vendredi 23 juillet 2010

La folie épidémique

JB est redevenu un traducteur multi-tâches, reprenant le matin une traduction laissée de côté, Ivoire noir, un roman pour adolescents, et l'après-midi la nouvelle de Sara Stridsberg.
Ivoire noir est une fantaisie africaine inspirée par Au cœur des ténèbres, la nouvelle de James Conrad qui a elle-même inspiré Francis Ford Coppola dans la réalisation d'Apocalypse Now.

Petit retour sur textes et images.
Publié en 1902, Au cœur des ténèbres raconte le voyage de Marlow dans la jungle africaine du Congo pour retrouver la trace du colonel Kurtz, directeur d'un comptoir de commerce dont on est sans nouvelles.
Réalisé en 1979, Apocalypse Now transpose le récit au Vietnam où, comme Marlow, un certain Willard remonte trois jours durant un fleuve pour remettre la main sur le colonel Kurtz, homme devenu fou et ayant pris le commandement d'un groupe d'indigènes.
Publié en 2005, Ivoire noir montre deux adolescents, l'un norvégien et l'autre libérien réfugié en Norvège, partir en Côte d'Ivoire pour retrouver la mère du second, elle-même réfugiée dans le nord du pays à la suite de la guerre civile qui a ravagé le Liberia, cependant que la Côte d'Ivoire est pendant leur voyage en proie à la sécession.

Puis je traduis ce passage:
(…) je commence lentement mais sûrement à sombrer dans un inconnu dont je ne suis pas certain qu’il me plaise. Et si, en fin de compte, cet inconnu n’était autre que la force réconciliatrice présente dans toute folie passagère?
Et je suis interloqué par la deuxième phrase. Se peut-il qu'il y ait une "force réconciliatrice présente dans toute folie passagère"? Vraiment? Je ne sais pas. Je ne le sais vraiment pas. Et je reste identiquement interloqué par mon incapacité à pouvoir répondre à cette question. Il faudrait justement que je demande à Sara, je suis sûr qu'elle a un avis, et je pense sans pouvoir expliquer pourquoi qu'elle répondrait par l'affirmative.

Quoi qu'il en soit, je subodore dans ce passage la plume de Conrad - puisque l'auteur d'Ivoire noir cite à maintes reprises des phrases de la nouvelle écrite par l'écrivain d'origine polonaise ne en Ukraine et forcé à l'exil. Mais il les cite explicitement, ce qui n'est pas le cas ici. Par acquit de conscience je vais vérifier dans le texte original que Wikisource met généreusement à disposition des lecteurs. Or j'ai beau taper les mots madness, force, reconcil (le début tant du verbe que du substantif): en vain, rien. À ma grande surprise, le mot madness, folie, n'intervient qu'une seule fois:
He gave me a searching glance, and made another note. ‘Ever any madness in your family?’ he asked, in a matter–of–fact tone. I felt very annoyed. ‘Is that question in the interests of science, too?’ ‘It would be,’ he said, without taking notice of my irritation, ‘interesting for science to watch the mental changes of individuals, on the spot, but ...’ ‘Are you an alienist?’ I interrupted. ‘Every doctor should be—a little,’ answered that original, imperturbably.
Et là, je suis entièrement d'accord. La je comprends.
La toujours impeccable traduction de Jean-Jacques Mayoux (la meilleure, pour les avoir toutes comparées), datant de 1980, dit en français:
Il m'inspecta du regard, et prit une autre note. “Des cas de folie dans la famille?” demanda-t-il, d'un ton détaché. J'étais furieux. “Est-ce que cette question-là aussi est dans l'intérêt de la science?” “Ce serait”, dit-il, sans prendre garde de mon irritation, “intéressant pour la science d'observer les changements de mentalité des individus [modifications mentales aurait peut-être été plus juste, mais bon…], sur place, mais…” “Êtes-vous aliéniste?” interrompis-je. “Tout docteur devrait l'être… un peu”, répondit le bonhomme, imperturbable.

Quoi qu'il en soit, j'entreprends de rechercher quelques passages dans Apocalypse Now qui donnent à voir la folie de Kurtz, telle qu'interprétée par Marlon Brando et ayant suscité chez moi cette impression rétinienne qui ne m'a jamais vraiment quitté. Je retrouve ça:



Coïncidence, l'hiver dernier, à l'époque où j'entreprenais cette traduction, j'étais allé voir au Deutsches Theater une adaptation (relativement ratée) par Andreas Kriegenburg de Au cœur des ténèbres qui voyait au début de la pièce les personnages griffonner sur les murs (ce qui était pour le coup très réussi):

© Arno Declair

Et aujourd'hui, rapport à la folie dont parlent les trois œuvres citées supra, rapport à Conrad et la folie et l'écriture sur les murs, je repense à un autre film sur la folie, Epidemic, de Lars von Trier, réalisé en 1987 et relativement méconnu du grand public.
Il faut absolument revoir Epidemic. Le film raconte l'histoire de deux scénaristes (Lars von Trier et Niels Vørsel, dans leurs propres rôles) qui, ayant perdu le scénario d'un film qu'ils devaient réaliser, se mettent à imaginer une nouvelle histoire. On les voit, dans ce passage peindre le synopsis sur le mur:



Ce qui est passionnant, dans cette scène, quand je la revois plus de vingt après, c'est à quel point elle me rappelle le film de Chris Marker, La Jetée, de 1963 - qui avait déjà été présenté sur ce blog tatoué et fumeur. Non pas dans la construction ni dans le mode narratifs, mais plutôt dans le traitement de l'image et peut-être un peu dans le genre que les deux films ont choisi et qui est celui de l'anticipation: chez Marker, le monde est "pourri" par la radioactivité, chez von Trier, ce même monde (l'Europe, nommément) est victime d'une épidémie. Toujours est-il que chez les deux réalisateurs, il y a ce noir et blanc assez identique ainsi que ces images d'expériences cérébrales qui sont assez communes (même si celles-ci agissent différemment: externes chez Marker, internes chez von Trier). On regarde un bout de La Jetée, notamment à partir environ de 3'25''



Voilà, une large boucle est bouclée, et nous venons de voir dans deux films réalisés à plus de 25 ans d'intervalle les fameuses modifications mentales dont nous parlait Joseph Conrad plus haut et en 1902, ainsi que la folie qu'il mentionne explicitement juste en passant mais dont l'auteur d'Ivoire noir et Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now montrent et évoquent inlassablement.
Ce qui, en guise de conclusion, réunit enfin Conrad, Coppola et von Trier, c'est ce à quoi ce dernier fait allusion quand il développe l'idée d'épidémie. Il y a dans la folie de Kurtz une espèce de dispositif contagieux; il y a une dimension épidémique qui va toucher quiconque côtoie Kurtz, y compris le lecteur. Il y a également dans les paysages décrits (l'Afrique et l'Asie) une seconde dimension épidémique et contagieuse qui n'est pas sans rappeler la phrase de Raymond Roussel: "L'Afrique rend fou."

On se quitte avec Epidemic et la folie. On regarde, une fois n'est pas coutume, la fin du film, lorsque la folie devient épidémique en même temps que l'épidémie rend fou.
ATTENTION: ÂMES SENSIBLES S'ABSTENIR, LE PASSAGE EST TRÈS, TRÈS DUR!

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