a variety of rodents (voles, mole rats, etc.), the badger, and the wild cat.
Et ils ne sont pas les seuls à s'être émus de cette fortune. Dans un article passionnant sur les chauves-souris dans la littérature, Sylvie Ballestra-Puech note:
La diversité des noms qui désignaient la chauve-souris dans les différentes langues européennes, avant que l’usage en impose un au détriment des autres, est révélatrice de la fascination exercée par l’animal et du fait qu’il est perçu comme un être hybride, impliquant le recours à l’hybridation lexicale. Si l’allemand Fledermaus s’est imposé durablement, ses équivalents anglais (flittermouse) et français (ratepenade) sont aujourd’hui bien oubliés.
Et là, on voit dans ratepenade la concordance avec les termes catalan et occitan.

Car il faut qu'on s'arrête un peu sur cette liste, tout de même.
Donc on voit qu'en anglais, chauve-souris se dit bat. D'où Batman. On reviendra à l'anglais tout à l'heure. En suédois, on dit flädermus et non fladdermus ainsi qu'il est indiqué (mais on disait autrefois fläddermus - avec un Ä et deux D). Comme on le voit également, le mot est identique aux autres langues germaniques, hormis l'anglais, donc.
Plus étonnant: les langues latines. Puisque, à part l'espagnol et le portugais, toutes les autres langues ont un mot distinct: italien, roumain, catalan et français donc. Idem pour les langues slaves où les Slovènes n'ont pas le même mot que les Serbes et Croates (langues proches) lesquels ont en revanche inscrit dans leur mot, comme en français et la plupart des langues germaniques, l'idée de souris: miš, même mot que le scandinave mus ou l'allemand Maus - qu'on retrouve dans le français musaraigne). Mais la désignation slovène est proche notamment des termes tchèque et slovaque et polonais, tous composés à partir des mots nuit et volant. Le premier terme est aussi celui qui compose le mot employé par les Grecs (nikhteris) d'un côté et les Albanais (nate) de l'autre; et on retrouve dans le second nos termes germaniques, puisque les premiers termes (vleer en néerlandais ou flager en danois, de même sur les autres) renvoient à l'idée de voler, ou plutôt de battre. C'est le même mot que flageller en français. Vous me suivez? C'est le bruit des ailes qui battent. Vous me suivez toujours? On vérifie dans notre dictionnaire de proto-indo-européen:

On avait promis qu'on reviendrait sur le bat anglais car il boucle cette boucle étymologique et montre que Mallory et Adams ont peut-être raison d'un point de vue exclusivement lexicographique, mais pas d'un point de vue sémantique.
Donc il vient d'où, ce mot bat? C'est le Online Etymology Dictionary qui nous répond:


Première chose passionnante: anglophones et francophones utilisent la chauve-souris pour désigner la prostituée.
Deuxième chose passionnante: de même qu'il y a eu "corruption" en français dans l'élaboration du mot, on assiste en anglais à une "confusion" entre deux verbes pour la formation de bat.
Troisième chose passionnante: bat est en fait relié au… scandinave! Tadah! On se souvient supra du mot islandais avec le verbe blaka dont on voit aisément qu'il est identique à l'indo-européen ° bhlag-. Par ailleurs, les Anglais ont fait une petite faute d'orthographe, l'ancien mot suédois était nattblacka, ainsi que nous le montre le Dictionnaire étymologique de la langue suédoise:


Vous voyez? De battre = blacka, les Suédois ont préféré le son des ailes qui battent = fladdra. Et les autres avec eux. Et on disait pas plus tard que l'autre jour que la plupart des mots indo-européens qui désignent les sons, humains comme animaux, sont en fait des onomatopées… De plus, il y avait dans ce mot de vieux suédois le terme natt qui signifie? Qui signifie? Fastoche: nuit. Donc comme nos cousins slaves, grecs ou albanais. Et comment on disait déjà, en latin, pour désigner la chauve-souris. Gagné, on l'a vue plus haut: vespertilio, de vesper qui signifie soir, d'où l'adjectif français vespéral.

Mais revenons aux chauves-souris dans l'art. C'est par ça qu'on a commencé et c'est avec ça qu'on va continuer et finir.
Que nous disait Wikipédia sur le symbolisme des chauves-souris?


