Ich bin ein gebranntes Kind.
C'est-à-dire:
Je suis un enfant brûlé.
Et outre qu'on trouve terrifiante cette formulation mais en même temps qu'elle force le respect par son honnêteté, on pense inévitablement au roman de Stig Dagerman, "Enfant brûlé", publié en 1948. Stig Dagerman est l'un de nos auteurs fétiches et chouchous.
Suédois, né en 1923, anarchiste, Dagerman est célèbre en France pour son petit texte-testament Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, écrit en 1952 et qui a connu une fortune éditoriale en France (ce qui n'est par exemple pas le cas en Allemagne) après sa publication en 1993, au point que, par exemple, le groupe Les Têtes Raides l'ont mis en musique, on peut l'écouter ici. et le lire là - le mieux étant bien sûr de l'acheter, puisqu'il faut l'avoir dans sa bibliothèque. L'année suivante, en 1953, Dagerman se marie avec l'actrice Anita Björk, et l'année suivante encore, il se suicide. Fin des hostilités, Stig Dagerman meurt à l'âge de 31 ans, et on n'a pas peur de dire que c'est l'un des écrivains suédois les plus brillants du XXe siècle, tout comme on se fout de savoir si on exagère ou pas - pour nous, c'est le cas, c'est le plus brillant. On le voit, ici. On voit sa beauté solaire et moderne:
Et ce qui nous a toujours étonné, c'était à l'inverse de ne pas voir dans son regard ou dans son visage cette désespérance qui l'a tué. Sur toutes les photos de lui, il a un air ou bien détaché ou bien concentré ou bien pensif, voire un sourire aux lèvres, mais jamais il n'apparaît désespéré, désemparé. De fait, son univers littéraire est sombre sombre sombre. Citons quelques titres pour s'en convaincre: Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Enfant brûlé, Tuer un enfant, L'île des condamnés, Le condamné à mort, Ennuis de noces. Etc etc etc. N'en jetons plus.
L'île des condamnés est à cet égard très éloquent. Sorte de miroir inversé de Lost, il donne à entendre la voix de sept naufragés échoués sur une île où il n'y a rien, rien à manger, rien à boire, seule une jungle dense et des lézards - ces animaux de sang froid. Et ces sept personnes prennent tour à tour la parole pour raconter à quel point leur vie était vide de sens et d'espérances, à quel point la non-vie a toujours caractérisé cette vie que seule une autre non-vie, à savoir la mort, peut clore.
Dans tous ses textes, Dagerman ressasse ses obsessions: la souffrance quasi atavique et en tout cas étape obligée au tout commencement d'une vie, la solitude existentielle que rien ne peut combler sinon un sentiment de culpabilité dont on ne peut se débarrasser. Non, ce n'est décidément pas gai et il faut avoir l'âme, l'esprit et les sentiments bien en place avant de se plonger dans les fictions de Dagerman.
Et donc L'enfant brûlé, le roman. On sort le livre de la bibliothèque, on feuillette quelques pages et on tombe sur ce beau passage dont on voudrait se souvenir (plutôt que des autres passages pourtant tout aussi beaux mais qui ont également la fâcheuse tendance à noircir les idées comme les perspectives d'avenir):
Mais aimer c'est aussi rendre pur. (…) Il n'y a rien d'aussi beau que les premières minutes de solitude avec celui qui pourrait nous aimer, avec celui que l'on pourrait aimer. Il ny a rien d'aussi silencieux que ces minutes, rien d'aussi saturé de suave attente. C'est pour ces quelques minutes qu'on aime et non pour toutes celles qui suivront.
© traduit par Elisabeth Backlund, Gallimard, 1956
Comme on le voit, il y a peu de résultat - je veux dire: pour une langue dont l'Organisation Internationale de la Francophonie estimait en 2009 qu'elle avait 201 millions de locuteurs réels dans le monde (dixit Wikipédia). Et, en français, les usages recensés sur gougueule sont ceux de la brûlure, la vraie: que faire quand un enfant s'est brûlé à une flamme.
Voyons maintenant voir les occurrences en suédois, langue parlée par un peu moins de 10 millions de personnes:
Là encore, c'est peu et, et ce n'est sans doute pas un hasard, une écrasante majorité des pages utilisant ce groupe nominal font directement référence au roman de Stig Dagerman.
