vendredi 9 juillet 2010

La belle

Je traduis ainsi:
Ma chère Karoline… je t’aime. Et je te souhaite un très bon anniversaire pour tes cinquante ans. Chers amis, trinquons à la santé de ma belle épouse, belle comme le jour et plus belle de jour en jour.

Et force m'est de constater la fortune du sémantisme de belle, qu'il soit sous sa forme adjectivale ou substantivée - mais en tout cas féminine. Il suffit pour s'en convaincre de penser aux titres d'œuvres d'art, quelle que soit la discipline artistique à laquelle elles se rapportent: la Belle au Bois Dormant, la Belle et la Bête, Belle du Seigneur, Belle de Jour (le roman de Joseph Kessel puis le film de Luis Buñuel), La Belle de New York, etc.
Et la question qui se pose d'emblée est la suivante: Pourquoi cette fortune lexicographique au féminin plus qu'au masculin? Est-ce que cela signifie que la beauté se décline plus au féminin qu'au masculin? Ne peut-on pas parler à longueur de pages de la beauté d'un homme? Cela est-il déplacé, vulgaire? Qu'est-ce que cela dit alors du regard posé sur la femme? En termes purement linguistiques, nous avions déjà vu que le mot muse n'a pas d'équivalent masculin, de même que maestro n'a pas d'équivalent féminin. Autrement dit: la femme inspire l'art forcément et uniquement, tandis que l'homme crée l'art forcément et uniquement. Ce machisme linguistique se retrouve-t-il dans les usages du terme belle?

Procédons par ordre.
Voyons d'abord l'aspect quantitatif. Si on tape le mot beau dans gougueule, en limitant la recherche à la langue française, on obtient 28 millions de résultats. Si on adopte la même méthode avec le terme belle, 38,4 millions d'occurrences sont cette fois recensés. Si on limite la recherche en la liant à ma traduction et à l'emploi de la locution belle comme le jour, la requête avec l'adjectif au masculin donne 32 200 résultats, cette même requête mais avec cette fois l'adjectif au féminin fait ressortir 90 800 occurrences, soit un peu mois de trois fois plus! C'est énorme.
Et c'est d'autant plus énorme, si on revient à la forme substantivée, que le beau est un concept tant philosophique qu'artistique. On en veut pour preuve son entrée dans le Dictionnaire culturel en langue française qui lui consacre 6 pleines pages sous les termes génériques beau, beauté.
Si l'on s'arrête sur ce dictionnaire, justement, que l'on se concentre sur l'aspect cette fois qualitatif et que l'on jette un œil rapide sur les définitions lexicographiques, on est frappé de constater les emplois substantivés suivants:
B. N. m. et f. 1 N. m. Vx. Un beau: un homme élégant (…) Mod. UN VIEUX BEAU: un vieillard qui, par sa mine soignée, cherche à faire illusion sur son âge (…) Vieilli. Faire le beau: se rengorger, étaler ses grâces avec complaisance. (…)
2 Une belle: une femme qui a de la beauté, de l'agrément. La Belle et la Bête. La Belle au bois dormant, conte de Perrault. Plais. Jeune fille, jeune femme. Courtiser les belles. (…)
Appellatifs. Vx., régional (sud-est de la France) ou ironique. Ma Belle; la belle, terme d'affection; terme familier et ironique. Pas d'histoires, ma belle! (…) (Avec un possessif). Maîtresse, femme aimée.
Ainsi donc, tous les emplois substantifs qui désignent un homme sont vieillis, archaïques, tandis que les emplois qui désignent une femme ne le sont pas. Significatif, non?
Le TLF va même plus loin puisqu'il précise:



Par définition - sic! La femme est donc, comme j'en émettais l'hypothèse forcément et uniquement belle.

Mais revenons à la traduction.
Petite explication liminaire sur la locution employée supra, et c'est cette fois le Robert des expressions et locutions qui nous renseigne:
Beau, belle comme le jour "d'une parfaite beauté" (XVIIe s.). L'idée exprimée est celle d'éclat. La perfection esthétique est définie par analogie avec une perfection cosmique idéale valant comme norme suprême (cf. astre, soleil). Il s'y ajoute la notion d'évidence, la beauté s'imposant d'une façon aussi indiscutable que la clarté du jour. Cette comparaison, sentie aujourd'hui comme appartenant à l'arsenal des métaphores éculées de l'ancienne rhétorique, était particulièrement prisée au XVIIe s. (chez Fénelon, Saint-Simon notamment) et s'appliquait spécialement à la beauté féminine. — Une variante majorative est: plus beau, belle que le jour.
En guise de parenthèse et d'annotation à ce que j'ai souligné supra, je cite et répète: "(…) s'appliquait spécialement à la beauté féminine." On ne saurait être plus convaincu…

Revenons, cette fois vraiment (!), à la traduction.
Comment ai-je traduit, déjà?
(…) ma belle épouse, belle comme le jour et plus belle de jour en jour.
Quel effet ai-je essayé de créer ici en ne traduisant pas littéralement, je cite: "plus belle d'année en année"?
Quelle est la réalité narrative derrière cette phrase?
Ladite Karoline fête ses cinquante ans, a organisé une superbe fête enson honneur - or elle va quitter la fête. L'énigme narrative du roman étant: où est passée Karoline? L'énigme psychologique du roman étant: qui est vraiment Karoline? Est-elle quelqu'un de bien, qui fait le bien (le roman, je le rappelle, s'intitule Faire le bien)? Ou est-elle au contraire quelqu'un de méchant, d'intéressé? Une garce, comme on dit aussi. Dans son discours en son honneur, Egil, le mari de Karoline, va dresser de son épouse un tableau peu flatteur, mais qu'il nuance par un humour peu convaincant et qu'il contrebalance en se contredisant à la phrase suivante.
Derrière ma traduction, il faut entendre: Karoline est une belle-de-jour.
Puisque c'est le cas.
Karoline a eu quantité d'amants. Karoline a même eu un enfant avec un autre homme, certes avec l'accord de son mari.
Et je ne sais pas si cet effet recherché, le lecteur l'entendra - sans doute pas. Tant pis. Je tente tout de même le coup et glisse cette allusion.

Qu'en est-il justement de ce substantif: belle-de-jour?
Le Robert historique de la langue française précise:
◊ BELLE-DE-NUIT n.f. (1680) appartient avec BELLE-DE-JOUR n.f. (1776) à la nomenclature populaire des plantes. Par métaphore, le premier (1776) et, par symétrie, l'autre désignent des prostituées travaillant de nuit ou de jour.

Allez, on se quitte sur le film de Buñuel, Belle de Jour, avec Catherine Deneuve dans le rôle-titre. Puisqu'elle n'est pas sans ressembler à notre Karoline: qui est-elle vraiment? prend-elle du plaisir dans ce qu'elle fait ou est-elle sans cœur comme Séverine est frigide? Peut-on être la femme que l'on veut être? Karoline et Séverine peuvent-elles s'adonner à leurs passions (quelles qu'elles soient) sans être taxées de mauvaises filles?

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