mercredi 2 juin 2010

Écorcher

Je dois traduire, ce dialogue entre une fille et son père:
Underskrift? sier jeg. Ja, det er bare fordi jeg er under atten, så må jeg ha underskrift fra foresatte. Hun sier foresatte som om det er et fremmedord. Å nei, sier jeg, nei, nei.

Et le problème, ici, c'est ce mot: fremmedord. Littéralement: mot étranger.
Les langues scandinaves distinguent en effet les termes importés d'une langue étrangère et qui ne sont pas forcément immédiatement compréhensibles par le vulgum pecus (voilà: ça serait pour nous, en français, l'équivalent du fremmedord scandinave, l'emploi d'une locution latine - vulgum pecus signifiant donc le péquin moyen). Chacune des langues scandinaves a même son dictionnaire de fremmedord. Nous n'avons pas d'équivalent en français.
Et cela en dit un peu, beaucoup, sur le caractère hiérarchique de la langue de chaque côté des nations. Je m'explique:
Les langues scandinaves supposent, partent du principe que certains termes sont très difficiles à comprendre et offrent donc la possibilité aux locuteurs d'avoir accès à une explication plus aisée. Voire, mieux encore: elles reconnaissent la discrimination implicite inhérente au langage. On reconnaît le principe social-démocrate des pays scandinaves, voire le principe social-démocrate des langues scandinaves avec cette hiérarchie horizontale qui fait qu'on se dit tu, qu'on n'emploie le vous quasi uniquement pour s'adresser aux têtes couronnées.
Employer des mots compliqués quand on s'adresse à quelqu'un, c'est établir un rapport de force. Je me souviens d'un fait divers qui a eu lieu en France: un juge a finalement été condamné parce qu'il s'adressait toujours aux prévenus en employant des mots et des tournures compliqués, les empêchant ainsi de comprendre le sens de ses propos, les empêchant ainsi de se défendre. La langue française, elle, donc, n'admet pas de mots compliqués. Elle admet seulement qu'il existe une orthographe compliquée. Mais la sémantique, la lexicographie ne représenteraient aucune difficulté pour les locuteurs francophones. En matière de hiérarchie, cela en dit long. Cela en dit long sur, d'une part, le principe républicaniste de la France (nous sommes tous égaux, donc pas de distinction de groupes - mais dans ce cas pourquoi faire un dictionnaire sur l'orthographe et pas sur les mots étrangers?); d'autre part, sur le suprématie quasi atavique de la langue. Ce qui est induit, c'est: le locuteur est censé comprendre, la langue impose, le locuteur dispose.

Passée cette digression ethnolinguistique, revenons à nos moutons.
Le début du dialogue est le suivant:
Moi: Une signature? Elle: Oui, parce que je suis mineure. Donc il me fait la signature d’un représentant légal. [Puis, si je traduis littéralement:] Elle prononce le mot représentant légal comme si c'était un mot étranger. Ah non!, je réponds. Non, non, non.
Évidemment, ça ne marche pas. Même si j'employais mot compliqué, un sens dérivé du fremmedord, ça marcherait déjà mieux mais l'effet n'est pas totalement au rendez-vous.

Qu'est-ce qu'il sous-entend ici, le père?
Plein de choses.
Primo: que sa fille emploierait presque un mot étranger, donc qu'il est lui-même un étranger pour sa fille.
Secundo: que sa fille n'emploie pas le mot parent, comme si ce mot avait été rayé de son vocabulaire.
Tertio: qu'il a l'impression que ça lui coûte, à sa fille, de prononcer un des mots parent/père/mère, et du coup il comprend la distance qui s'est imposée dans la relation entre elle et lui.
De fait, les parents sont divorcés, la fille vit avec sa mère, la fille veut se faire refaire le nez, elle a besoin d'argent, qui va payer? lui, bien sûr. Qu'est-ce que sa fille veut lui faire payer (au sens figuré) en lui faisant payer (au sens propre) cette opération de chirurgie esthétique où elle lui dit, à lui, son père, que son nez (donc celui qu'il lui a "transmis") est affreux, qu'elle ne "peut pas continuer de vivre avec ce nez", qui plus est sans le qualifier lui de père?
C'est tout ça, le contexte non seulement sémantique, mais aussi narratif et psychologique. Et c'est ce contexte-là dont il faut avoir conscience en ce qu'il va nous donner la réponse à notre problème de traduction.
Puisqu'on va traduire ainsi:
Moi: Une signature? Elle: Oui, parce que je suis mineure. Donc il me fait la signature d’un représentant légal. Ce mot qu’elle emploie… Un représentant légal…! On dirait que ça lui écorche la bouche de dire parent. Ah non!, je réponds. Non, non, non.

