vendredi 30 juillet 2010

Susurrer

Je traduis:
Sam susurre tellement que j'ai l'impression qu'il siffle.

Et deux choses m'étonnent dans ce verbe susurrer:
1) son orthographe: pourquoi la graphie ne reproduit qu'un seul S alors que le son est [s] (<"sss") et que, comme on sait, un S entre deux voyelles se prononce [z] (<"zzz") en français? Le TLF nous confirme illico l'orthographe, en indiquant même la phonétique:



2) ce verbe français susurrer rappelle étonnamment le verbe norvégien surre, qui signifie vrombir, bourdonner, qui qualifie en tout cas (et entre autres) un bruit d'insectes, ce que nous confirme ordnett.no:



Comme on le voit ci-dessus, le norvégien surre a un équivalent allemand identique, surren (le N final du verbe marque sa nature infinitive), ce qui en soi n'a rien d'étonnant puisque: 1) ce sont deux langues germaniques, 2) le norvégien a emprunté de nombreux mots à l'allemand.
Questions liminaires cependant:
1) Les verbes français d'une part et norvégien d'autre part viennent-ils d'un seul et même mot?
2) Si tel est le cas, cette origine commune explique-t-elle l'orthographe anormale sinon fantaisiste du verbe français?

Commençons par le commencement: l'orthographe en français.
Visiblement, je ne suis pas le seul à m'être arraché les cheveux (que je n'ai pas - hö!) puisqu'un certain Fred Senis s'est ouvert sur son blog de ses angoisses orthographiques:



Et ça… commence mal.
À une exception près, aucun des dictionnaires que je possède n'explique la raison de cette orthographe. Rien dans le TLF. Rien dans le Petit Robert ni celui en 6 volumes. Rien dans leur cousin historique de la langue française. Rien dans la bible des grammairiens, j'ai cité le Grévisse. Rien dans mon Bled du collège! (eh oui, je l'ai gardé!). Et c'est seulement le fameux Jouette (du nom de son auteur), la bible cette fois des correcteurs qui nous indique:

© icke © André Jouette © Le Robert

On se rend compte au passage qu'il manque un mot: imprésario. On l'ajoute à susurrer.
Bon on a compris:
Avec un préfixe (dé-, bi-, pré-, a-, etc.) ou pour les mots composés (homo(-)sexuel, re(-)sucée -- et on a inséré un (-) pour montrer les deux syntagmes qui forment le mot final), donc dans ces deux cas de figure, l'orthographe ne répercute pas les deux S que la phonétique reproduira. D'accord. Néanmoins, susurrer ne fait pas partie de cette règle. Imprésario non plus. Et André Jouette ne nous explique pas pourquoi.

Bon, si ni les Belges du Grévisse, ni les Français du Robert ne savent nous révéler le fin mot de l'histoire, voyons si les Québécois de l'Office québécois de la langue française nous renseignent mieux (les Québécois sont aussi de grands linguistes, mais peut-être plutôt de grands lexicographes - normal puisqu'ils sont sans cesse à débusquer les anglicismes). Que disent-ils?


Là c'est on ne peut plus clair! Merci les Québécois. Ils sont toujours très pédagogiques. Et voilà notre liste qui s'allonge… Désuet??? Moi j'ai toujours prononcé le s [z]… Tiens tiens… Une énigme de plus. Voyons ce que dit le TLF:



Ouf! Un mystère de moins… Car l'autre mystère, les Québécois n'y répondent pas non plus: pourquoi cette règle orthographique anormale? Puisqu'on est bien dans ce cas-là, ainsi que nous le confirme le site Le français en vrac, qui liste les "anomalies de prononciation" et confirme l'orthographe fantaisiste:


Et encore une fois, comme avec désuet, le TLF nous indique que la prononciation d'abasourdi avec le [s] est archaïque:


En revanche, on est un peu surpris de trouver carrousel. On a toujours cru que ça se prononçait carrou(zzz)el… Se trompait-on (et non: "se trompettons")??? Mais c'est vrai qu'on entend souvent carrousel prononcé comme si c'était le carrosse de Cadet Roussel… Et de fait. Le Petit Robert confirme que le mot se prononce [kaʀuzεl], et son cousin le Robert historique de la langue française de nous indiquer que l'étymologie est différente entre carrosse et carrousel: le premier étant emprunté à l'italien carrozza qui vient lui-même de carro qui signifie char; le second étant emprunté au napolitain carusello (et c'est moi qui souligne):
(…) nom d'un jeu d'origine mauresque introduit par les Espagnols à Naples au XVIe siècle. Ce mot est un emploi spécialisé de carus(i)ello “tire-lire en forme de tête” par allusion aux balles de craie en forme de tête que se lançaient deux troupes de cavaliers. Carus(i)ello est dérivé de caruso “tête rasée”, qui représenté le latin carosius “carié” et “teigneux”, de caries (-> carie). Le redoublement du R en français est dû à un rapprochement avec carrosse, par l'idée commune d'“usage du cheval”.
Alors ça c'est fort! L'Académie française autorise le redoublement erroné du R mais n'autorise pas la prononciation du S en [s] alors que cette erreur est consécutive à celle validée par l'Académie. Si la première erreur n'avait pas été commise, la seconde ne l'aurait pas été non plus…
Les plaisirs de la langue française… (Soupirs…)

Bon, ceci dit, on n'a toujours pas de réponse à notre question taraudante… Pff!!! Tout le monde y va de sa constatation mais personne n'est en mesure de fournir une explication simple et valable au fait que susurrer s'écrive comme ci alors qu'il se prononce comme ça. Y a-t-il un grammairien, un linguiste, un lexicographe qui puisse éclairer notre lanterne désespérée?!? Pleaeaeazzze!
Cette personne existe sûrement dans une université et ses travaux sont certainement lisibles dans un quelconque ouvrage savant - mais dont il n'est pas fait mention sur Internet. C'est dommage.