Voyons à présent les occurrences en allemand, qui comporte 100 millions de locuteurs:
Waouh! Environ 867 000!?!? Mais pourquoi?
Pourquoi?
Parce que "ein gebranntes kind" n'est autre en allemand que le début d'un proverbe: Ein gebranntes Kind scheut das Feuer. Traduit littéralement, le proverbe signifie: Un enfant brûlé craint le feu. Autrement dit, on bon français: chat échaudé craint l'eau froide. C'est évidemment nettement plus beau en allemand.
Voyons l'expression déclinée dans différentes langues avec, à chaque fois, sa traduction littérale:
Comme on le voit, l'image de l'enfant brûlé est la même dans les langues germaniques (suédois et allemand et, donc, anglais et danois); alors que les langues latines se cantonnent à la réalité du chat (du chien pour l'italien); et amusant est le fait que l'idée de se brûler à un liquide qu'on ingère est récurrent dans des langues aussi différentes que le bulgare, l'arabe d'Égypte ou l'espagnol d'Uruguay.
Question, par conséquent: d'où viennent ces expressions?
Commençons par le français, et c'est le Robert des expressions et locutions qui nous renseigne:
Chat échaudé craint l'eau froide "on craint jusqu'à l'apparence de ce qui a fait souffrir"; plus généralement "une expérience douloureuse rend très méfiant". La formule est très ancienne sous une forme moins développée, soit chat échaudé craint l'eau ("chat eschaudez iaue creint", XIIIe s.), soit l'échaudé craint l'eau ("eschaudez eve crient", dans le Roman de Renard) ou doit craindre la chaleur ("doit chaleur doubter").
Et ce dicton éculé de nous rappeler ce que la médecine et la psychanalyse nous ont appris pour leur part: le corps a une mémoire, le corps se souvient des blessures, des affects, des souffrances. Mais c'est une autre histoire.Qu'en est-il des langues germaniques?
Le dictionnaire de l'Académie suédoise nous indique la chose suivante:
Le proverbe semble donc avoir été introduit vers le milieu du XVIIIe siècle, bien que son sémantisme soit déjà présent vers la toute fin du XVIe siècle, mais le dictionnaire ne nous renseigne pas pour autant sur son étymologie.
Une étymologie qu'on ne trouve hélas nulle part mais on n'a pas non plus les outils en allemand pour les trouver (les dictionnaires, donc).
Allez, on se quitte sur Stig Dagerman et son enfant brûlé et on essaie de trouver quelque chose qui réunisse les trois langues en vidéo. C'est l'allemand qui gagne, et c'est un peu normal puisqu'on a commencé avec lui: on regarde la première partie d'un reportage réalisé par la télévision allemande sur Automne allemand, un livre-reportage de Stig Dagerman, consécutif au voyage qu'il a entrepris sur le territoire allemand en 1946 afin de voir de ses propres yeux comment ce pays ravagé vit:
2 commentaires:
Juste quelques lignes pour dire ma déception -non mon étonnement- de ne pas avoir découvert le moindre commentaire en marge de votre billet sur Stig Dagerman.
Cela me désole, comme s’il était mort deux fois.
Je l’ai "rencontré" presque par hasard (il y a une petite vingtaine d’années), au détour d’une émission télévisuelle (très) nocturne.
Depuis, après quelques lectures (bien trop incomplètes), il continue de m’accompagner.
Son image demeure, celle d’un "enfant brûlé", "inconsolable" et jamais "rassasié".
Comme s’il n’avait été que cela…
Honnêtement, j’ignore qui vous a lu ; je ne sais plus comment je suis parvenu jusqu’à votre article, mais je suis heureux qu’il existe.
Que faudrait-il faire pour "répandre" la nouvelle du passage éclair sur Terre de cet auteur ?
En l’occurrence (ce mot légèrement obsolète est en tous points admirable !) je ne saurais dire.
Peut-être commencer à parler de neige carbonique, de sentiments humains et de littérature ?...
B.
Merci beaucoup pour votre commentaire qui m'a fait très plaisir.
Sans doute Stig Dagerman n'est-il pas assez connu - je ne sais pas. 3notre besoin…" reste un best-seller en France et "Automne allemand" est très connu en Allemagne - donc il n'est pas si inconnu. Et puis il faut faire confiance aux lecteurs, qui savent toujours re-trouver les œuvres.
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