jeudi 10 juin 2010

La claque

La difficulté du roman de Trude Marstein c'est sa forme particulière. Je l'ai dit, 118 voix différentes prennent la parole, c'est-à-dire qu'ils deviennent les narrateurs de cette histoire pour le coup polyphonique.
Quand on traduit un roman, le début est toujours difficile: il faut trouver la voix, le style, le ton, l'écriture propres à l'auteur, aux personnages, à l'action. Puis, peu à peu, le traducteur s'approprie puis possède complètement ces intentions narratives.Plus on avance dans le texte, plus on traduit vite et avec dextérité.
Or ici, la difficulté, c'est la voix qui change à chaque chapitre. Si l'écriture suit le même principe, la voix du personnage change. Une psychologue de 50 ans ne va pas parler comme une jeune fille de 16 ans, laquelle ne va pas s'exprimer de la même manière selon le milieu d'où elle provient, de même qu'elle ne s'adressera pas à ses copines comme le fait le directeur d'une entreprise à ses employés. Du coup, la traduction en tant que telle se voit considérablement ralentie puisqu'il faut s'adapter à chaque nouvelle voix.
Aujourd'hui c'est un garçon de 18 ans qui prend la parole. Il est issu d'un milieu populaire et il parle de sa sœur, Janine:

Ç’aurait dû être la meilleure période de ma vie et c’est la pire. Je liste. Primo: Maman est déprimée. Secundo: Paul la déprime. Tertio: Janine s’est fait choper pour vol à l’étalage. Alors qu’elle n’a que douze ans. Maman veut pas prendre de mesures et Janine n’est pas la fille de Paul, du coup on va pas aller loin comme ça. Ce que moi j’ai fait, c’est que je lui en ai collé une. On était dans sa chambre et vlan: elle s’en est mangé une.

Et j'ai longuement hésité pour cette histoire de claque. Il allait dire quoi? Qu'il lui a flanqué une claque? mis une torgnole? foutu un pain, une mandale?
Bon, la torgnole, non, c'est les années 60 voire avant. La mandale, c'est les années 80, ça pue la chanson de Renaud. Un pain, ce serait mieux, mais le garçon en question, Sean, n'est pas non plus vulgaire, il parle un norvégien (et donc un français) relâché, familier, mais pas vulgaire ni obscène. Il n'est du reste ni vulgaire ni violent. Il gifle sa sœur parce que sa mère ne fait rien, il assume l'autorité manquante (qu'elle soit paternelle ou maternelle).
Et, dans cette hésitation qui est la mienne, on voit aussi les limites du traducteur:
Suis-je la bonne personne, à 40 ans, pour traduire un roman avec une voix adolescente? Suis-je la bonne personne pour traduire, mettons un roman qui ait trait principalement au basket alors que je n'y connais rien?
Ça me rappelle ce roman d'Edmund White où le traducteur avait traduit les mots anglais utilisés par les homosexuels, alors que ceux-ci les reprennent en français in extenso. Ainsi, une backroom était devenue une arrière-salle, le fist-fucking: baiser avec le poing. C'est évidemment ridicule et le traducteur ne connaissait rien à la sexualité des homosexuels. Ce que je veux dire en soulignant cela, ce n'est non pas pour me moquer de mon collègue, mais davantage appuyer sur ce point: tout bon traducteur qu'il soit, un traducteur littéraire ne peut pas tout traduire, tous les textes, tous les genres, toutes les voix - ce n'est pas vrai.

Alors qu'est-ce que j'ai fait pour ma gifle?
J'ai demandé conseil à une jeune fille plus jeune que moi. Et c'est elle qui m'a donné la solution: en coller une. Et c'est effectivement l'expression idéale pour le jeune homme qu'est Sean dans le roman. Merci, C!

Et du coup, en traduisant ce passage, on pensait forcément à certains sketchs des Deschiens où le pauvre gamin se prend des claques à tort et à travers.
On regarde:



Culte!

