mercredi 23 juin 2010

Hystérie maternelle

Quel plaisir d'avoir la chance de de traduire ce passage à la fois tordant et effrayant.
Le contexte: une mère et sa fille, cette dernière doit avoir vingt à vingt-cinq ans, c'est elle la narratrice.

Elle pivote vers moi. Elle a les yeux rouges. Elle me demande: Tu restes à la maison ce soir? Moi: Non, j’ai un rendez-vous. Elle tourne la tête à nouveau, fixe le téléviseur. If it wasn’t for that stupid little dog, dit l’homme pendant que les sous-titres indiquent : «Si ce n’avait été pour ce stupide petit chien.» Tu veux que je reste à la maison? je demande pendant que l’homme dit maintenant: You tell him! Maman me regarde sans comprendre, avant de dévier les yeux vers l’écran. Et là, c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’en empêcher, je lui dis: J’y ai sérieusement réfléchi et… voilà… j’ai l’intention de déménager. Maman me dévisage. Longuement. J’ajoute: J’ai visité un appartement. Elle: Je ne crois pas que ce soit très malin de ta part, Helene. Tu vas te retrouver toute seule comme une âme en peine et tu vas t’ennuyer. Moi: Mais le loyer n’est que de deux mille cinq cents couronnes… Elle: Alors que tu ne devrais pas… Franchement je ne comprends pas! Moi: Non mais… punaise, quand même! Elle: Oui? Moi: J’aurai ma salle de bains individuelle… Elle: Je te signale que personne ne le remarquera, si tu rentres ou pas chez toi le soir. Ce qui signifie que, dans l’éventualité où tu te fais violer, tu pourras toujours courir pour trouver de l’aide! Et je ne te parle même pas de l’aspect financier. Comment tu vas te débrouiller financièrement, hein? Avec le loyer, l’électricité, la nourriture, les vêtements, le téléphone? Je te préviens, ma petite: si tu quittes la maison, ne compte pas sur moi pour payer ta facture de portable ou tes fringues! Songe: les serviettes hygiéniques coûtent à elles seules cent couronnes par mois! Cent! Moi: Du calme, maman, voyons!… Je vois à présent quatre personnes dans l’écran. Je dis: Il existe des serviettes hygiéniques moins chères que les bios. Je ne suis pas forcée d’utiliser des serviettes bios. Elle: Excuse-moi, Helene, mais là tu es complètement à côté de la plaque! Elle fixe l’écran en me lançant ça. Definitely not, dit un homme dans le poste, et les rires enregistrés de se déverser au même moment. Maman: Tu vas te sentir très seule, Helene, très très seule. Elle lâche un ricanement moqueur en me lançant ça. Parce que tu aimes vivre toute seule, Helene? me demande-t-elle. Non, rétorque-t-elle sans attendre ma réponse. Tu n’aimes pas ça du tout. Je te connais suffisamment. Si jamais tu déménages, tu vas devoir t’en enquiller, de longues soirées où tu te sentiras délaissée et abandonnée. Moi : Oui, mais il faut voir aussi les côtés positifs… Elle: Les côtés positifs? Ha! Parlons-en! Personne à côté de qui te réveiller le matin. Personne pour te dire de te lever. Personne pour te préparer ton petit déjeuner. Les rires enregistrés fusent une nouvelle fois. Elle: Je ne le ferais pas si j’étais toi, Helene. Attends au moins quelques années d’avoir trouvé un emploi décent et d’avoir mis un peu de sous de côté. Et à ce moment-là, on pourra étudier la situation d’un œil neuf, voir si je ne peux pas t’aider un peu financièrement. Est-ce que tu connais le prix de la nourriture, Helene? Combien il faut débourser chaque jour de l’année et combien ça coûte, tout mis bout à bout? Est-ce que tu le sais? Combien coûte un fromage pâte cuite, Helene? Et qu’est-ce que tu feras quand tu rentreras du travail? Tu ne trouveras personne qui t’attend avec le dîner sur la table. Personne pour t’écouter raconter