lundi 19 juillet 2010

Les papillons de nuit

C'est la nuit, c'est l'été. Pour un soir, pour une nuit, JB a repris contraint et forcé ses habitudes de jadis, lorsqu'il travaillait la nuit.
C'est la nuit, c'est l'été. Les papillons aussi impatients qu'imprudents pénètrent à toute allure dans la pièce et foncent vers la lumière. Les papillons foncent et fondent dans la lumière. Les papillons brûlent, grillent, crament.

© icke

Et, fatalement, JB repense à cette chanson composée par Serge Gainsbourg en 1966 pour Michèle Arnaud (qui se souvient aujourd'hui de Michèle Arnaud à part la vieille peau qu'est JB?): Les papillons noirs. Cette chanson a toujours intrigué JB, sans qu'il comprenne tout à fait pourquoi - sans nul doute parce que cette chanson, et notamment la fin, est intrigante, mystérieuse, qui laisse place à toutes les lectures possibles. On l'écoute, dans la version où ils chantent ensemble (puisque la première version voyait Michèle Arnaud chanter seule).



Et ce groupe nominal, les papillons noirs, JB s'en est servi pour la traduction de L'été de Garmann, de Stian Hole. Il l'a copié pour traduire une locution norvégienne a priori compliquée (du moins intraduisible en l'état), enfin de compte pas si difficile, mais rendue ardue du fait de l'illustration. On regarde:

© Stian Hole © Cappelen Forlag © Albin Michel Jeunesse

Ainsi qu'on le voit, le dessin (la technique est celle du collage cher à John Heartfield - normal, Stian a rédigé son travail de fin d'études sur l'illustrateur allemand, communiste et férocement antinazi; un type bien, quoi!) reproduit des papillons. Non seulement sur la page de gauche où la phrase fait un looping ponctué par un papillon, mais également sur celle des droites où des papillons sont visibles sur la radiographie du ventre de Garmann.

Voyons de plus près, en norvégien, ce dont il est question:

© Stian Hole © Capelen Forlag

La locution problématique est: å ha sommerfugler i magen. Littéralement: avoir des papillons dans le ventre. L'équivalent français qui se rapproche le plus, au niveau du sens, de l'original norvégien est: avoir le trac. Avoir des papillons dans le ventre, c'est avoir peur, mais ressentir une angoisse mêlée à de l'excitation.
Le problème ici, était qu'il fallait garder l'idée des papillons - on ne pouvait (décemment!) pas demander à l'auteur-illustrateur de refaire une double planche.
Et donc on a pensé à Serge Gainsbourg et Michèle Arnaud.
Voici le résultat:


© Stian Hole © Albin Michel Jeunesse

(Oui, je sais, la tante Borghild est devenue Iseline en français… C'est une autre histoire qui sera contée peut-être un autre jour.)


Avoir des papillons noirs [dans le ventre], ici, rappelait une autre locution bien connue de la langue française: avoir des idées noires. Les papillons noirs, c'étaient les papillons de nuit, c'était l'inquiétude de la nuit. C'était ce que chantent Serge Gainsbourg et Michèle Arnaud en amorce: "La nuit, tous les chagrins se grisent / De tout son cœur on aimerait / Que disparaissent à jamais / Les papillons noirs." Les papillons noirs de Gainsbourg devenaient les papillons dans le ventre de Garmann. C'était l'angoisse, la peur, les idées noires.

Un autre jour, on reviendra sur le sémantisme des papillons - si riche en français.
Mais en attendant, on se quitte sur l'autre version de ces Papillons noirs, puisque Gainsbourg l'a rechantée en 1978 avec le groupe Bijou (et qui, encore une fois, à part la vieille peau qu'est JB, se souvient de Bijou?).



On chante en chœur (ou pas):
"Aux lueurs de l'aube imprécise / Dans les eaux troubles d'un miroir / Tu te rencontres par hasard / Complètement noir"


[22082010
Et JB apprend par hasard que l'expression est bel et bien attestée!
Le Robert historique de la langue française lui indique:
◊ Les idées sombres se sont appelées papillons noirs (1755, puis 1817).
Et ça, mes petits amis, pour JB, c'est une trouvaille.
Mince alors! Lui qui croyait que cette locution de papillons noirs venait de Gainsbourg - raté. Elle est bel et bien attesté en français! Mince alors! Tout ce que JB ignore sur cette langue française dont il doit pourtant connaître toutes les subtilités… Ça le rendrait déprimerait presque!
Il va vérifier dans le Robert des expressions et des locutions et… re-mince alors! Ça y est aussi!
Papillons noirs “idées noirs, tristesse, mélancolie.” Cette métaphore, plus poétique que celle de cafard, est attestée en 1708.
Ah… De 1755, on est passé à 1708.
Mais pourquoi en 1708? Qu'est-ce qui se passe en 1708?
JB va jeter un œil dans le Littré qui lui dit:


3. Fig. 
      BRUEYS, Avocat Patelin, II, 3: Papillons noirs, visions noires, idées lugubres ; locution tirée de ces paroles de Patelin feignant le délire : Ma femme, chasse, chasse ces papillons noirs, qui volent autour de moi

Est-ce que le Littré sous-entend que c'est ce monsieur, Brueys, qu'on ne connaît ni des lèvres ni des dents qui aurait fixé la locution?
Et Wikipédia nous renseigne:


Et JB retrouve les passages en question (l'expression revient à trois reprises dans la pièce):




En fait, cette pièce, L'Avocat Patelin, a été jouée le 4 juin 1706. Comme de Brueys semble avoir été populaire, on peut penser qu'il a fixé l'expression et qu'elle a été ensuite, à partir de là, diffusée dans le langage. Ce qui sous-entend que, déjà en 1706, la locution a dû faire mouche. Les locuteurs ont dû se retrouver dans cette image, ils ont dû y retrouver quelque chose de connu. Ou alors de Brueys a fixé dans la littérature une expression soit populaire, soit en vogue dans le langage parlé à cette époque.
En tout cas, JB trouve passionnante cette histoire de papillons noirs…
Et cela prouve encore une fois, si jamais on en avait douté, à quel point Gainsbourg avait une connaissance très approfondie de la langue française.]

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