dimanche 6 juin 2010

Des prunes, des pruneaux et… des quetsches!

Je traduis ce passage:

Je pense à ses enfants et petits-enfants, à tout ce qu’elle a possédé, ces objets qu’on trouve chez les mémés. Des magazines illustrés, des romances d’autrefois, une vieille radio. Une toile cirée à carreaux, des petites figurines en savon à la salle de bains, des serviettes de toilette brodées, des animaux en porcelaine et des œufs de Pâques colorés. Des caleçons longs en laine, tout un tas d’ustensiles inutiles.

Voilà donc ce que possède une mémé norvégienne. Je ne suis pas certain que "les  caleçons longs en laine" soient très parlants pour un lecteur français - mais même pour les Norvégiens, ullunderbukser n'est recensé que dans le dictionnaire de riksmål, l'ancêtre du norvégien moderne (pour faire court, car c'est plus compliqué que ça), et on ne trouve que 3 occurrences du mot sur gougueule. De même, il est tentant de traduire la "vieille radio" par TSF - mais peut-être que ce faisant je donne une touche trop française à cette radio.

Non, ce qui m'intéresse ici c'est ce que j'ai traduit par romance d'autrefois. En sviske, en norvégien. Autrement dit, et c'est son sens premier: un… pruneau. Comment le fruit est-il devenu une chanson, une vieille rengaine, une scie musicale, puisque c'est le sens de ce mot dans ce champ lexical particulier?
Eh bien… mystère.
Mystère en premier lieu.
Et si explication il y a, elle n'est pas répertoriée dans les dictionnaires.
On va néanmoins, à la fin de ce post, la comprendre.

On peut cependant s'arrêter sur ce mot, sviske, d'une part car son étymologie est passionnante, d'autre part car le substantif a connu en norvégien une fortune lexicographique considérable.
L'étymologie d'abord. Et c'est le dictionnaire suédois qui nous renseigne:


Comme on le voit, le mot est importé en suédois vers 1640 de l'allemand zwesken. Qui lui-même vient du latin damascena (pruna), c'est-à-dire la prune de Damas. Puisque ce sont les croisés qui ont rapporté la prune de Damas vers 1150. Ou plutôt: les croisés ont rapporté de Damas la quetsche, ainsi que le site pommiers.com nous l'explique - et cette précision a son importance pour la suite de ce post:



Aujourd'hui, la prune dite Damas désigne en français des variétés de prunes tout à fait répertoriées, dont la plus célèbre est sans doute la damassine qu'on trouve dans le Jura français et en Suisse romande:


Bon, résumons à mi-parcours.
Le sviske norvégien signifie pruneau mais est emprunté à l'allemand (donc: zwesken), emprunt qui désigne la prune de Damas, autrement dit la quetsche. Or, sviske et quetsche, c'est en fait le même mot. Quetsche étant lui-même importé en français des dialectes de l'est de la France à l'allemand Zwetschge et renvoie au départ à l'eau-de-vie fabriquée avec le fruit.
Et c'est le TLF qui cette fois nous renseigne:



En allemand, le terme commun pour la prune est Pflaume et désigne généralement la quetsche à proprement parler (sinon, ils précisent de quelle prune il s'agit). Mais les Allemands du Sud, eux, ont gardé ce terme Zwetschge, notamment dans leur gâteau aux quetsches, Zwetschgenkuchen (et c'est un mot pas fastoche à prononcer pour un Français!).

Et cette quetsche nous fait irrémédiablement penser à Cleews Vellay, l'ancien président d'Act Up-Paris. Ou plutôt, la Présidente, comme on l'appelait et lui-même s'appelait. Cleews employait ce mot, quetsche, pour désigner quelqu'un de ridicule. Il disait: "Quelle quetsche, celle-là!". En d'autres termes: quelle tarte! quelle nouille! Et il l'employait tellement que c'est devenu à cette époque un concept au sein de l'association, voire de la lutte contre le sida. Cleews est mort du sida en 1994 (RIP †), avant l'arrivée des trithérapies (1996), et en septembre 1993 il signait cet édito dans Action, le mensuel d'Act Up-Paris, Des quetsches pour les sidéens. Entendons: du vent, rien - des prunes, quoi, comme on dit aussi en français quand on a rien eu. Et il terminait son article par cette phrase:



Cette époque, pour la plupart, semble si lointaine, tant de gens ont oublié 
Non, on ne va pas gloser là-dessus. Pas envie, pas aujourd'hui.

