Un couteau est planté dans ses tripes, il a les yeux énucléés, les oreilles tranchées.
Ouiii…
Bonjour.
Nous sommes jeudi matin et tout va bien.
Bref.
JB a toujours été intrigué par ce mot: énucléer. Il a toujours aimé sa sonorité, peut-être à cause de la triple assonance en [e]: énucléer.
Le mot est facilement identifiable, qui vient du latin nucleus, qui signifie noyau, et que l'on retrouve notamment dans l'adjectif nucléaire - l'usine comme la famille. La famille est-elle une usine, d'ailleurs? Hum… Là n'est pas la question et c'est une autre histoire.
JB va tout de même vérifier le sens du verbe dans le TLF:
Tiens, c'est étrange… On utilise également le verbe dans un contexte de cuisine. Et justement en parlant des pommes de terre… C'est frappant, du moins pour JB, car dimanche il avait de la visite et il a cuisiné: des pommes de terre. Il avait de la visite allemande et parlait donc en allemand. Il épluchait ses pommes de terre et continuait de parler en allemand (oui, JB a une vie trépidante). Et, enlevant les taches des pommes de terre, sa visite lui disait, si JB traduit littéralement: "Tu leur enlèves les yeux…" JB ne comprenait pas tout à fait sur le moment mais a appris un mot: ces tâches sur les pommes de terre, on les appelle les yeux en allemand. À la connaissance de JB, la langue française n'utilisait pas le terme en question pour désigner les yeux en question sur les pommes de terre en question. JB précisait même: "En revanche, on parle des yeux dans la soupe." C'est maintenant l'occasion de vérifier son assertion:
[29/07/2010, 10h20. L'ami É de JB vient d'apporter un sévère démenti à ses allégations et vient prouver la nigauderie congénitale de JB. La langue française, à l'instar de sa cousine allemande, connaît tout à fait les yeux des pommes de terre, la preuve patente dans le lien qu'il a ajouté à son commentaire. La teu-hon éternelle sur JB!]
JB va vérifier dans le Littré et, à sa grande surprise, ce dictionnaire ne connaît pas le verbe énucléer mais uniquement le substantif:
Voilà le sens alimentaire qui revient et l'étymologie confirmée.
Et puis voilà le second sens que JB ne connaissait pas et qui a trait à la solution d'un problème. Aha… Au bout de quarante années de pratique de sa langue maternelle, JB n'a jamais croisé cet usage. Il va vérifier dans le Robert historique de la langue française qui lui indique:
Le sens figuré (1870) de "résoudre" (énucléer un problème) est très rare.
Certes très rare dans le langage, mais le sens est ancien. Re-aha. De fait, le verbe est introduit tardivement dans la langue française, en 1835. Mais ce verbe est dérivé du substantif, énucléation, d'où sa présence dans le Littré aux dépens du verbe. Et que nous dit le Robert sur le substantif?
ÉNUCLÉATION n.f., très antérieur au verbe, est un dérivé savant (v. 1453) du radical du participe passé du latin enucleare, ou un emprunt au latin médiéval enucleatio "explication" (1300). ◊ Le mot est en effet d'abord employé au figuré: "action d'expliquer, de rendre clair", sens aujourd'hui disparu. Au début du XVIIe s., il est utilisé en botanique (1611) et par la suite en chirurgie (1824), domaine où il suscite le verbe énucléer. En français moderne, le nom correspond à un dérivé morphologique du verbe.
Alors ça c'est pas ordinaire. Car en général, c'est l'inverse qui se produit: le terme est d'abord exclusivement scientifique puis passe dans le langage courant. Pensons à phagocyter par exemple. Et c'est d'autant plus étonnant qu'on comprend mal pourquoi ce sens de clarifier, résoudre devrait disparaître: l'humanité a de tout temps été confrontée aux problèmes, a toujours dû les résoudre. Je veux dire: le champ lexical et la réalité que le terme dépeint sont inépuisables, toujours d'actualité.
JB va malgré tout vérifier dans le Gaffiot:
Des suffrages énucléés? Dans le fond c'est presque une blague quand on pense aux élections truquées et aux suffrages tronqués. Comme si une boucle linguistique se bouclait…
Mais on revient aux yeux énucléés.
Car forcément, on pense à Buñuel, au Chien Andalou et à cette scène toujours insoutenable, même 83 années plus tard (le film date de 1927). De même que le trucage force l'admiration, même 83 années plus tard.