tout ce qui s’est passé au bureau. Moi: Oui, mais c’est de ça que j’ai envie… J’ai beau dire et j’ai beau faire, je comprends que c’est inutile. En plus, je n’ai aucun argument à lui opposer. Elle continue: Helene, qu’est-ce que tu as à ne pas vouloir écouter les gens qui ont plus d’expérience de la vie que toi, hein? Explique-moi. Comment peux-tu en savoir davantage que moi? C’est juste quelque chose que tu crois. Parce que, s’il y a quelqu’un qui est bien placé dans cette pièce pour le savoir, c’est moi! Je dis: Oui mais l’expérience, ça s’acquiert… On peut apprendre… C’est bien d’apprendre en fonction de ce qu’on a fait… Elle: Alors là, si on devait tout apprendre en fonction de ce qu’on a fait, je peux te t’assurer qu’on ne ferait pas les choses bien! Non, on ferait mal. Mal mal mal! Mais pourquoi tu refuses de m’écouter quand je te dis que ta décision est idiote? En plus, tu n’auras jamais les moyens d’aller au cinéma, de manger au restaurant, de t’acheter des vêtements neufs. C’est cher de se nourrir, Helene. Et sans parler des petites choses auxquelles tu ne penses pas: le papier hygiénique, le shampoing, le jus d’orange, le lait… Et j’en passe, et j’en passe. Ça fait beaucoup d’argent. Et la poudre à laver? Tu y as pensé? Et si tu avais un besoin urgent de quelque chose? Une machine à laver, par exemple? Comment tu feras, hein? Moi: Ben… je peux apporter mon linge sale et le laver ici…? Elle sourit, secoue énergiquement la tête et répond: Ici? Non. Non, non, non et non! Ma maison ne va certainement pas se transformer en laverie, ma cocotte! Si tu pars d’ici, tu le fais dans les règles! Moi: Mais en général, dans les immeubles locatifs, il y a une buanderie collective au sous-sol… Elle: Une buanderie collective au sous-sol? Ah bon? Première nouvelle. Parce que tu crois qu’une buanderie collective va être la solution à tous tes problèmes? Mais tu te fourres le doigt dans l’œil, Helene! Et qu’est-ce que tu feras si tu as besoin d’un nouveau téléphone portable? Et comment tu feras pour payer tes tickets de bus, hein? Moi: Il faut que j’économise davantage, c’est tout… Elle: Helene, je t’en prie, écoute-moi. Je te parle en connaissance de cause, parce que je suis moi-même passée par là… Le générique de fin défile sur l’écran, au rythme d’une musique guillerette. Elle continue: Ce n’est pas pour être méchante si je veux te dissuader de quitter la maison. Mais je ne comprends pas pourquoi tu tiens coûte que coûte à le faire quand tout, et je dis bien tout, indique que tu ferais mieux d’attendre un petit moment avant de partir d’ici. Et ne va pas croire que tu peux t’enfuir à toutes jambes d’ici et revenir comme bon ça te chantera! Ah ça non! Si tu pars d’ici, très bien, tu pars d’ici, point à la ligne. Dans ce cas tu me remets ta clé et tu viens en visite que si et seulement si tu y es invitée! Je fais mine de partir, elle se lève pour m’emboîter le pas, me suit jusque dans le couloir, dit: Et je te préviens, hein, ne compte pas sur moi pour te prêter de l’argent! Moi: Non, maman… Je monte les marches. Des photos de moi enfant partout dans l’escalier. Ce n’est pas sain d’être là, partout: moi en train de manger une glace, moi sur le pot, moi moi moi… J’entre dans ma chambre. Et là qu’est-ce que je vois? Non, j’y crois pas… Un poster au-dessous de mon lit, un pur-sang arabe lancé au galop dans un champ, ça doit faire plus de dix ans qu’il est accroché au mur et je ne m’en rends compte que maintenant.

© Gjøre godt, Trude Marstein, Gyldendal Forlag, 2006
© Faire le bien, traduit par Jean-Baptiste Coursaud, éditions Stock, 2010

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