Ce qui me plaît, me fait plaisir, me procure presque un très grand bonheur, c'est de voir que Cleews, presque vingt ans après, fait le pont dans mon explication sémantique, linguistique et lexicographique entre le sviske, le pruneau, la quetsche et la prune.
Puisque l'expression en français, pour des prunes, est en fait assez ancienne. Il faut revenir à nos fameux croisés qui ont rapporté la prune de Damas, c'est-à-dire la quetsche de Cleews.
Les croisés avaient été subjugués par ce fruit, la quetsche, qu'ils avaient goûté à Damas. Ils en ont rapporté des pieds pour les cultiver en Europe, provoquant ainsi la déception. Grosso modo: "Quoi, c'est tout ce que vous avez rapporté de votre voyage en Orient? Des prunes?" D'où l'expression: y aller pour des prunes.
Voyons d'abord ce que nous en dit le Robert des expressions et des locutions:
Pour des prunes "pour très peu de choses; inutilement" (1630). On a dit en moyen français ne (pas) valoir prune "ne rien valoir"; depuis le XIIIe siècle, prune désigne figurément à la fois la bonne aubaine, la chance, et aussi la malchance, l'événement désagréable. […] Divers noms de fruits (cerise, guigne pour la malchance; nèfle pour l'insignifiance) ont le même sémantisme.
La suite nous est révélée par le Robert historique de la langue française:
◊ PRUNE n.f. […] Ce nom de fruit […] entre dès la fin du XIIe siècle dans la locution ne preisier une prune "n'avoir aucune estime pour" avec une valeur d'insignifiance toujours vivante dans la locution pour des prunes (1507-1508). Les locutions viennent les prunes "l'été prochain" (1730-1765) et aux prunes "l'été passé" (1848) sont devenues archaïques. ◊ Parmi les extensions métonymiques et analogiques, le sens populaire de "coup", "blessure" (v. 1330) a vieilli, depuis 1650, le mot désigne une balle d'arme à feu, spécialement de fusil cf. ci-dessous pruneau).
◊ PRUNEAU n.m., diminutif de prune (1512), a été précédé par proniaulx au pluriel (1507) et désigne une prune séchée. ◊ En référence à la couleur du fruit, il s'est dit par ironie d'une personne au teint extrêmement brun (1718; 1694, pruneau relavé) et a servi à désigner une couleur très foncée (1750) ◊ Par analogie de forme, il fait concurrence à prune pour désigner dans l'usage familier une balle de fusil, de pistolet (1830). ◊ Plusieurs régions (Suisse romande, Franche-Comté) donnent à pruneau le sens de "prune", plus particulièrement de "quetsche" (v. 1830) et désignent par pruneau sec la prune séchée.

Et ça c'est intéressant puisqu'une espèce de boucle est bouclée.
On résume encore une fois:
sviske signifie pruneau
sviske vient de l'allemand et désigne la prune de Damas, autrement dit la quetsche
• le terme français quetsche vient lui-même de l'allemand du sud, via les dialectes de l'est de la France
• le pruneau dans certaines régions de l'est de la France désigne la quetsche
• dans ces régions la locution pruneau sec désigne ce que nous appelons communément le pruneau
• en allemand, les Getrocknete Pflaumen signifient littéralement prunes séchées et désignent les pruneaux
Je trouve ça absolument merveilleux et réjouissant!
Mais sans doute suis-je le seul…


Et notre sviske norvégien, donc, qui de pruneau est devenu une romance d'autrefois?
Je le disais: je ne sais hélas pas, a priori, comment l'un est devenu l'autre. Toutefois, le fabuleux Norsk Slangordbok de Tone Tryti, soit le Dictionnaire de l'argot norvégien, indique que le premier sens argotique du mot sviske, donc du pruneau, est celui de "morceau de musique sentimental ou usé", tellement entendu qu'on ne ne plus l'écouter, à savoir une scie musicale en bon français.
De plus, je le disais aussi, le mot a connu en norvégien une fortune lexicographique colossale. Outre qu'il signifie les… testicules (et c'est la 7e signification, ou: le… 7e sens - hö!); une femme attirante, une femmelette/lopette; le sviske désigne également un coup, c'est-à-dire, dans le vocabulaire maritime, une punition infligée à bord d'un bateau - et ça aussi c'est passionnant puisque, en français, nous avons des sens analogiques similaires, nous l'avons vu ci-dessus.
Mais ce n'est pas tout, car de la même manière que nous avons vu que, en français, le mot pruneau désigne la peau très foncée d'une personne; en norvégien, il désigne "une peau séchée, ridée ou une personne ayant ce type de peau". Et voilà! Pour un Norvégien comme pour un Français, certaines personnes ont une peau (de) pruneau - d'où, j'imagine, l'analogie norvégienne avec les testicules. Partant, on peut facilement comprendre le passage du fruit au morceau de musique éculé: il a tellement été écouté qu'il en devient aussi ridé qu'un pruneau.
L'explication ne s'arrête pas là pour les locutions dans cette langue. Car on dit aussi borte ou vekk som en sviske, parti comme un pruneau, en bon français disparu sans laisser de traces, envolé dans la nature. Ou, quand on n'en peut plus de danser, on est fini comme un pruneau (ferdig som en sviske). Et cette expression comme un pruneau a dû être tellement parlante pour les Norvégiens qu'on peut dire aujourd'hui que quelqu'un est moche, coupable, fatigué, acariâtre comme un pruneau. Mais aussi, et c'est Cleews qui va être content, où qu'il soit, et j'espère que là où il est il nous entend: con comme un pruneau. La revoilà la quetsche de Cleews!!!

Finissons en revenant sur le pruneau comme scie musicale ou comme morceau sentimental. Tone Tryti a donc indiqué que ce sens est récent, "à partir des années 1960". Une précision utile pour trouver la bonne traduction.
J'aurais pu en effet traduire par vieille rengaine. Mais le contexte m'en dissuade doublement. Primo parce que l'adjectif vieille vient tout de suite après avec le groupe nominal vieille radio - et la répétition devient malheureuse. Secundo à cause du contexte narratif: il est question d'une vieille dame qui vient de mourir et l'aide médicale qui vient d'assister à son décès se souvient avec une certaine nostalgie des effets personnels propres aux mémés. Il faut donc un mot doux, chaleureux. J'ai donc choisi, à cause romance d'autrefois qui a l'avantage 1) de reproduire l'aspect sentimental du sviske; 2) d'autrefois renvoie implicitement à l'âge de la dame qui vient de décéder et va servir de marqueur pour le lecteur français.

On veut conclure là-dessus. On veut mettre un pruneau en guise de point final. Une romance d'autrefois. Et puisque pruneau en norvégien renvoie aussi aux testicules, on va écouter C'est un mâle de Fréhel, de 1933, parce que presque 80 ans après, on est toujours pleinement d'accod avec Fréhel:

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