ATTENTION: on ne regarde que si, comme JB le disait au départ, on a l'estomac bien en place.
Et ça nous rappelle la nouvelle de Johan Harstad, Vietnam, tirée du recueil Ambulance - qui était notre deuxième nouvelle préférée du recueil. Dans le genre, c'est assez difficile à lire et à traduire. L'histoire est celle d'une réfugiée vietnamienne en Norvège qui ne se remet toujours pas des atrocités de la guerre et continue de s'automutiler.
La nouvelle commence par ce passage:
Pensez que vous devez vous blesser, que vous n’avez pas le choix.
Pensez que vous posez le coupe-chou ou la lame de rasoir contre la gencive douce et rose, et que vous vous la rasez avec des gestes violents. Ça fait mal de penser ça? Pensez que vous passez le bord d’une feuille de papier à toute vitesse sur le coin de l’œil. Ça fait mal, hein? Rien que d’y penser. Imaginez que vous mordez à pleines dents dans un trombone déformé, que vous vous frottez les dents avec, que vous retirez l’émail jusqu’à ce que le métal frotte contre les nerfs. Ça fait mal. Essayez de penser à ce mot:
Vietnam.
Ça fait toujours mal?
Non?
Ça devrait. Ça devrait vous faire mal, très mal. C’est peut-être ça le problème.
© traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, Gaïa éditions, 2005
Et ce passage aussi boucle une boucle, cette fois non seulement linguistique mais aussi littéraire ou du moins artistique. Une boucle qui ne serait être totalement revenue à son point de départ si on ne mentionnait la chanson des Pixies, Debaser, extraite de l'album Doolittle sorti en 1989. Car que disent notamment les paroles? Ça (et c'est JB qui souligne):
got me a movie
i want you to know
slicing up eyeballs
i want you to know
girlie so groovy
i want you to know
don't know about you
but i am un chien andalusia
i am un chien andalusia
i am un chien andalusia
i am un chien andalusia
wanna grow
Un chien andalusia… Sic! Les Pixies ont eu beau chanter en espagnol, c'était plutôt toujours un espagnol de cuisine… !!!
Toujours est-il qu'on voit (si JB ose dire) la référence au film de Buñuel.
Un dernier mot, avant de se quitter et de regarder la vidéo, sur ce mot: debaser. Qui signifie: dépravateur. "Quand je serai grand, je serai un dépravateur", chante Black Francis. Et le dictionnaire de blogger de me souligner le substantif, comme pour me dire: ça n'existe pas en français. Ah?
Du coup on va forcément vérifier sur le TLF et là c'est le pot aux roses:
On pourrait souligner chaque remarque tant ces informations sont une seule et même succession de perles!
#1 L'exemple pour l'emploi de l'adjectif qui fait allusion au roman du Marquis de Sade.
#2 L'exemple pour l'emploi du substantif qui se rapporte forcément à une femme (puisqu'on a de cesse de parler sur ce blog tatoué et fumeur du machsime linguistique).
#3 L'Académie qui ne reconnaît pas l'usage alors que les termes ont à voir avec la sexualité et la moralité.
#4 L'étymologie qui renvoie l'usage aux fautes d'orthographe (et le Robert historique de la langue française de le confirmer):
DÉPRAVATEUR, TRICE, adj. et n. (1551) Au XVIe s., les deux mots ont été spécialement employés à propos de l'écriture (Chez Calvin) et de l'orthographe; ils n'ont plus qu'une valeur morale.).
Tout ceci est (pour boucler la boucle cette fois alimentaire des yeux énucléés) köstlich! comme on dit en allemand: Succulent! Merveilleux!
Allez, cette fois c'est fini, et on se quitte vraiment avec les Pixies.
2 commentaires:
Mais si, on dit aussi les yeux pour les petites tâches ou plus exactement pour la naissance d'un bourgeon à la surface de la pomme de terre. D'où l'importance d'avoir un couteau économe avec une pointe fine et robuste. Par ailleurs, on trouve la confirmation de l'existence des yeux de la pomme de terre là : http://svt.scola.ac-paris.fr/ressource/outils/htm/S/phyllotaxie.php
A bientôt,
Eric, depuis l'aéroport de Bangkok
Merci d'avoir rectifié cette bourde monumentale !
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