Déjà, la Bible, jamais très rigolote ni inventive dans son genre, nous prévenait dans le Lévitique (11:13/21):
Voici, parmi les oiseaux [sic - JB], ceux que vous considérerez comme une horreur, ceux qu'on ne mangera pas - c'est une horreur: le vautour, l'orfraie et le percnoptère; le milan, le faucon selon ses espèces; le corbeau selon toutes ses espèces; l'autruche, le hibou, la mouette, l'épervier selon ses espèces; le chat-huant, le plongeon et la chouette; le cygne, le pélican et le cormoran; la cigogne, le héron selon ses espèces, la huppe et la chauve-souris. Toute petite bête ailée qui marche sur quatre pattes sera une horreur pour vous.
Qu'est-ce qu'on disait déjà plus haut? Oui: "Trêve d'horreurs." Car on adore ce passage qui répète comme une litanie: "c'est une horreur." Comme dans la chanson de Jane Birkin: "Raccrochez, c'est une horreur!" Et ce n'est pas tout. Car un peu plus tard dans l'Ancien Testament, le Deutéromone en rajoute une couche, re-cite les animaux en question en en ajoutant des nouveaux et parle cette fois pour notre copine la chauve-souris de, je cite, "animal impur".
Pauvre chauve-souris! Non seulement une horreur, mais en plus impure. Pff… C'est vraiment trop injuste, comme disait Caliméro. Alors qu'elle nous débarrasse pourtant de tous les méchants insectes qu'on déteste tous autant qu'ils sont.

Notre Sylvie chérie (remember?) continue pour sa part en glosant longuement sur les Métamorphoses d'Ovide et ce passage où les Myniades sont transformées en chauves-souris pour avoir voulu se venger de Bacchus. Elles filent, elles filent, mais leur vengeance est vaine. Commence alors leur métamorphose. Et on cite le passage pour la beauté des images (et c'est moi qui souligne):

C’est déjà la tombée du jour et l’on approche du moment
Que l’on ne peut qualifier ni de ténèbres ni de clarté,
Où la frontière entre jour et nuit est incertaine.
On a soudain l’impression que le toit s’ébranle, que les lampes à huile
Prennent feu, que la maison étincelle de brandons rougeoyants
Et que vocifèrent d’illusoires simulacres de bêtes féroces.
Dans leur demeure enfumée, les sœurs aussitôt se dispersent
En tous sens, évitant les flammes et les éclairs ;
Tandis qu’elles gagnent les ténèbres, sur leurs membres rapetissés
S’étend une membrane qui enserre leurs bras dans de fines ailes.
Comment elles ont perdu leur ancienne apparence,
Les ténèbres ne permettent pas de le savoir. Ce n’est pas un plumage qui les a soulevées ;
Pourtant elles sont soutenues par des ailes translucides
Et lorsqu’elles s’efforcent de parler, elles n’émettent qu’un faible son proportionné à leur corps
Et leurs plaintes légères s’achèvent en cris aigus ;
Elles fréquentent les maisons, non les bois et, détestant la lumière
Elles volent la nuit et tirent leur nom de l’étoile du soir.

Et cette dernière phrase nous ramène à notre explication linguistique. On la cite en latin (et c'est toujours moi qui souligne):
Nocte volant seroque tenent a vespere nomen.
Si Ovide n'emploie le terme latin pour désigner les chauves-souris (= vespertilio), on reconnaît le terme soir, de même qu'on reconnaît nocte = la nuit et volant = elles volent.

On parlait d'horreur, de Batman, de littérature, d'art. Car c'est évidemment le cinéma qui a fixé le rôle a priori nocif de la chauve-souris et son lien avec l'horreur, via le roman de Bram Stoker: Dracula, un récit composé en fait des passages des journaux intimes tenus par les différents personnages.
On cite trois passages, et c'est à chaque fois moi qui souligne.
Dans le premier, on retrouve le verbe to flit qui donnait l'ancien mot désignant la chauve-souris (= bat): flittermouse, avec le mouse équivalent à notre souris. Flit c'est le même mot, donc, que dans les autres langues germaniques.
13 August.-- (…) Between me and the moonlight flitted a great bat, coming and going in great whirling circles. Once or twice it came quite close, but was, I suppose, frightened at seeing me, and flitted away across the harbour towards the abbey.