Alors on va essayer de réfléchir tout seul, avec son petit cerveau.
Au cours de notre recherche internénettienne, on est tombé sur un site, lexique.org, qui recense justement dans une looongue liste la totalité de ces anomalies orthographiques sur la prononciation du S. On voit donc la confirmation de la règle expliquée ci-dessus à laquelle on peut ajouter le commentaire suivant:
Les mots importés qui s'écrivent avec un seul S dans leur langue d'origine conservent leur graphie en français. Exemples:
kosovar, house music, paso doble, etc etc.
Ainsi, de imprésario, se dit-on in petto. C'est un mot d'origine italienne. Cet emprunt peut-il expliquer l'orthographe française? Voyons ce qu'en disent les Québécois qui nous fournissent une épatante explication:



Logique. Sur ce coup-là, l'Académie a fait preuve de cohérence.

Revenons à notre susurrer. Se pourrait-il que là aussi il s'agisse d'un emprunt à une langue étrangère et que ce dernier explique l'orthographe?
Que nous disait le TLF, plus haut? Je copie/colle:
Empr. au lat. sussurrare «murmurer, bourdonner», «chuchoter», dér. de susurrus «bourdonnement, murmure, chuchotement», mot d'orig. onomat.
Minute, papillon! Il y a une erreur, là…
Sussurrare d'un côté et susurrus de l'autre? Pardon?
Voyons voir ce que nous dit ce bon vieux Gaffiot:


Ça c'est formidable! Le Gaffiot nous montre que la prononciation de susurrer est tellement fantaisiste que même les rédacteurs du TLF se sont trompés en recopiant l'étymologie! Si ça ce n'est pas formidable!!!
Seconde bonne nouvelle:
ON A TROUVÉ NOTRE RÉPONSE!!!
Car contrairement à l'usage qui prévaut en France et qui voit les petits Français réciter la déclinaison de rosa en (et c'est de nouveau moi qui souligne): [roza], [roza], [rozam], etc…, le S latin ne se prononçait pas [z], Wikipédia nous le confirme fastochement:


Aaah… Ben on est bien content.

On peut dès lors passer à la deuxième question qui était: le susurrer français est-il identique au surre norvégien? Et le Gaffiot nous pousse à penser que oui. On se souvient que surre renvoie au bourdonnement des insectes. Et on voit que le latin susurrus signifie, je cite: murmure, bourdonnement des abeilles.
Alors ça c'est passionnant.
Essayons d'avoir la confirmation que ces mots ont effectivement la même origine.
Et ce sont les Suédois qui cette fois nous renseignent, via le Dictionnaire de l'Académie suédoise:


Gagné! Les Suédois nous invitent à comparer au suédois surra les danois et norvégien surre, l'allemand surren et le latin susurrus. Et le dictionnaire de confirmer ce que le TLF nous disait supra pour le terme français, à savoir que le mot est "d'origine onomatopéique", donc qu'il s'agit d'un bruit, d'un son à partir duquel le terme s'est ensuite formé. Je m'explique: les gens ont entendu un bruit, puis ils ont plaqué la sonorité dans le mot constitué.
Par rapport à ça, Wikipédia nous donne une information elle aussi passionnante pour ce blog tatoué et fumeur qui est lié aux langues scandinaves et qui aime bien embrasser (confer, donc, ci-dessous):


Et c'est là que, cerise sur le gâteau, JB ressort son arme fatale, à savoir l'Introduction au Proto-Indo-Européen de Mallory et Adams. Et qu'est-ce qu'il nous disent, nos nouveaux chouchous?
Eh bien ils nous expliquent que de nombreux noms d'oiseaux souvent "souvent onomatopéiques, de même qu'un certain nombre d'autres mots associés au langage des animaux". On prendra juste un exemple: la chouette/le corbeau. Tant les noms des animaux que leurs cris proviendraient d'un commun °kau(k)- que l'on va retrouver par exemple dans le sanscrit káuti: crier; dans le lituanien kaukiù: hurler; le grec kokúo: pleurer, se lamenter; l'arménien k`uk`: grommeler, etc. Je le détaille ci-dessous:

© icke © Mallory & Adams © Oxford University Press

Mais ils nous montrent également qu'il en va de même pour les bruits émis par les humains:
Notre murmure français vient certes du latin murmuro, mais celui-ci provient à son tour d'un terme proto-indo-européen: °murmur-, que l'on va retrouver dans le grec mormúro, le lituanien murménti, l'arménien mrmrn, le nouvel anglais murmur, signifiant tous identiquement… murmure; le sanscrit marmar-, également de la même famille, signifiant quant à lui mugir.

On a tout dit?
Oui.
Ben il ne nous reste plus qu'à nous quitter.
En musique bien sûr.
On voulait mettre, comme il est ici à la base question d'écriture et de susurrement, le troublant Automatic writing, un morceau de 46 minutes de musique électronique, composé pendant 5 ans mais achevé en 1979 par l'Américain Robert Ashley qui nous donne notamment à entendre le tapotement des touches d'une machine à écrire auquel s'ajoute des murmures et des cliquetis métalliques. Hélas, il n'est pas à disposition sur toitube. On peut en écouter un petit bout ici.
En lieu et place, on écoute Word Sound (= le son du mot) de Bobby Ellis & Val Bennett, qui date de 1966.

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