Alors oui, j'ai sans nul doute, légèrement surtraduit, donné plus de sens que ce que ne dit la phrase initiale. Mais le contexte sémantique n'étant pas traduisible, il faut récupérer dans un autre contexte. Et ma proposition a l'avantage de demeurer dans un contexte sémantique. Je joue moi aussi sur le lexicographie: j'utilise cette expression écorcher la bouche, très forte en français, très connotée. Mais qui à mon avis donne du sens en français, fait sens au locuteur français.


Et elle vient d'où, justement, cette expression, écorcher la bouche?
Le TLF lie la locution au second sens du verbe écorcher, donc non pas enlever la peau mais blesser:



Qui plus est, au vu des citations, l'expression semble récente, du XXe siècle.
Que dit quant à lui, le Robert Dictionnaire des expressions et locutions?
Écorcher la gueule, la bouche (le sujet désigne le discours, l'expression par le langage, des mots…) "être très pénible (à dire)". Surtout dans: ça t'écorcherait la gueule de dire…? (précisant une expression polie, agréable. Ça lui écorcherait la gueule de dire merci.

Intéressant, au vu des deux définitions, l'étymologie est différente.
Que dit le Robert historique de la langue française? Il explique le premier sens, donc celui de "dépouiller de sa peau". Puis il précise:
Par affaiblissement de sens, le verbe signifie (1205-1250, pron., puis v. 1230) "blesser en entamant superficiellement la peau", sens assez usuel au pronominal. ◊ Au figuré, le verbe s'emploie au sens de "faire mal moralement" (1193-1197) et de "causer une sensation désagréable" (1280) ◊ Écorcher prend au XVIe siècle le sens de "déformer, prononcer de travers" (1532, Rabelais), toujours vivant (écorcher un mot), et de "détériorer (une chose) en entamant la surface" (1598). Écorcher les oreilles (1665) signifie "offenser l'ouïe"; par métaphore, le verbe prend le sens (1673, Molière) de "demander un prix excessif" (écorcher les clients).

Alors ça c'est passionnant!
Passionnant de constater la fortune sémantique du verbe écorcher qui, tout au long de l'histoire de la langue française, fait naître de nouveaux sens et de nouvelles expressions.
Mais passionnant ausi pour deux raisons.
D'une part parce que le sens de écorcher tel qu'on l'a employé dans l'expression traduite supra vient d'abord au XVIe siècle de la langue (je parle là de l'organe), passe un siècle plus tard aux oreilles, pour au XXe siècle revenir à l'intérieur de la bouche et enfin se disséminer sur la totalité du visage avec la gueule. Et on peut dès lors se demander pourquoi, à un moment de l'histoire, telle partie du corps plutôt qu'une autre est sollicitée, retient l'attention du langage? Était-il plus important au XVIIe siècle d'entendre parfaitement, d'avoir l'oreille fine? Était-il plus important au XXe siècle de garder un visage intact, de… faire belle figure, pour employer une autre expression?
D'autre part, l'expression récente écorcher la bouche/la gueule montre indirectement ce que j'insinuais plus haut à propos de la langue française. Cette hiérarchisation, ce rapport de force et de pouvoir que peut induire le langage entre deux personnes. Les locuteurs semblent manifester le besoin d'exprimer que quelqu'un leur parle mal, est inconvenant dans le langage que tel ou telle emploie. Ce qui dit aussi une autre expression: Ça te/lui ferait mal de dire que…?
En d'autres termes, le langage peut blesser, blesser au point d'écorcher. Et être écorché, c'est sans retrouver plus qu'à nu, mais sans protection, sans possibilité de se défendre des attaques extérieures. Confer le fait divers, ce juge qui s'adresse aux prévenus en employant des mots compliqués et incompréhensibles. Qui dès lors les aliène. Les aliène, c'est-à-dire les rend étrangers. Étrangers à leur propre langage. Fremmedord. Des mots étrangers qui rendent étrangers. Qui écorchent: les oreilles, la langue, la gueule.

Alors quoi? Que faire? Que dire? Comme le père dans le roman qui ne sait pas quoi dire. Ne rien dire? Comme Serge Gainsbourg et Anna Karina.

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