J'ai choisi celui-là, bien sûr parce qu'il explique la quasi-synonymie entre la chauve-souris et le vampire, mais aussi parce qu'il commence par cette phrase: "Et j'imagine que c'était aussi de l'Art.", qu'on relie évidemment avec ce dont on parle depuis le début. Et enfin parce qu'il y a le mot queer dans son sens d'alors, quand l'adjectif ne se rapportait pas encore à l'homosexualité mais signifiait étrange, bizarre, tordu.
"And I guess Art was in it too. When I saw him four days ago down at his own place he looked queer. I have not seen anything pulled down so quick since I was on the Pampas and had a mare that I was fond of go to grass all in a night. One of those big bats that they call vampires had got at her in the night, and what with his gorge and the vein left open, there wasn't enough blood in her to let her stand up, and I had to put a bullet through her as she lay."

Et enfin le dernier car on en vient au cinéma. La présence du Nosferatu dont Murnau tirera un film homonyme en 1922 (on y reviendra peut-être un autre jour). Et puis parce qu'il est question d'étymologie, encore une fois, mais cette fois à propos de la nécromancie.
The nosferatu do not die like the bee when he sting once. He is only stronger, and being stronger, have yet more power to work evil. This vampire which is amongst us is of himself so strong in person as twenty men, he is of cunning more than mortal, for his cunning be the growth of ages, he have still the aids of necromancy, which is, as his etymology imply, the divination by the dead, and all the dead that he can come nigh to are for him at command; he is brute, and more than brute; he is devil in callous, and the heart of him is not; he can, within his range, direct the elements, the storm, the fog, the thunder; he can command all the meaner things, the rat, and the owl, and the bat, the moth, and the fox, and the wolf, he can grow and become small; and he can at times vanish and come unknown.

On se souvient quand même, vite fait, du Nosferatu de Murnau:



Pauvre chouchou, comme il a l'air désemparé et seul sur la photo…

Mais le premier film à montrer la chauve-souris en vampire, c'est bien sûr Ted Browning dans Dracula, réalisé en 1931. On va également montrer quelques images, mais le passage dont sont extraites les photos et qu'on peut visionner ici dure environ de 7'29'' à 9'07".
Attention, voilà la méchante chauve-souris - hiii:



Et là, c'est l'immeeense Bela Lugosi, ayant retrouvé son enveloppe humaine et qui s'apprête à mordre la donzelle:



On boucle la boucle cette fois artistique. On avait commencé par Sara Stridsberg, et on se souvient que Sara a écrit une fiction sur Valerie Solanas. Donc aussi sur Andy Warhol. Donc aussi sur Morrissey. Mais on ignorait que Morrisey avait réalisé en 1974 un film sur Dracula, Blood for Dracula, avec Udo Kier dans le rôle du vampire qui doit absolument sucer le sang de vierges (jusque-là, normal) sauf que ces vierges sont des prostituées - or donc: les chauves-souris, les prostituées, on a vu ça plus haut. Et que dit-il, Udo Kier/Dracula?



On adooore!
On adore d'autant plus qu'on repense aux dialogues terribles entre Morrissey et Valerie Solanas tels que Sara les a inventés dans son roman La Faculté des rêves (où Valerie se déclarait "la première pute intellectuelle de l'Amérique", où Sara écrivait: "Seules les vraies putes sont des vraies femmes et des révolutionnaires"), et qui interviennent dans trois moments distincts du roman:

© Sara Stridsberg pour le texte © Jean-Baptiste Coursaud pour la traduction
© Éditions Stock pour l'édition française


Allez, on se quitte en musique. On aurait pu/dû évidemment mettre Vamp et Vampire de… Zizi Jeanmaire (siii!), une chanson épatante (siii!) composée par Serge Gainsbourg, mais elle n'est nulle part visible.
À défaut, on écoute Les Upsetters, les potes de Lee Perry, qui nous interprètent The Vampire!

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