Du même coup, on en vient à s'interroger sur l'origine de la locution: J'en ai ma claque!
Voyons ce que nous dit le Robert dictionnaire des expressions et des locutions:
En avoir sa claque "en avoir assez; être dégoûté de quelque chose"; d'abord "être rassasié" (1867). L'expression, qui est donnée sans explication par les dictionnaires, ne renvoie pas directement au sens de "coup, gifle…", mais à la valeur générale: "avoir sa part" (réalisée dans avoir son compte, avoir son fade, en argot -> aussi PRENDRE SON PIED (cf.). De fait, claque s'emploie en Picardie au sens de "bonne mesure (de lait)" et claquée au sens d'"abondance". La locution en avoir sa claque ne provient sans doute pas de ces emplois dialectaux, mais ils attestent un sémantisme ("qualité, abondance") dérivé de celui d'"intensité" (ce dernier étant rattaché à l'onomatopée désignant un geste violent, un coup). Cf. en avoir sa dose.

C'est un peu confus, tout ça…
Que nous dit maintenant le Larousse Dictionnaire de l'argot & du français populaire? Le contraire! Ou presque.
Dans la locution, le substantif est un "déverbal de claquer et emploi métaphorique du mot "gifle"". Là où les deux dictionnaires tombent d'accord, c'est sur le sens premier (que le Larousse situe à… 1866!) dans le sens "avoir trop bu, trop mangé"; la locution ayant ensuite été popularisée par Zola - et le Larousse de renvoyer au TLF. Du coup on y va et on trouve ça:



Aha…
"C [notre désormais fameuse locution] peut-être [et c'est moi qui souligne] à rapprocher de claque «coup» (cf. claquer «mourir») par allusion à l'état d'accablement qu'exprime cette locution."
Booon… On adore ce "peut-être", encore plus en constatant que personne n'est d'accord.

Allons voir le "dictionnaire de référence" qu'est Le Littré.
Et le Littré… ne dit rien. Ne recense pas la locution. Tout au plus indique-t-il que le substantif claquer trouve son étymologie dans le verbe claquer (ah bon? j'aurais dit le contraire, mais bon…) qui est la suivante:





Bon. On résume en quasi-fin de parcours.
En avoir sa claque contient le substantif claque mais pas forcément au sens de gifle, ou "peut-être" indirectement par allusion à l'état dans lequel laisse le coup. À moins que l'origine de la locution vienne de l'idée de trop-plein. Question: ce trop-plein peut-être associé à l'accablement physique (et psychique) consécutif à la claque?

Puisqu'il est question d'étymologie, on va fureter dans le Robert Dictionnaire historique de la langue française et, à notre grand étonnement, on trouve ça:
CLAQUE n.f. est dérivé (1306) de l'onomatopée klakk- exprimant un bruit sec, bref et assez fort, d'où l'interjection clac.
◊ Le mot, par glissement métonymique de l'idée de "bruit" à celle de "processus produisant un bruit", désigne un coup retentissant frappé du plat de la main (cf. gifle). […] ◊ La locution en avoir sa claque (1867), d'abord en référence à une personne ayant trop bu et trop mangé, puis avec une signification générale (1877), peut être rapprochée de claque "coup" par l'intermédiaire de l'idée d'"accablement" ou plutôt du verbe claquer, par être claqué "exténué". […]


Alors ça c'est fort de café! Le Robert des expressions et des locutions ne donne pas tout à fait la même explication que son cousin historique de la même maison!
Bon, donc notre supposition à mi-parcours était la bonne.
Mais quand même, on ne cesse de s'amuser de ces avis partagés.

Allez, on finit sur le début en bouclant la boucle avec une autre claque vidéographique. On pensait montrer la torgnole monumentale que se prend Isabelle Adjani par Lino Ventura dans La Gifle, et puis on est tombés sur cette vidéo dans toitube, ce geste de 2002 qu'on avait oublié et qu'on revoit avec encore plus de délectation après avoir lu hier dans la presse de la Rance que le chef du miïeu a rencontré un autre chef, mais de l'État celui-ici:

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